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Accueil du site > Tribune Libre > P’tit cafard

P’tit cafard

Depuis que je suis en taule, j’ai vu ces zigues du service d’hygiène qu’une seule fois et encore… Ils se sont amenés avec leurs bouteilles de désinfectant, harnachés comme des hommes-grenouilles, ont fait un petit tour sans se fouler, et bonsoir. Résultat : un cafard.

Un cafard… de la saleté de vermine qu’est même pas capable de lever son cul pour bosser comme tout le monde, tout juste bon qu’à becqueter la sueur des autres et à se les rouler au soleil à vous dégoûter tellement qu’on aurait envie de tous les aligner au poteau. Bé, tiens ! On va s’amuser un peu. Je vais lui apprendre à vivre, ça lui ôtera définitivement le goût de venir faire une ballade dans mon auguste cellule. Il commence à frémir de toutes ses antennes comme s’il avait entendu. Si ça se trouve il devine très bien ce qui va se passer mais il joue tout simplement au sourd-muet pour essayer d’apitoyer son monde. Avec moi cette combine ne marche pas. S’il pense m’avoir aux sentiments il est mal barré, avait qu’à réfléchir avant. Je vais essayer de le rabattre vers le sol et lui couper la retraite ; après ça, pour se planquer… On va le traquer. Wouah ! Wouah !… hé…hé… Voilà, il est maintenant coincé. C’a pas été facile, n’empêche. C’est qu’elles sont rapides ces petites bestioles et futées avec ça. La partie n’en est que plus intéressante. Mince ! Dire que j’ai plus qu’à appuyer un peu du pied et il éclate comme un ballon. Nom de Dieu !… C’est quand même grisant et merveilleux de savoir que sa vie repose entièrement entre mes pieds. Entièrement… L’omnipotence c’est tout de même queq’chose, y a pas à dire. Un petit geste et… couic ! Fini, disparu, on n’en parle plus. Tout dépend absolument de moi. Absolument. Rien que de le penser, ça vous remue. De quoi vous rendre dingue. Un petit geste et… couic !… de Dieu !… Ouais, je commence à piger. Un petit geste et… Bon, on va pas précipiter les choses. Donnons-lui quand même sa chance… relativement bien sûr, je me comprends. Comme une laisse… une longue laisse, et il aura l’illusion de pouvoir encore s’échapper. Hi… l’illusion ça fait vivre, voilà un bon truc, et puis ça entretient le suspense… pour lui, parce que de mon côté le résultat final ne fait pas un pli. Il n’y a que comme ça que je peux prendre mon pied. Parce que franchement… si on considère les choses objectivement, je dis bien ob-jec-tivement, le combat est par trop inégal. D’ailleurs qui parle de combat ! Retirons un peu le pied et voyons voir ce qu’il va faire… voyons voir ce qu’il va faire… ce qu’il va faire… Alors ?!… Tiens, il ne bouge pas. Ah, le fripon ! Le pendard !… Comme ça il ne bouge pas … il ne bouge pas… Ah, le petit voyou… il ne bouge pas. Hé ! Petit voyou ! Petit voyou !… hum !… hum !… le canaillou… Remarque, ça rend les choses plus intéressantes, je n’en demandais pas tant. Ah, le salaud !… N’empêche, doit les avoir bien accrochées à faire le mort à un instant aussi critique. Là, quand même, chapeau ! Faut savoir reconnaître les mérites de l’adversaire quand ça s’impose… Rester aussi calme au-dessous de mon pied… Proportionnellement c’est comme si un homme avait le World Trade Center suspendu au-dessus de sa tête. Je me demande à quoi il peut bien penser en ce moment. Ouais, à vrai dire c’est tout de même une drôle de chose… Y a-t-il un atome d’intelligence à l’intérieur de cette carapace noire ? Possède-t-il une âme ? Est-il accessible à la Grâce ? Et puis comment ressent-il ma présence ? Sûr que je dois lui paraître comme une sorte de Gulliver, ou même pire… le bon Dieu en personne. Le pauvre !… Sait-il qu’il va mourir dans quelques instants ? Peut-être s’imagine-t-il s’en sortir en fin de compte… Absurde ! Il délire bien sûr, je suis bien trop intelligent pour lui. A moins qu’il ne compte sur sa rapidité… Ridicule ! Il fait mille pas, j’en fais un seul, et puis j’ai le bras trop long. En plus il n’a nul endroit où se cacher ; la surface du sol doit lui paraître comme le désert du Kalahari. Immense, le désert du Kalahari, infini…Et qu’y a-t-il au bord de l’infini, tout au bout de cet infini, de l’autre côté de l’infini ? Bé, il y a moi, tout simplement… tout simplement… et qui tiens tout son univers entre mes mains, tout son infini sous mon pied. Minuscule petite chose… tout tout tout petit, rien du tout. Pauvre créature… Comment peut-il supporter une telle vie ? A se traîner toute la journée au ras du sol… Pauvre bête !