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Accueil du site > Actualités > International > Pékin - Sotchi : même combat ? Retour sur la crise russo-géorgienne

Pékin - Sotchi : même combat ? Retour sur la crise russo-géorgienne

« Et il est intéressant de noter que ces événements se déroulent non loin de Sotchi où doivent se tenir les jeux Olympiques d’hiver de 2014 », Elena Petrova, Itogui.

Mise au point

Dans le déroulement des conflits armés, la responsabilité du déclenchement d’une guerre incombe légitimement à celui d’entre les belligérants qui, le premier, fait acte d’agression à l’aide de ses forces militaires.

Dans la situation que nous souhaitons éclaircir ici, il n’existe aucune ambiguïté quant à l’identité de celui qui, le premier, a franchi le Rubicon : dans la nuit du 7 au 8 août, la Géorgie de Saakachvili bombarde la dissidente Tskhinvali, capitale de l’Ossétie du Sud – région séparatiste aujourd’hui reconnue indépendante par la Russie, avec sa voisine abkhaze, le 26 août.

Force est de constater que la très grande majorité des médias occidentaux – états-uniens en premier lieu – a fait le choix de souligner, parfois jusqu’à la caricature, la virulence de la riposte russe, au point d’en arriver au fil des semaines à déformer totalement la réalité et à faire de Moscou l’unique agresseur. Sous la plume des journalistes et, par voie de conséquence, dans une bonne part de l’opinion publique mondiale, la jeune démocratie géorgienne est la victime du terrifiant grizzly russe. Ce qui serait considéré dans un contexte différent comme un mensonge éhonté prend sur l’échiquier international les formes troubles d’une stratégie élaborée de manipulation psychologique et de désinformation.

Telle qu’elle est analysée par la tendance pro-occidentale, la situation est globalement la suivante :

1/ La Russie a démontré par la vigueur et l’efficacité de sa réaction la fermeté de sa souveraineté dans la région du Nord-Caucase et par la même occasion celle de sa position concernant la non-adhésion des pays représentant son « étranger proche » à l’Otan et au bouclier antimissile états-unien.

2/ La Géorgie, les Etats-Unis et l’Europe sortent quant à eux perdants de cette affaire, et seraient bien inspirés de modérer leurs velléités politiques et économiques dans ces régions ô combien stratégiques pour l’acheminement du gaz et du pétrole de la Caspienne sous peine de se voir remettre en place par une Russie qui entend bien ne pas se laisser faire et dispose plus que jamais des atouts à la mesure de ses ambitions.

Ainsi présenté, se dessine finalement le fantasme du retour à un monde bipolaire, celui déjà délicieusement rétro de la guerre froide – cf. manchettes des journaux, visuel des couvertures des magazines à propos du conflit – où tout était, comme il se doit, tellement plus simple et un peu plus glamour…

En fait, je ne pense pas que la Russie soit le grand vainqueur de cette crise, ni que les pays derrière l’Otan aient subi un sérieux revers, ni que la Géorgie soit la victime que l’on dépeint ; victoire et défaite me semblent ici partagées à égalité par les deux camps.

Le Kremlin a, de fait, défendu avec succès ses intérêts dans le Caucase et obtenu une victoire militaire, c’est-à-dire territoriale, sur son adversaire. Pourtant, il est largement perdant sur le plan de la communication et de l’image.

Inversement, la Géorgie a subi, certes, de considérables pertes civiles et matérielles, perdu à long terme (on peut le supposer) deux provinces autonomes, mais elle a gagné la bataille de la communication, dont on peut supputer qu’il ne s’agissait que de l’un des premiers épisodes.

Dans la balance

Lorsque, dans la nuit du 7 au 8 août, vers 1 heure du matin, Saakachvili décide de lancer l’offensive sur Tskhinvali, il compte vraisemblablement mettre un terme à deux semaines de tensions et d’escarmouches sanglantes via milices interposées entre Ossètes et Géorgiens et mise visiblement sur une victoire éclair pour rétablir la stabilité dans la région ; la justification officielle de l’opération militaire est d’ailleurs le « rétablissement de l’ordre ».

