Le retour au réel ne peut-il passer que par la case désastre ?
Les premiers mots prononcés par Anselme Jappe à San Cristobal de las Casas (Mexique ) lors du second séminaire international de réflexions et d'analyse : Planète Terre, mouvements anti-systémiques ( 30/12/2011-2/01/2012 pour le 18° anniversaire de l'insurrection zapatiste ) expriment clairement dans quelle impasse nous nous trouvons :
" Il y a deux nouvelles. La bonne nouvelle est que notre vieil ennemi, le capitalisme, semble se trouver dans une crise gravissime. La mauvaise nouvelle est que pour le moment aucune forme d'émancipation sociale ne semble vraiment à portée de main et que rien ne garantit que la fin possible du capitalisme débouchera sur une société meilleure. C'est comme si on constatait que la prison où l'on est enfermé a pris feu et que la panique se diffusait parmi les gardiens, mais que les portes restaient verrouillées."
Une rue de Détroit-USA- en 2013. Photo Credit : Atomazul/Shutterstock.com
" Le retour au réel ne peut-il passer que par la case désastre ? " Cette question , inspirée du titre d'un éditorial du journal Le Monde du 11/10/2008 hante mon esprit et me paralyse. Qui, quoi, pourra nous éviter d'être ensevelis dans les ruines de ce capitalisme finissant. Avec quelle clé pourrons-nous nous libérer de cette prison dans laquelle on est tous enfermés ? Depuis 2007, alors que les alertes ne cessent de se manifester, que les victimes ne se comptent plus, nous sommes frappés de sidération, enfermés que nous sommes dans les contraintes du quotidien et dans des schémas de pensée totalement obsolètes. Les experts continuent à s'interroger dans leur coin sur le caractère systémique ou non de la dernière crise financière et la grande peur de 2008 semble déjà bien loin. Alors que tout le monde s'accordait pour affirmer que ce qui était en train de se passer était bien une crise du même ordre que celle de 1929, aujourd'hui, les quelques mois d'affolement général sont oubliés ; Tout semble être rentré dans l'ordre. Les médias ont mis l'apocalypse en sourdine, les gouvernements continuent à appliquer la seule médication qu'ils connaissent : une bonne dose de rigueur pour le petit peuple pour "restaurer" la compétitivité des entreprises qui ne cesserait de se dégrader. Le "top 10" continue à s'enrichir, la majorité peine à boucler les fins de mois, le PIB stagne, le travail se précarise et la courbe du chômage n'arrive pas à s'inverser.Pendant ce temps la planète continue à se dégrader,les ressources s'épuisent, l'atmosphère ne cesse de s'échauffer, bref rien ne change.
Alors que "notre" gouvernement jette définitivement à la poubelle ses dernières promesses et fait allégeance au patronat et à l'économie libérale, l'implacable mécanique de ce système mortifère continue son travail d'usurpation de la richesse collective. Ainsi au deuxième trimestre de cette année, les entreprises françaises ont touché la première tranche (7 milliards d'euros) du crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi que leur a consenti le pouvoir. Et cela, afin "qu'elles investissent pour créer des emplois" comme le claironne le gouvernement. Au milieu de l'été, on apprenait que la part des profits versés aux actionnaires sous forme de dividendes (au lieu d'être réinjectés !) avait augmenté en 2014 de 30,3 %, par rapport à 2013. Au moment même où le chômage flambe, où le pays gronde, où le tissu social se déchire, "la goinfrerie obsessionnelle étend son empire". ( voir l'éditorial de J.C. Guillebaud dans Sud Ouest du 24/08/2014 " la nausée nous guette" ) ; La France, dans le même temps, sera devenue, pour une fois, la championne d'Europe des "gâteries" faites aux actionnaires, soit 40,7 milliards. Sur ce terrain, avec nos 30,3 % de hausse, nous devançons nettement l'Allemagne (3,9 %) et même le très libéral Royaume-Uni (9,7 %). Comme si les entreprises ne savaient plus que faire de leur argent ; à quoi bon investir pour un marché qui n'existe pas ? Comme le souligne l'auteur de l'article : " on a du mal à comprendre que l'on ne proteste pas davantage".La maladie ronge silencieusement le corps social, mais les symptômes seraient encore trop faibles pour alerter le malade. Si certains prédisent une révolte sociale, on a du mal à les croire ; sans projet alternatif fédérateur, tout soulèvement ne sera qu'un grand cri de colère désespéré et vain. Car le système global totalitaire dans lequel nous survivons a bien fait son travail sur les consciences :
