Planète foot : passes et impasses
" le plus beau but était une passe" est une réplique culte du film de Ken Loach : "looking for Eric ". C'est aussi le titre d'un dernier livre de Jean Claude Michéa (1) qui rassemble divers écrits fort pertinents sur le football. Cette boutade d'Eric Cantona est un hommage à ce "passing game" qui, selon Michéa, définit, depuis la fin du XIX ème siècle, l'essence même du football populaire, un football construit et tourné vers l'offensive et cette nécessité impérieuse de l'ensemble de l'équipe de marquer des buts.
Mais ce souci du beau jeu a progressivement cédé la place à l'idée jugée plus réaliste selon laquelle une équipe doit d'abord être organisée pour ne prendre aucun but. C'est seulement l'exploit individuel d'un champion payé à prix d'or et les erreurs de l'adversaire qui font la différence, très souvent sur un coup de pied arrêté.
C'est parce qu'il est un des rares sports à être aussi populaire aux quatre coins de la planète, que le football est aussi devenu une proie dans les mains du capitalisme libéral. Peu à peu, ce sport s'est mué en véritable industrie où seule la victoire est rentable pour pouvoir "réaliser" le plus vite possible les énormes investissements faits par l'achat de joueurs vedettes chargés d'agglutiner le maximum de supporters et de développer ainsi le "merchandising". Tous les quatre ans la coupe du monde est chargée de raviver la flamme et l'ardeur des amateurs et de tous ceux qui rêvent encore de partager la belle action et le beau jeu. Mais la voracité des marchands et de l'industrie des médias et de la publicité a eu raison aussi de cet évènement à la portée universelle.
LA COUPE DU MONDE, UNE MACHINE A CASH DANS LES MAINS DU CAPITALISME TOTAL.
Les grands clubs, entre les mains d'investisseurs, n'ont d'équipe de joueurs que le nom. Le ballet perpétuel des transferts de joueurs vedettes aux salaires exorbitants, le commerce de produits dérivés, les paris sportifs ( lien )et le recyclage de l'argent de la drogue qui va avec, la cotation en bourse, la généralisation de la corruption et du dopage,voilà ce qui agite la planète foot. Tous ces acteurs avides de gains, de ce qui est devenu un grand show médiatique, courent seulement après l'argent et se moquent du ballon et du beau jeu. Un nombre croissant de ces joueurs-mercenaires s'intègrent d'ailleurs très bien dans le monde du showbiz du pouvoir et de la richesse en devenant à leur tour des people à part entière qui attirent de plus en plus l'élite du monde des affaires des médias et de la politique dans les carrés "VIP" des stades entrainant mécaniquement une inflation du prix des places au mépris des amateurs de belles passes.
Evolution qu'Eduardo Galeano résumait déjà ainsi en 1995 : " L'histoire du football est un voyage triste, du plaisir au devoir. A mesure que le sport s'est transformé en industrie, il a banni la beauté qui naît de la joie de jouer pour jouer. En ce monde de fin de siècle, le football professionnel condamne ce qui est inutile, et est inutile ce qui n'est pas rentable. Il ne permet à personne cette folie qui pousse l'homme à redevenir enfant un instant, en jouant comme un enfant joue avec un ballon de baudruche et comme un chat avec une pelote de laine."
Devenue une énorme machine à cash dans les mains de quelques financiers, au fil du temps, la Coupe du monde s'est aussi transformée en machine à détruire et à exclure.
Depuis le 12 juin Le Brésil accueille la Coupe du Monde de football. Pays hôte, il a englouti des sommes colossales en infrastructures dédiées à cet évènement, alors que nombre de besoins essentiels de la population ne sont pas satisfaits. Depuis plus d'un an, nombreuses ont été les manifestations populaires contre la corruption, l'ingérence de la FIFA dans la conduite des affaires du pays, la hausse des prix et la carence de services publics face aux demandes sociales en matière de transports, santé publique et éducation. Mais après huit jours de compétition, les caméras se sont détournées des dernières protestations et la violence policière se charge de faire taire les derniers manifestants et les journalistes qui s'aviseraient de relayer l'information. Depuis le début de la compétition, 17 journalistes ont été agressés par les forces de sécurité ( lien ). La grande majorité de ceux qui depuis un an arpentent les rues pour manifester leur colère en sont réduits à n'être plus que les spectateurs passifs d'un tournoi qu'on leur a confisqué. Devenus des "mendiants du beau jeu" ils espèrent tout de même ne pas manquer LA " belle action pour l'amour de Dieu" comme dirait Eduardo Galeano. Depuis le début de la préparation du Mondial au Brésil, pays où le football est constitutif de la nation , on assiste à une prise de pouvoir et à un formidable hold-up par les instances internationales du football de ce qui aurait dû être un évènement populaire. Avec la construction à grand frais d'infrastructures ( stades, hôtels, centres commerciaux, moyens de communications ) c'est la mise aux normes libérales de nombreux espaces géographiques avec la destruction de l'ancien tissu urbain et rural imprégné d'histoire, tout cela au mépris des populations locales. Ainsi pour les besoins du spectacle sportif mondialisé, plus de 170.000 familles ont été jetées à la rue !
En faisant du passé table rase et en créant un véritable choc, ces évènements planétaires fournissent un prétexte idéal pour imposer au pays hôte une économie "modernisée" et "compétitive", entièrement "ouverte" à l'appétit des multinationales.