Contrairement à ce que l’on a pu dire ou écrire, la décision du président géorgien me paraît tout sauf inconsidérée ou stupide. Saakachvili est soutenu par les Américains depuis 2002, arrive au pouvoir en décembre 2003 (« Révolution des roses ») grâce à leur appui, s’entoure de conseillers militaires américains et dispose de l’expertise d’un cabinet en communication bruxellois depuis 2007 (Aspect Consulting).

Tous ces gens-là ne peuvent pas raisonnablement élaborer une stratégie offensive pour le gouvernement géorgien sans envisager l’hypothèse d’une riposte de l’armée russe, a fortiori directement impliquée en territoire Ossète dans le corps des casques bleus. Je pense donc que la Géorgie a décidé de l’offensive en toute connaissance de cause et qu’elle l’a fait en pesant dans la balance un certain nombre de facteurs.

Le 8 août, Poutine assiste en compagnie de nombreux autres chefs d’Etat, ministres et délégués de toutes sortes à la cérémonie d’ouverture des JO de Pékin. Medvedev ainsi que l’assemblée russe (Douma) sont en congé estival. Si la Russie ne réagit pas – comme cela est déjà arrivé – il ne se sera passé rien d’autre qu’une opération de maintien de l’ordre en territoire ossète et abkhaze à un moment où l’attention médiatique est focalisée sur le début des jeux Olympiques. Si la Russie décide de réagir militairement à l’offensive géorgienne, elle doit obligatoirement rompre la « trêve olympique » et risque de subir les foudres de la presse et de l’opinion publique mondiale, relayés par les inquiétudes des pays de l’ancien pacte de Varsovie (on a très vite parlé d’un risque de réaction en chaîne avec l’Ukraine et les Pays baltes) et la réactivation étonnamment fertile des vieux démons de l’Europe (Münich).

On voit donc que les forces qui pèsent ici sont principalement des facteurs d’ordre militaire au sens strict (puissance de frappe, évaluation des forces ennemies – usages de drones, timing, appuis alliés) et de guerre psychologique (soutien des médias occidentaux, jeune démocratie modèle anglophile, stratégie de communication élaborée).

Sotchi 2014

Il me semble que, dans la configuration actuelle qu’a prise le conflit, l’aspect psyops (psychological operations) est particulièrement pertinent.

On se souvient de la polémique sur la nomination de Pékin pour les JO de cette année. Maintenant que ceux-ci sont clos, il m’apparaît plus clair que jamais qu’il était dans l’intérêt des puissances occidentales de faire en sorte que la Chine organise les Jeux. Ceux-ci ont représenté une opportunité sans précédent pour égratigner l’image du dragon chinois à l’échelle mondiale. C’est un véritable déluge médiatique qui, au fil des mois, a participé à saper la puissance concurrentielle de l’Empire du Milieu sur le court et moyen terme.

C’est que, pour des sociétés qui évoluent à l’échelle internationale, la question de l’image de marque est une donnée capitale – la sienne, celle de ses clients et celle de ses fournisseurs. Diminuées médiatiquement, les entreprises chinoises seront pour un temps d’autant moins performantes. Aux dernières nouvelles, si le bilan strictement sportif et organisationnel de l’événement est très positif, le succès commercial de cette édition des JO paraît globalement bien moins satisfaisant qu’espéré. On attend les chiffres.

Rien de tiré par les cheveux ici ; nous sommes dans la plus pure tradition de l’intelligence économique, telle qu’elle est enseignée dans les écoles spécialisées : exploiter les failles de l’adversaire, jouer sur des leviers et des caisses de résonances (ONG, mass medias, journalistes, sympathisants…) de manière à agir en bout de chaîne sur les opinions publiques et celles des décideurs (chefs d’entreprises, politiques, lobbyistes, financiers…)

Aussi, ce qui pourrait passer pour un hasard de calendrier et de géographie me semble désormais tout sauf anodin. A une cinquantaine de kilomètres de la frontière abkhaze, côté russe, se trouve la cité balnéaire de Sotchi sur la mer Noire et ville d’accueil des JO d’hiver de 2014.

