Vers une fausse réforme de la Justice ?
Pendant que des justiciables manifestent et exposent des critiques et des revendications qui interpellent, que dit et fait le sommet du monde politique ? L’examen des déclarations récentes des responsables des grands partis ne permet pas, à ce jour, d’augurer une réforme de la justice conforme aux attentes des citoyens. Il est même à craindre que cela n’aille dans le sens opposé, et que la situation ne s’aggrave encore.
Depuis vendredi 12 mai, et jusqu’au 16 inclus, plusieurs associations de justiciables, notamment l’ANVEDJ, http://www.anvedj.org , le Collectif Justice pour tous, http://www.collectif-justice.net , ou encore "La même justice pour tous", http://www.lamemejusticepourtous.fr.st , manifestent pendant toute la journée avec des affiches, stands, campagnes de signatures, banderoles... place du Châtelet et dans d’autres points de Paris (dimanche, sur le parvis des Droits de l’homme et des libertés). Il s’agit d’un "forum" qui, à son tour, donne la parole aux passants. Les justiciables prennent donc, de plus en plus, le chemin de la rue. Pour quelle raison, avec quelles revendications ?
L’ANVEDJ, qui précise qu’elle a été "fondée avant Outreau", diffuse un texte réclamant des réformes de la Justice française "sans se restreindre au domaine pénal qui ne concerne que 5% du service de Justice" et propose trois axes de réforme : 1) "rétablir l’accès au droit libre et gratuit, établir des tribunaux de citoyens pour juger les escrocs du droit , stopper les structures parallèles et occultes" ; 2) "établir la responsabilité des professionnels de Justice, stopper l’impunité générale, intégrer citoyens et méthodologies procédurales" ; 3) un "statut de citoyen victime de dysfonctionnements judiciaires". La simple lecture de ces propositions impose le constat d’un profond malaise citoyen, et sur des thématiques que les parlementaires et décideurs, qui disent vouloir réformer la Justice, n’abordent guère, même si des auteurs connus en parlent.
Mais d’où peut venir, concrètement, un tel malaise parmi les justiciables ? D’après l’ANVEDJ : pas seulement d’Outreau, pas des seuls problèmes de la juridiction pénale.
Quant à "La même justice pour tous", cette association se propose de "combattre toutes formes de discriminations et les dénis de justice". Encore une revendication qui interpelle.
En même temps, un ami, devenu invalide à la suite d’un accident du travail pour lequel il plaide la responsabilité d’un employeur connu et influent, me montre une décision du Bureau d’aide juridictionnelle de la Cour de cassation : l’aide juridictionnelle lui est refusée en deuxième délibération dans un dossier connexe à ce litige, au motif que "le montant des ressources disponibles... excède le plafond légal". Mon ami est marié et père de quatre enfants, et ne nage pas dans l’abondance. Il avait plaidé que, même si ses revenus dépassent le plafond légal, il était fondé à invoquer l’article de loi qui permet de déroger à ce plafond au vu, notamment, de l’intérêt particulier du litige et des dépenses prévisibles (les avocats aux Conseils ont des tarifs élevés). Il s’agit en l’occurrence d’un recours (cassation sociale) tendant au constat de la responsabilité du même employeur dans des faits survenus dans les mois qui ont suivi l’accident du travail qui l’avait rendu invalide. Même si les revenus du couple dépassent le plafond légal, c’est un couple de travailleurs qui aura le plus grand mal à réunir la somme d’environ quatre mille euros que coûte actuellement un pourvoi en cassation, et ce n’est qu’une partie des dépenses à prévoir, vu l’existence d’autres dossiers dans le cadre du même litige. Avant janvier 2005, un défenseur syndical ou mon ami lui-même, ou un autre salarié de la même branche d’activité, auraient pu introduire et défendre un pourvoi de cassation sociale. Mais ce n’est plus possible à présent, "grâce au" décret 2004-836 du 20 août 2004 signé Raffarin - Perben - Sarkozy.