« Pour étouffer par avance toute révolte, il ne faut pas s’y prendre de manière violente. Les méthodes du genre de celles d’Hitler sont dépassées. Il suffit de créer un conditionnement collectif si puissant que l’idée même de révolte ne viendra même plus à l’esprit des hommes. L’idéal serait de formater les individus dès la naissance en limitant leurs aptitudes biologiques innées. Ensuite, on poursuivrait le conditionnement en réduisant de manière drastique l’éducation, pour la ramener à une forme d’insertion professionnelle. Un individu inculte n’a qu’un horizon de pensée limité et plus sa pensée est bornée à des préoccupations médiocres, moins il peut se révolter. Il faut faire en sorte que l’accès au savoir devienne de plus en plus difficile et élitiste. Que le fossé se creuse entre le peuple et la science, que l’information destinée au grand public soit anesthésiée de tout contenu à caractère subversif. Surtout pas de philosophie. Là encore, il faut user de persuasion et non de violence directe : on diffusera massivement, via la télévision, des divertissements flattant toujours l’émotionnel ou l’instinctif. On occupera les esprits avec ce qui est futile et ludique. Il est bon, dans un bavardage et une musique incessante, d’empêcher l’esprit de penser. On mettra la sexualité au premier rang des intérêts humains. Comme tranquillisant social, il n’y a rien de mieux.
En général, on fera en sorte de bannir le sérieux de l’existence, de tourner en dérision tout ce qui a une valeur élevée, d’entretenir une constante apologie de la légèreté ; de sorte que l’euphorie de la publicité devienne le standard du bonheur humain et le modèle de la liberté. Le conditionnement produira ainsi de lui-même une telle intégration, que la seule peur – qu’il faudra entretenir – sera celle d’être exclus du système et donc de ne plus pouvoir accéder aux conditions nécessaires au bonheur.
L’homme de masse, ainsi produit, doit être traité comme ce qu’il est : un veau, et il doit être surveillé comme doit l’être un troupeau. Tout ce qui permet d’endormir sa lucidité est bon socialement, ce qui menacerait de l’éveiller doit être ridiculisé, étouffé, combattu. Toute doctrine mettant en cause le système doit d’abord être désignée comme subversive et terroriste et ceux qui la soutienne devront ensuite être traités comme tels. On observe cependant, qu’il est très facile de corrompre un individu subversif : il suffit de lui proposer de l’argent et du pouvoir ».
Ce long extrait de "l’obsolescence de l’homme", de Gunther Anders (1) écrit en 1956 est d'une troublante actualité. Son leitmotiv est que nous ne maîtrisons plus rien : le monde autosuffisant de la technique décide dorénavant de toutes les facettes de ce qui nous reste d'existence. Nous serions prisonnier du monde que l'on aurait ainsi créé.
Si ce monde artificiel était régulé, capable par on ne sait quel artefact de corriger ses dérives, on pourrait être rassuré sur la sécurité de cette prison dorée. Mais toute réflexion lucide sur la nature instable de ce système nous conduit à affirmer qu'il n'y a pas d'issue autre qu'une catastrophe. Si personne ne semble pouvoir imaginer la fin du capitalisme, sa fin, elle est bien programmée de part sa propre nature fondée sur la seule démultiplication de la production pour contrer la disparition du travail humain aux dépends des machines et des technologies de pointe et sauvegarder ainsi temporairement un taux de profit le plus élevé possible pour les détenteurs de capitaux.
Comme l'écrit Anselm Jappe dans "crédit à mort" (édition Ligne) Page 194 :
" Depuis deux cents ans, le capitalisme évite sa fin en courant toujours un peu plus vite que sa tendance à s'écrouler, grâce à une augmentation continuelle de la production. Mais si la valeur n'augmente pas,voire diminue, ce qui augmente en revanche, c'est la consommation des ressources, la pollution et la destruction. Le capitalisme est comme un sorcier forcé à jeter tout le monde concret dans le grand chaudron de la marchandisation, pour éviter que tout s'arrête." Tout cela pour dégager de ce maudit chaudron toujours plus de profits confisqués par quelques uns. Et, quand la flamme sous le chaudron vacille, on utilise le subterfuge du crédit et de l'endettement pour réanimer les braises afin de continuer à produire à tout va. Au nom de la compétitivité mondialisé on a dévalorisé le travail humain, au nom de la réalisation des profits par la consommation de masse, il a fallu aussi s'approprier le travail futur des hommes par la magie de l'endettement des consommateurs et des Etats. Les intérêts des emprunts contribuant à leur tour à la concentration de la richesse entre quelques mains et à la fragilisation du plus grand nombre. L'argent surabondant, ainsi concentré, détourné de sa fonction d'échange et de créations de biens, n'a alors d'autre finalité que de créer encore plus d'argent par la magie du jeu spéculatif, dans l'univers clos des back offices des organismes financiers, grâce à l'intelligence froide de "géniaux" polytechniciens, mobilisée à concevoir des algorithmes toujours de plus en plus "performants". Argent surnuméraire qui finit aussi par nourrir les réseaux mafieux de toutes sortes ( trafiquants d'armes et de drogues ) et favorise l'émergence de tyrans et de chefs de bandes qui pour s'assurer le contrôle sur le commerce de ressources locales n'hésitent pas à terroriser leur population.