"La Coupe du Monde est un événement qui permet aux autorités de justifier un processus de restructuration de la ville qui expulse les pauvres et exploite les travailleurs(euses). C’est à la fois physique et idéologique. Pas de vendeurs à la sauvette autour des stades, augmentation du prix des logements et de la spéculation dans ces quartiers, prix prohibitifs des places, exploitation sexuelle des femmes et des jeunes, etc." ( lien ). La FIFA n'hésite pas à pourfendre les propres lois de l'idéologie libérale de la libre concurrence en interdisant tout commerce ambulant dans un rayon de 2 kilomètres autour des stades de la Coupe du Monde et en réservant l'exclusivité de la restauration au sponsor officiel. Seule exception, à Salvador de Bahia, le traditionnel acarajé, beignet local, est en vente à l'Arena Fonte Nova. En dérogation au strict règlement du gouvernement du football mondial La FIFA, après de nombreuses protestations d'associations locales, n'a toutefois autorisé qu'un seul stand et six vendeuses à l'écart du stade. Il ne faut pas abusé. Seuls les sponsors internationaux autorisés peuvent engranger des profits avec des spectateurs fortunés, les seuls qui peuvent accéder au stades pour jouir pleinement du spectacle. Il suffit, pour s'en convaincre, d'observer le public à la télévision et se rendre compte que la population noire et métissée du Brésil est bien absente des tribunes. Alors à quoi bon offrir des spécialités locales à une population cosmopolite habituée à une nourriture standardisée. Le peuple, ses habitudes, sa culture et ses goûts n'ont plus rien à faire dans ces arènes mondialisées . Les amateurs locaux des dribbles et du beau jeu, privés de stade, devront se résoudre à regarder les images calibrées sur leur écran plat et à écouter les commentaires des experts auto proclamés du ballon rond. Ainsi, ils n'auront pas vu par exemple que lors de la cérémonie inaugurale, au moment de quitter le terrain, un jeune indien a mis la main dans sa poche et a sorti une banderole rouge sur laquelle était écrit « demarcação » (démarcation, en français). Ce geste de protestation contre la spoliation permanente des terres des indiens au Brésil, ne sera pas retransmis par la FIFA.
"LE BEAU JEU EST UNE UTOPIE" ( 2) .
Le 13 juillet, pour le succès de l'entreprise FIFA, l'équipe du Brésil sera certainement en finale ; En tout cas tous les moyens seront mis en oeuvre pour interdire la défaite de l'équipe du pays hôte avant l'échéance finale. Tout sera fait pour ne pas perdre. Profiter de l'erreur de l'adversaire, la provoquer, voire l'inventer en n'hésitant pas à recourir chaque fois que la situation l'exige à la triche ou à la simulation, comme ce fut le cas lors du match d'ouverture contre la Croatie avec le penalty généreusement accordé au Brésil. Ensuite assurer la victoire en "verrouillant" le jeu jusqu'au coup de sifflet final et peu importe que le spectacle offert perde tout intérêt aux yeux des amateurs. Pour les sponsors et l'industrie des médias - comme pour les investisseurs oligarques russes ou milliardaires du pétrole propriétaires de club fortunés- il faut que les joueurs,comme dans toute entreprise, soient "efficaces" et "réalistes" aux dépens du beau jeu, pour, à tout prix, éviter la défaite, synonyme de déboires financiers. "Peu importe la manière, il n'y a que le résultat qui compte " tel est, le seul leitmotiv des entraineurs aujourd'hui et "le beau jeu est une utopie" comme dirait Aimé Jacquet.
Dans ce monde froid et calculateur au service d'obscurs intérêts où l'esprit sportif n'a plus sa place, que reste-t-il de "ce royaume de liberté exercé en plein air " cher à Antonio Gramsci ?
Il reste encore ce foot des quartiers, sport qui n'exige pas d'argent et qu'on peut pratiquer sur n'importe quel terrain aux quatre coins de la planète pour le seul plaisir de jouer ensemble et de faire "société" en oubliant l'espace d'un moment les embrouilles habituelles. Il reste les souvenirs de ces héros du ballon rond et de ces génies des stades comme Garrincha, " cet être anormal, ce résidu de la faim et de la polio, ignorant et boiteux, avec un cerveau d'enfant, une colonne vertébrale en S et deux jambes tordues du même coté" mais " quand il était là , le terrain de jeu était une piste de cirque (...) la balle et lui faisaient des diableries qui faisaient mourir de rire le public " s'enthousiasme E. Galéano dans " Le football ombre et lumière ".
Le Brésil, cinq fois champion, peut gagner encore la Coupe Monde en 2014, mais une fois sabré le champagne dans la tribune V.I.P. du stade de Maracana, la potion risque bien d'être très amère pour le peuple brésilien qui devra boire cette coupe "aigre-douce" jusqu'à la lie.
En attendant la finale, les passionnés du ballon rond peuvent toujours continuer à rêver d'un jeu où les joueurs laisseraient libre cours à leur inspiration du moment et au plaisir de jouer, s'affranchissant pour un temps, des froids calculs tacticiens que ne manqueront pas de leur assener leur entraineur et les experts du moment, pour offrir au public le plus beau spectacle possible, l'équipe de France a montré ce vendredi que c'était possible contre une équipe Suisse dont la défense avait été décapitée dès les premières minutes du jeu.
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(1) Cette tribune a été largement inspirée par la lecture du livre de JC. Michéa " Le plus beau but était une passe " Editions Climats Flammarion 2014
(2) Formule d'Aimé Jacquet, entraineur de l'équipe de France en 1998, adepte du jeu "tactiquement correct" pour échapper à la défaite.
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