La décision du Bureau d’aide juridictionnelle lui appartient, mais ce qui peut frapper est la manière dont la décision a été prise. La première fois, la demande de mon ami avait été rejetée par une simple décision du président du Bureau, sans délibération de celui-ci, excipant automatiquement de ses revenus et sans répondre à sa demande tendant à ce qu’il soit dérogé au plafond légal, comme la loi elle-même le permet. Or, normalement, les décisions prises par un président seul sont censées correspondre à des évidences, et pas à des questions susceptibles d’être discutées. Dans ces conditions, on aurait pu au moins espérer qu’une fois la nouvelle délibération demandée et la demande de dérogation au plafond de revenus maintenue, il y aurait une réelle délibération du Bureau au complet. Tel n’a pas été le cas : la demande de nouvelle délibération a été rejetée par décision du président, sans aucune délibération du Bureau. La dernière décision déclare que le président "rejette la demande de nouvelle délibération et confirme le rejet de la demande d’aide juridictionnelle". La "nouvelle délibération du Bureau" dont les textes font état n’est donc plus, dans la pratique, un droit des justiciables. A fortiori, d’ailleurs, la première délibération non plus.
Pourtant, la demande adressée par mon ami au Bureau d’aide juridictionnelle ne faisait que soulever un problème réel et bien connu. Au point que le dossier préparé pour la douzième Convention de l’UMP tenue début mai :
http://www.conventions-ump.org/Justice/dossier_justice.pdf
reconnaît, dans un chapitre intitulé : "L’aide juridictionnelle ne garantit pas l’accès des classes moyennes à la Justice" que "dans la plupart des cas, les Français disposent de revenus qui sont à la fois trop importants pour bénéficier de l’aide juridictionnelle et trop faibles pour pouvoir faire face aux frais de Justice". D’ailleurs, mon ami ne fait aucunement partie des "classes moyennes" : simplement, le plafond de revenus pour accéder à l’aide juridictionnelle est vraiment très bas, et on tient compte de surcroît de l’ensemble des revenus de la famille. Le dossier de l’UMP évoque bien le problème mais, malheureusement, on n’en trouve pas de trace réelle dans les trois principaux discours (Nicolas Sarkozy, Pascal Clément, Patrick Devedjian) prononcés lors de cette Convention (voir http://www.u-m-p.org/site/GrandDiscours.php ). Les véritables préoccupations des dirigeants de l’UMP semblent se situer ailleurs.
Ce n’est pas le seul aspect du traitement des dossiers d’aide juridictionnelle dont se plaignent les justiciables. Une autre pratique très controversée est celle qui consiste à rejeter l’aide juridictionnelle dans des dossiers qui peuvent être considérés comme relativement pointus ou "sensibles", au motif d’un manque prétendu de "motifs sérieux" de la part du demandeur. Ce qui revient à juger par avance la procédure au fond et, souvent, à l’empêcher tout simplement de se mettre en place.
Des vieilles pratiques, des inerties ? Absolument pas ! Ce ne sont que des illustrations ponctuelles d’une évolution globale récente de la Justice française vers un fonctionnement de plus en plus expéditif imposé, principalement, sous deux Premiers ministres théoriquement de tendance politique très différente : Lionel Jospin et Jean-Pierre Raffarin. Les gouvernements parlent "d’efficacité" mais, à lire les associations de justiciables, la perception des citoyens peut être tout autres. Et, si on parcourt les déclarations récentes des dirigeants politiques, tout porte à craindre que la voie choisie pour "réformer" la Justice ne soit diamétralement opposée à ce que souhaiterait le citoyen de base.
Par exemple, le 3 mai, dans son discours devant la Convention de l’UMP, Nicolas Sarkozy a dit notamment :
http://www.u-m-p.org/site/GrandDiscoursAffiche.php?IdGrandDiscours=195
"Les magistrats ne sont pas des fonctionnaires comme les autres. Leur traitement doit refléter les responsabilités importantes qui sont les leurs et contribuer au respect qu’on leur doit. Les juges doivent être entourés d’assistants de justice et de magistrats non professionnels afin qu’ils puissent se concentrer sur les dossiers les plus difficiles. Il est plus efficace d’avoir un nombre limité de magistrats bien aidés et capables d’animer une équipe, que beaucoup de magistrats travaillant isolément et noyés dans des tâches d’importance inégale."