Ainsi peu à peu la création de richesse réelle et de bien-être s'est mis à la traîne de ce "capital fictif" et de ses dangereuses fluctuations ; notre destin est aujourd'hui entre les mains de ses génies anonymes et immatures au service d'obscurs intérêts. A chaque crise, des pans entiers de la population active sont sortis du processus de création de la valeur, des secteurs utiles pour la vie humaine mais "inutiles" pour l'accumulation du capital sont mis à mal ( services publics jugés " non rentables" comme des petits hôpitaux de proximité où des lignes secondaires SNCF ). Peu à peu, de choc en choc, de crise en crise, la colère, la violence, l'amertume, le dépit s'emparent de ceux qui sont toujours perdants dans ce jeu de dupe. Mais cette violence n'est jamais propice à l'émergence d'une alternative émancipatrice, elle ne laisse place qu'au sauve-qui-peut et, au mieux, au repli sur des initiatives individuelles et locales, sympathiques, vertueuses, épanouissantes et prometteuses, mais bien trop limitées pour pouvoir s'opposer à cette dynamique destructrice que contient l'ADN même de ce capitalisme global qui ne peut survivre que dans un développement sans fin, comme peut le faire une cellule cancéreuse dans un corps sain.
Alors qu'espérer de ce funeste futur ? Souhaiter que chacun d'entre nous fasse preuve de plus de lucidité dans ses choix et ses actes. Il faut à la fois cesser de croire que le génie du capitalisme, associé aux génies de l'innovation des sciences et de la technologie, se remettra toujours de ces crises à répétition et saura trouver une parade aux changements climatiques, à la fin des ressources ou, que l'on pourra par la démultiplication des expériences alternatives locales faire muter l'ADN du système vers plus d'humanisme et de frugalité. Il faut aussi éviter de faire partie de ces populistes qui trouvent toujours des "ennemis du peuple" ou des boucs émissaires à la crise, en mettant dans le même sac les banquiers véreux, les spéculateurs, les immigrés, les assistés, sans jamais s'attaquer à la "mécanique intime" du système.
Au fil de ces soubresauts, le système révèle au plus grand nombre ce qu'il est vraiment et, comme l'écrit Anselm Jappe dans la conclusion de son article " crédit à mort" (2) : " que chacun commence à se poser ces questions les plus simples et les moins souvent soulevées : Pourquoi y a-t-il crise s'il n'y a que trop de moyens de produire ? Pourquoi mourir de détresse, si tout le nécessaire est là ? Pourquoi toujours renoncer à ce qui n'est pas monnayable, à ce qui ne sert pas l'accumulation ?"
Doit-on attendre le désastre annoncé pour, si c'est encore possible, consacrer enfin toute notre énergie à reconstruire une société qui ne dépende plus de ce seul combustible qu'est l'argent et de l'accumulation sans fin du capital dans de moins en moins de mains ?
Quand va-t-on s'ancrer au réel et construire un monde du possible capable de mettre à la disposition de tous, en les préservant , tant les ressources finies terrestres que les fruits de l'intelligence humaine qui eux ne demandent qu'à se multiplier ?
_____________________________
(1) L'Obsolescence de l'homme, t. 1, trad. Christophe David, éditions Ivrea et éditions de l'Encyclopédie des Nuisances, Paris, 2002.
L'Obsolescence de l'homme, t. 2 : Sur la destruction de la vie à l’époque de la troisième révolution industrielle, trad. Christophe David, éditions Fario, Paris, mars 2011.
(2) Cet article est largement inspiré de la lecture du livre d Anselm Jappe " Crédit à mort" aux éditions lignes, janvier 2011
8 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON