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Los Angeles et l’imagination du désastre

Los Angeles par Mike Davis et Kem Nunn

À travers un essai (Au-delà de Blade Runner, de Mike Davis) et un roman (La Reine de Pomona, de Kem Nunn), une autre vision de l’utopie occidentale.

Mike Davis (1946, Fontana, Californie) a écrit son essai, Au-delà de Blade Runner, Los Angeles et l’imagination du désastre (Beyond Blade Runner) en 1998, traduit aux éditions Allia (2006) et extrait de son livre Ecology of fear (1998, Metropolitan Book, New York). Kem Nunn (1948, Pomona, Californie) a écrit son roman, La Reine de Pomona, en 1992, traduit chez Gallimard dans la collection Folio-policier (2004).

« Le sujet superficiel, l’exotisme, le pittoresque, tout cela n’impressionne que les étrangers. S’il en vient à faire le portrait d’une ville, l’autochtone répond à d’autres mobiles, plus profonds - des mobiles en vertu desquels il voyage dans le passé plutôt que dans l’espace. Le livre que l’autochtone consacre à sa ville s’apparentera toujours à des mémoires ; ce n’est pas en vain que l’auteur y a passé son enfance. » Walter Benjamin, cité dans City of Quartz de Mike Davis

Los Angeles a construit une mythologie au cœur de laquelle beaucoup se sont jetés pour sombrer dans le réel. La plupart des romans de James Ellroy sont basés sur le postulat de Los Angeles comme dernière étape avant l’Enfer, Le Dahlia noir (un des quatre livres publiés chez Rivages formant le Quatuor de Los Angeles) représentant l’acmé dans l’horreur californienne. Pourtant son Los Angeles se situe dans le passé. Mais dans Brown’s Requiem, on peut lire que « le petit supermarché de Ralph est aujourd’hui une église coréenne et les stations-service de jadis ont laissé place à la laideur des centres commerciaux bon marché. »

Michel Houellebecq, dans un court texte, ne dit pas autre chose en écrivant que « l’individu moderne est (ainsi) prêt à prendre place dans un système de transactions généralisées au sein duquel il est devenu possible de lui attribuer, de manière univoque et non ambiguë, une valeur d’échange. »

Mike Davis a écrit en 1991 une histoire-chorale de la ville (publiée aux États-Unis par Viggo Mortensen) intitulée City of Quartz, et sous-titrée en français Los Angeles capitale du futur (éditions La Découverte, 1997). Avant les émeutes de 1992, consécutives à l’affaire Rodney King, Davis dépeignait déjà un tableau apocalyptique faisant songer à Blade Runner, adaptation de Ridley Scott d’une hypothèse cauchemardesque du futur Los Angeles imaginée par Philip K. Dick dans Est-ce que les androïdes rêvent de moutons électriques ?

C’est justement Blade Runner qui constitue le point de départ de l’essai de Mike Davis qui constate que la vision du film tient du fantasme de science-fiction et de la mythologie hollywoodienne et que la réalité est tout autre.

Dans La Reine de Pomona, un représentant de commerce (Earl Dean, alias Johnny Magic) a la malchance de rencontrer Dan Brown, un ancien “pote” de lycée, fou furieux sanguinaire qui l’entraîne dans une vendetta fatale. L’intrigue assez basique est un prétexte pour décrire la vallée de Los Angeles et ses habitants. Jadis, cette contrée fut un miracle économique, grâce aux oranges, puis devint un mirage peuplé comme dans Chinatown de Polanski d’has-been, crapules et autres promoteurs immobiliers véreux.

Mike Davis écrit des essais et Kem Nunn des romans policiers, et ils abordent le même sujet de deux façons différentes, avec pour résultat identique un constat désastreux. Si bien que l’on retrouve le roman de Nunn dans l’essai de Davis. « Il était une fois une petite ville tranquille, reproduite sur des millions de cartes postales, qui lézardait dans la lueur dorée de ses orchidées. Elle était, d’après son slogan officiel “La ville de la santé, de la richesse et de l’abondance”. Dans les années 20, on la surnommait la “Reine de la Ceinture du Citron”, et elle possédait l’un des revenus par habitant les plus élevés du pays. Dans les années 40, elle incarnait si bien la classe moyenne qu’Hollywood s’en servait comme laboratoire de visionnage pour évaluer l’avis du grand public sur les nouvelles productions. Aujourd’hui, des hectares de terrains vagues et de maisons en ruine entourent son centre ville, quasiment à l’abandon. »

Les employeurs sont partis, les gangs sont arrivés, et la ville de Pomona « présente la plupart des symptômes associés d’habitude à un centre-ville en déshérance. (...) Ce qui se joue à Pomona aujourd’hui, c’est l’apocalypse et le désespoir. »

L’investissement public est inexistant, les promoteurs prennent le chemin inverse des flux migratoires, les champs ont disparu, remplacés par des maisons en stuc délabrées, le sigle HOLLYWOOD à flanc de colline est sous surveillance vidéo et détecteurs de mouvement. Le symbole a plus de force que le réel. Les règlements d’aménagement du territoire, d’occupation de l’espace, et tout ce qui touche à l’éducation et à la sécurité sont tributaires des zones géographiques. La ville de Los Angeles telle que décrite par Davis et Nunn se compose d’enclaves, aux populations identifiées et identifiables, de « séparatisme fiscal et résidentiel », de sécurité privée et de police publique indissociables, zone de rétention, contrôle social, de privatisation de l’espace publique... Si le cas Los Angeles nous semble lointain et folklorique (hors notre rapport entretenu par le biais du cinéma et de la littérature), les deux auteurs disent autrement que cela concerne le mode de vie occidental et la ville moderne. Si la ville de Pomona est devenue « Le dépotoir des rêves », ainsi que Mike Davis appelle sa ville natale Fontana, et que le futur ne ressemble pas à celui de Blade Runner, il n’en reste pas moins que les processus socio-économiques, d’urbanisation et d’architecture sont identiques partout, se développant à des degrés divers et à des vitesses variables selon les régions du monde.

Des architectes comme Rem Koolhaas travaillent sur la notion de bunkerisation du territoire, la liberté n’étant plus à l’extérieur du mur mais à l’intérieur. Il suffit dès lors de songer à la politique d’immigration européenne, au développement de la vidéo-surveillance, à l’identification biométrique, etc.

Puisque le futur est l’extension du présent et non « l’amplification grotesque et wellsienne de la technologie et de l’architecture, ne serait-il pas plus fertile de pousser jusqu’à leur terme logique les tendances au désastre aujourd’hui à l’œuvre » ?


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1 réactions à cet article    


  • jeanluc fougeray (---.---.96.9) 1er mars 2006 11:55

    Quelle bonne idée que de donner envie de lire le roman de K. Nunn (La reine de pomona) ! Toute l’amérique est là. La fin de la « frontière » et l’immense mélancolie de l’homme américaine face au pacifique. Le terminus de la mythique route 66 et ce que c’est que d’être arrivé dans l’impasse californienne. L’impossible archéologie de la ville triomphante et de la « fruit belt ». Le rêve de la nature régénérante enfin rejoint par le mal urbain. Merci encore.

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Auteur de l'article

Luc Brou


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