… Mais bordel de merde, qu’est-ce qui le pousse donc à vivre ? A persévérer dans cette vie de… Qu’est-ce qui le pousse à vivre ? Pauvre diable ! Mener une telle existence de merde… Merde ! Merde ! Merde ! Mais putain de bordel de meeeerrrrde ! Qu’est-ce qui le pousse donc à mener cette existence de chiottes, et écrasé par l’infini de ma présence, de ma puissance ? Pauvre bête !… Je lui prêterais bien ma place quelques secondes, histoire de goûter un peu à la vraie vie. Pauvre chou… me donne envie de chialer. Bon, je vais lui faire le coup de l’ascenseur. Angoissant ce truc, même pour un homme. Tout ce qu’on veut qu’il ne tiendra pas le coup. Sûr qu’il craquera en deux secondes. Si avec ça il continue à faire le mort, alors c’est que je ne m’y connais plus et je lui laisse la vie sauve en récompense d’un sang-froid aussi phénoménal. Je tiendrai parole. M’étonnerait tout de même qu’il ne se mette pas à courir d’épouvante avant deux secondes. Ou alors c’est qu’il est plus bête que je ne pense. Ce coup de l’ascenseur, j’imagine facilement l’effet que ça peut faire sur un être humain. Après avoir placé quelqu’un tout en bas, on mettrait l’ascenseur en marche et, plusieurs fois de suite, la cage descendrait à toute vitesse et s’arrêterait juste à quelques centimètres de la tête du quidam. S’il ne se met pas à hurler d’effroi, s’il ne crève pas d’un arrêt du cœur sur l’instant, s’il ne perd pas connaissance ou s’il ne se relâche pas par tous les orifices, alors là je n’y comprendrais plus rien. Le moins qu’on puisse dire c’est que c’est saisissant comme effet. Je vais actionner ma jambe comme un piston au-dessus de ce cafard. Si après ça il ne bronche pas et ne se met pas à courir, je lui laisse la vie sauve. Là, on ne peut pas se montrer plus juste. De plus je tiendrai parole. Maintenant à chacun de respecter les règles. S’il ne crève pas de frousse après ça… Bon, allons-y, on verra bien. De Dieu !… On dirait bien que… Ah non, c’est pas vrai, il va pas me faire ça…il remue juste ses antennes. C’est-il que je l’aurais sous-estimé ? C’est-il que… Hé ! Hé ! Ça allait drôlement m’étonner. Hep ! Pas si vite ! Par ici, trottinette de trotte-menu. Ouf, les choses sont rentrées dans l’ordre, c’est mieux ainsi. Mais s’il s’était échappé, je lui aurais épargné la vie. C’a peut-être l’air d’une lapalissade mais c’en n’est pas une. Juste une incongruité, je dirais. Juste une incongruité… vu ce qu’il y a comme vie dans cette carapace. En attendant il a perdu. Malheur aux vaincus. Faut qu’il passe à la casserole. Qu’est-ce qu’on va bien lui faire ?… Le guillotiner ? Le pendre ? Le griller ? L’électrocuter ? L’écarteler ? Le gazéifier ? L’allumer ? L’étouffer ? Le découper en rondelles ? Le dépiauter ? A vrai dire c’est pas les moyens qui manquent. Tiens, ce que je vais plutôt faire, c’est me montrer magnanime : le tuer un bon coup en l’écrasant, comme ça le pauvre n’aura pas le temps de souffrir. Et comme il ne verra pas venir la mort, il croira toujours être en vie. Je ne peux pas faire mieux. Et puis là-bas Dieu reconnaîtra les siens. Et si le cafard était innocent, tant mieux pour lui, il ira s’installer tranquillos au paradis, bien au chaud. Et s’il était coupable, encore tant mieux, en enfer directos et bon débarras. Tout le monde y gagnera en fin de compte. Serait peut-être temps de procéder à sa mise à mort. Faudrait tout de même pas que je le rate, j’aurais l’air con… Suffit de faire gaffe et d’être rapide. Là maintenant c’est ce qu’on appelle un moment d’intense émotion. De Dieu !… de quoi en redemander. Bon, quand faut y aller, faut y aller. Attention… at-tention… at-ten-tion... et hop !... Ah, la pute !... Sacré nom de Dieu !… Net, sans bavures. Un boulot de première. Paix à son âme. Pauvre bête, elle ne méritait pas cette vie de nègre. Comment vais-je passer le reste de ma journée maintenant ? Faut dire qu’après ça tout vous a l’air bien fade. Qu’est-ce qu’ils peuvent être tout de même cons, ces cafards ! Comprendront jamais rien.

 

Marcel Zang


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3 réactions à cet article    


  • Gasty Gasty 23 avril 2014 12:18

    Joli récit.

    La famille Cafard va détester le Dieu de la cellule du Kalahari.


    • Aita Pea Pea Aita Pea Pea 23 avril 2014 18:17

      Z’êtes dur .A peine que le Grégor ait finit sa métamorphose et va se dégourdir pattes et antennes , vous , crack !


      • sophie 23 avril 2014 19:45

        Très jolie alégorie, merci

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