On sait l’importance géostratégique de la région, notamment en ce qui concerne l’indépendance d’une partie de l’approvisionnement en gaz et en pétrole des Etats-Unis et de l’Europe, depuis Bakou sur la mer Caspienne, les oléoducs et gazoducs construits permettant de contourner le territoire russe.

La Russie semble ainsi avoir opté pour une stratégie de déstabilisation de la zone, de manière à pouvoir conserver, sous couvert d’opérations humanitaires, des soldats sur place et justifier d’éventuelles opérations de maintien de l’ordre que l’on imagine volontiers devoir gêner les intérêts états-uniens.

Arrivé à ce point de ma réflexion, je me demande dans quelle mesure n’existait pas, depuis le début, dans l’entourage des décideurs auprès de Saakachvili, le projet de créer sur le long terme (à l’échelle de l’évolution de l’industrie pétrolière et gazière et de celle des conflits dans le Caucase) un amalgame entre deux puissances de l’ancien bloc de l’Est (Russie et Chine) en reportant par effet de télescopage, l’image négative de l’une sur l’autre ; comme si, à l’occasion des futurs JO de Sotchi dans six ans, allaient germer les graines que la version officielle du conflit russo-géorgien et le boycott des Jeux de Pékin avaient semées au cours de l’été 2008.

Pour le dire autrement, je me demande dans quelle mesure la stigmatisation de l’autoritarisme, du mépris des droits de l’homme et de la violence de Moscou et de Pékin au cours du mois d’août (amalgame facilité par leur appartenance commune à l’ancien bloc communiste) et fixé dans les esprits par les jeux Olympiques, pourra être amené à ressurgir en 2014 à l’occasion des Jeux d’hiver de Sotchi, à la faveur d’un télescopage géographique et temporel.

Je ne suis pas psychologue ni encore moins neurologue, mais il semble que c’est à peu près comme cela que je m’y prendrais si je voulais me fabriquer un souvenir…


Nota : le 30 août, arguant de manque de bon goût qu’il y aurait à organiser les Jeux si près d’un lieu où se sont déroulés de violents combats, le chef de la diplomatie tchèque, M. Karel Schwarzenberg, a sollicité le boycott des JO de 2014 à Sotchi.


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2 réactions à cet article    


  • Yannick Harrel Yannick Harrel 24 septembre 2008 17:33

    Bonjour,

    Le Kremlin a, de fait, défendu avec succès ses intérêts dans le Caucase et obtenu une victoire militaire, c’est-à-dire territoriale, sur son adversaire. Pourtant, il est largement perdant sur le plan de la communication et de l’image.

    Entièrement d’accord, les autorités Russes ont un déficit d’image qui est flagrant. Et bien que Vladimir Poutine ne soit plus Président, tout le monde y a vu sa main et parlé de lui au regard de la réaction Russe, certains même le soupçonnant d’avoir provoqué la guerre (alors que cette dernière menaçait depuis tout de même plus d’une décennie). On a beau parler du contrôle des médias à la soviétique, je trouve celui des occidentaux plus performant et abouti.

    Inversement, la Géorgie a subi, certes, de considérables pertes civiles et matérielles, perdu à long terme (on peut le supposer) deux provinces autonomes, mais elle a gagné la bataille de la communication, dont on peut supputer qu’il ne s’agissait que de l’un des premiers épisodes.

    Vous avez des chiffres sur les pertes civiles Géorgiennes ? Moi rien à ce jour. De même que nous n’avons pas encore réellement dénombré le nombre de victimes d’Alanie (Ossétie si vous préférez) comme d’Abkhazie. D’ailleurs comme vous le dites, la Géorgie a bénéficié d’un appel d’air communicationnel des réseaux occidentaux, ce qui lui a permis de faire passer un peu tout et n’importe quoi sur nos ondes (plus souvent ce dernier cas que le premier par ailleurs mais bon, ne soyons pas naïfs, c’est la guerre y compris sur le terrain de l’information).

    Pour le reste, il était dans l’intérêt de la Russie effectivement de bénéficier du glacis Abkhaze pour protéger la région autour de Sotchi (le Kraï de Krasnodar pour être exact) mais pas dans son intérêt immédiat de provoquer une guerre pour la Russie. L’effort des autorités Russes étaient concentré sur la pérennisation civile de la bonne santé économique, notamment avec les incitations démographiques et sociales ; Poutine avait justement cédé la place à un homme du secteur civil moins proche des forces de l’ordre (siloviki) et réputé pour ses penchants sociaux. Si les Russes se doutaient que ça pouvait dégénérer dans le coin, j’ai peine à croire qu’ils aient souhaité un seul moment que cela se fasse en cette période de consolidation économique. La Russie avait moins à gagner avec la destabilisation de la zone que de conserver le statu quo, d’ailleurs on l’a senti un peu embarrassée avec les demandes de reconnaissance d’indépendance de ces deux nouvelles entités caucasiennes, demande acceptée et ayant entraîné une réticence internationale (ce dont elle se doutait).

    De plus pour évoquer rapidement la Chine, cette dernière est devenue le principal atelier du monde occidental comme son principal créancier (pour les Américains notamment). En outre on a senti en France par exemple que la critique s’arrêtait à la façade et qu’aller plus loin dans les menaces risquait d’être éminemment contre-productif pour notre propre économie. D’ailleurs, tout le monde a salué la réussite des J.O. de Pékin au moment même où les Etats-Unis donnent l’impression d’un Etat cacochyme et financièrement à bout de souffle.

    Cordialement


    • Jeremy Hornung 24 septembre 2008 22:58

      Merci pour votre commentaire.

      Sur les pertes civiles géorgiennes, il me semble que le chiffre oscille autour d’une centaine de victimes : 155 d’après un rapport du gouvernement géorgien daté du 11 septembre (le JDD). Ne disposant pas de ces chiffres au moment de la rédaction du texte au début du mois, je nuance donc mon propos et vous rejoins sur ce point : les pertes humaines et matérielles géorgiennes sont bien moins importantes que j’ai pu le laisser entendre et leur évaluation - du côté géorgien comme des côtés russes, ossètes et abkhazes - soumise, sans surprise, aux aléas des intérêts partisans.

      Sur l’intérêt ou non de la Russie à conserver le statu quo du "glacis Abkhaze" : oui sur le court et moyen terme, au moins jusqu’aux prochains J.O. ; vos arguments me paraissent tout à fait convaincants. 

      En revanche, sur le plus long terme, il me semble que la région du Caucase représente l’une des zones de confrontations majeures des deux ou trois prochaines décennies, ne serait-ce qu’en raison des enjeux pétroliers et gaziers de la Caspienne. Faute de parvenir à circonscrire durablement ses voisins de "l’étranger proche" dans sa zone d’influence de manière pacifique, le Kremlin me paraît avoir déjà mûrement pesé, dans le même temps, les multiples atouts d’une stratégie de déstabilisation plus... agressive.

      Pour ma part, je n’ai pas perçu l’embarras du pouvoir russe que vous évoquez en réponse à la reconnaissance de l’indépendance des deux nouvelles républiques. Les décisions prises par les organes législatifs et exécutifs moscovites m’ont donné l’impression que la Russie avait réagi avec fermeté et sang froid (ce qui n’est pas un jugement de valeur) tout au long de la crise, et qu’il n’y avait dans le déroulement des évènements que peu de place à l’improvisation.

      Bien cordialement

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