• Le dispositif envisagé

Il s’agirait de permettre aux sociétés l’émission de bons de souscription d’action à un prix préférentiel en cas d’offre hostile. Le bon de souscription est un droit d’option qui permet à son détenteur de souscrire une action à un prix défini à l’avance. Ainsi, lors de l’annonce d’une OPA, la société pourrait proposer des bons dont la réalisation renchérirait notablement le coût d’acquisition de la société par l’offrant. En effet, les détenteurs des bons pourraient réaliser leur droit d’option, ne serait-ce que pour profiter de l’opportunité patrimoniale qu’elle constitue.

Exemple : Une OPA est lancée sur les titres de la société A. pour un prix unitaire de 30 €.

La société A. procède à l’émission de bons de souscription qui donne droit à des actions pour une valeur de 20 €. J’ai tout intérêt à réaliser le bon de souscription et à profiter immédiatement de l’offre publique. Sauf les coûts négligeables des transactions financières, j’ai réalisé un gain de 10 € pour un investissement maigre (selon la façon dont seront distribués les bons de souscription). En revanche, l’offrant devra acheter tous les titres qui seront nés de la réalisation des bons. On peut imaginer ainsi de renchérir les coûts potentiels de l’OPA du double. Il suffit pour cela d’émettre des bons pour un montant égal au capital de la société.

  • Emission de bons contre émission de titres

Mais alors, peut-on s’interroger, pourquoi en passer par les bons de souscription ? Pourquoi ne pas émettre directement des actions, au lieu d’en passer par ce mécanisme compliqué, indigeste et pénible à lire, du droit d’option ?

C’est là qu’est tout le sel.

1) L’émission d’actions constitue une augmentation de capital. Or, une l’augmentation de capital est soumise à un formalisme (du reste nécessaire) qui impose de recourir à une assemblée générale extraordinaire. Le quorum - fraction minimale des droits de vote - est du quart (ou du cinquième sur seconde convocation). On imagine sans peine la difficulté de réunir une telle assemblée en période d’OPA ; sans compter que les actionnaires, qui peuvent alors être intéressés à l’OPA, ne décideront pas nécessairement l’augmentation. Certes, l’augmentation peut avoir été déléguée au conseil d’administration, mais la mise en oeuvre de cette délégation est interdite pendant une période d’OPA. Il aurait peut-être suffi, peut-on penser, de lever cette interdiction, mais c’eût été sans compter sur les règles européennes (on y reviendra).

2) Ajoutons à cela que lors d’une augmentation de capital, les actionnaires bénéficient d’un droit préférentiel de souscription (DPS). Autrement dit, les actionnaires peuvent souscrire en priorité à l’émission d’action. Il est certes possible d’écarter le DPS par une décision d’assemblée, mais dans cette hypothèse, le prix d’émission doit être visé par l’Autorité des marchés financiers, et ne peut être inférieur à la moyenne pondérée des trois dernières séances de cotation. Nonobstant les contraintes liées au régime des OPA, le recours aux bons présente un avantage non négligeable pour les souscripteurs. Le mécanisme du bon de souscription permettrait de faire échec à ce DPS, car l’émission de bons de souscription s’accompagne de la renonciation au droit préférentiel.

  • Le régime actuel des BSA

Comment, s’interroge-t-on alors, peut-on s’affranchir des exigences protectrices des règles des augmentations de capital par une simple procédure d’émission de bons de souscription ? C’est que, doit-on répondre, on ne s’en affranchit pas complètement.

En effet, les bons de souscription sont déjà prévus par la législation nationale à l’article L. 228-95 du Code de commerce. On les appelle bons de souscription autonomes, car leur émission est indépendante de la création d’un autre instrument financier (comme une obligation par exemple ; il existe des obligations avec bons de souscription d’action
- OBSA). On peut se demander, du reste, si le ministre n’entend pas amender le dispositif actuel ; en ce cas, il faudrait préciser, car le BSA désigne aujourd’hui le bon de souscription "autonome" et non pas "d’action".