Dans l’esprit de l’actuel président de l’UMP, il s’agirait donc d’avoir une élite restreinte de magistrats professionnels au statut social élevé et éloigné donc de celui du "petit" citoyen, mais entourée d’assistants de Justice dont on sait que le statut est précaire et de "magistrats non professionnels" dont on ne sait pas très bien quel sera leur statut ni leur provenance mais qui se trouveront placés sous l’autorité d’un magistrat professionnel, lequel "animera une équipe". Seuls "les dossiers les plus difficiles" auront droit à une attention rapprochée du magistrat professionnel. Ce qui en dit long sur ce que l’avocat qu’est Nicolas Sarkozy, dont en ce moment même un important cabinet d’avocats porte le nom alors qu’il est ministre, peut penser des actions en Justice de la grande majorité des "petits" justiciables. Les propositions de Nicolas Sarkozy ne vont pas dans le sens d’une augmentation du nombre de juges professionnels en rapport avec le nombre de dossiers à traiter, mais précisément dans le sens opposé.
Quant à la notion de "dossier difficile"... L’ennui est que, précisément, dans l’affaire d’Outreau, on ne peut pas reprocher à la magistrature de ne pas avoir travaillé sur le dossier. Le problème était ailleurs, notamment dans la puissance des préjugés, et on oublie à présent des éléments essentiels de cette catastrophe : personne n’évoque plus guère, entre autres, la question des experts. Les magistrats n’ont jamais dit que l’affaire n’était pas "difficile", mais cela n’a pas empêché les futurs acquittés de voir leurs nombreuses demandes de mise en liberté rejetées par des juges théoriquement très bien renseignés et attentifs au contenu des requêtes qui leur étaient adressées. On a, en revanche, reproché aux magistrats professionnels un certain sentiment de supériorité et de certitude par rapport aux détenus, une certaine coupure par rapport à la population du pays : cela ne pourra que s’aggraver avec la "réforme" que propose Nicolas Sarkozy. Et qui peut valablement décider si un dossier est "difficile" sans l’avoir bien étudié ?
Déjà, dans la juridiction administrative où le président de l’UMP semble rechercher des références, les organisations syndicales revendiquent l’appartenance des magistrats à la "haute fonction publique". C’est apparemment un tel schéma que certains voudraient généraliser à l’ensemble de la magistrature professionnelle, mais on ne voit vraiment pas en quoi cela pourrait améliorer les relations entre la Justice et les citoyens. D’autant plus qu’en même temps qu’on avance ce genre de propositions, on précarise en France des catégories de spécialistes hautement qualifiés (ingénieurs, chimistes, informaticiens de pointe, chercheurs, enseignants du supérieur...) indispensables à la vie économique du pays, et dont la compétence professionnelle peut souvent être à raison considérée comme supérieure à celle d’un magistrat professionnel ou d’un énarque. Un incroyable encouragement à la fuite des cerveaux, comme si les échecs d’un certain nombre d’énarques et assimilés à la tête d’entreprises connues n’avaient rien appris à nos décideurs.
Pire encore, les propositions de Nicolas Sarkozy vont, contrairement à ce qu’il prétend, dans le sens d’une dilution irréversible de la responsabilité des juges professionnels. Car, dans un système où le magistrat professionnel sera censé "animer une équipe" et "se concentrer sur les dossiers les plus difficiles", on trouvera toujours la manière de rejeter une responsabilité sur un subordonné au statut précaire. Le "chef" deviendra intouchable, comme c’est le cas depuis toujours dans la plupart des administrations non judiciaires. Et ni le président de l’UMP, ni les autres auteurs des principaux discours prononcés lors de la Convention de ce parti, n’évoquent la question d’un éventuel renforcement des moyens de la récusation permettant à un justiciable de se défendre contre des indices de partialité de la part d’un juge ou d’un tribunal. Ils ne proposent pas, non plus, d’introduire une réelle transparence des procédures imposant la communication aux parties des feuilles contenant l’historique détaillé du traitement du dossier, la notification immédiate aux parties de la désignation d’un rapporteur ou d’un avocat général ou commissaire du gouvernement chargé du dossier, avec l’identité du magistrat désigné, etc. Ou encore des inspections d’office, contrôlant les intérêts personnels que chaque juge peut avoir par rapport aux dossiers qui lui sont confiés, ou la mise à la disposition des justiciables d’informations suffisantes rendant possible un tel contrôle.
Aucun parti politique, d’ailleurs, ne semble être prêt à avancer des propositions conséquentes dans le sens d’un réel renforcement de la transparence de la Justice.
On ne voit pas très bien, dans ces conditions, ce que les citoyens peuvent attendre de Nicolas Sarkozy, pas plus que de l’ensemble du monde politique, en matière de réforme de la Justice française.
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