L’émission de BSA doit être prévue par l’assemblée générale extraordinaire et suppose l’abandon par les actionnaires de leur droit préférentiel de souscription. L’émission des bons est confiée au conseil d’administration. Les titres auxquels ils donnent droit doivent être émis dans une période de cinq années après l’émission. Or, on le sait, l’émission de titres par le conseil d’administration est suspendue en période d’OPA. Le dispositif choisi peut donc se limiter à autoriser cette émission dans les conditions préalablement prévues par l’assemblée générale extraordinaire.

  • La compatibilité avec les règles européennes

On avait entendu, lors de l’affaire Danone, le Premier ministre faire valoir les dispositions de la directive OPA au soutien de l’annonce d’ordonnances, trahissant au passage la lettre comme l’esprit du texte communautaire. Qu’en est-il de la compatibilité du dispositif prévu avec les règles posées par la règle européenne ?

Sur l’esprit du texte, le point 16 dispose que : "Afin d’éviter des opérations susceptibles de faire échouer l’offre, il convient de limiter les pouvoirs de l’organe d’administration ou de direction de la société visée de se lancer dans des opérations de nature exceptionnelle, sans pour autant empêcher indûment ladite société de mener ses activités habituelles" (je souligne). Il est difficile de ne pas conclure que l’émission de BSA défensive ne constitue pas une "opération de nature exceptionnelle" confiée à l’organe d’administration. Aussi bien peut-on admettre que le projet fait fi des finalités d’un texte dont le gouvernement entendait autrefois se prévaloir.

L’article 9.2 de la directive précise que "pendant la période visée au deuxième alinéa, l’organe d’administration ou de direction de la société visée obtient une autorisation préalable de l’assemblée générale des actionnaires à cet effet avant d’entreprendre toute action susceptible de faire échouer l’offre, à l’exception de la recherche d’autres offres, et en particulier avant d’entreprendre toute émission d’actions de nature à empêcher durablement l’offrant de prendre le contrôle de la société visée." Autrement dit, le droit national, loin de s’efforcer de faire échec au rôle de l’assemblée, doit au contraire favoriser son intervention. En particulier, l’émission d’action doit être soumise, pendant cette période, à l’approbation de l’assemblée. Or, le dispositif actuel suppose, outre l’émission de bons, que l’émission d’action qui l’accompagne soit faite par le conseil d’administration ; et ceci sans contrôle de l’opération pendant la période de l’OPA. Il est difficile de contrarier plus directement les exigences de la directive. Et on peut même avancer que le texte de l’article 9.2 vise spécialement à prohiber des mesures telles que celle qui est envisagée par le ministre de l’économie.

De façon générale, le texte de l’article 9 souligne que le rôle des organes d’administration et de direction lors d’une OPA doivent être limités dans les périodes d’OPA - pour des raisons du reste bien compréhensibles : ils ont tendance à favoriser les opérations qui permettent la perpétuation de leur situation. A l’inverse, le contrôle préventif (a. 9.2) ou confirmatif (a. 9.3) de l’assemblée sur les mesures de défense doit être assuré. L’article 9.4 invite d’ailleurs les Etats membres à prévoir des mesures de réunion d’urgence des assemblées en cas de mesure de défense envisagée.

Faut-il comprendre que l’Union européenne se désintéresse du contrôle des sociétés européennes ?

Non pas, car l’article 12 de la directive autorise les Etats membres à ne pas appliquer les mesures prévues, en particulier lorsque les sociétés visées "deviennent l’objet d’une offre lancée par une société qui, quant à elle, n’applique pas ces mêmes articles ou par une société contrôlée directement ou indirectement par une telle société". Autrement dit, lorsque la société offreuse n’est pas soumise aux règles restrictives en matière de défense contre les OPA, les sociétés des Etats membres peuvent s’affranchir des dispositions de la directive.


Il reste que la directive de l’Union insiste sur la nécessité de préserver les droits des actionnaires contre les droits des dirigeants. Les mesures de défense ont un caractère exceptionnel et facultatif. Aussi bien, selon le dispositif envisagé, pourra-t-on trouver un éclairage dans la faveur qu’elles reçoivent de la part de Jean-Louis Beffa et dans la méfiance qu’elles suscitent chez les associations d’actionnaires. On ne niera pas que les intérêts des entreprises européennes méritent d’être défendus, mais il y a lieu de ne pas négliger que les mesures de défense ont parfois pour finalité discrète la protection d’intérêts moins avouables que ceux de la seule politique industrielle européenne.