Brève histoire d’un vieux soldat de sa majesté, et d’une aquarelle trouvée dans une brocante
Il a dépassé la pancarte indiquant Chailey, et a garé son Austin Mirror sur le bas coté. Grâce à dieu ou à la reine, il continue de conduire malgré les limites du grand âge, et les mises en garde qui vont avec. Mais il arrive un moment où l’on a plus besoin des panneaux de signalisation, pour savoir ce que l’on doit, et surtout ce que l’on peut faire. Sa voiture lui permet d’aller faire les courses au village, et de parcourir la campagne, avec son matériel d’aquarelliste toujours à portée.Un plaisir qu'il partage avec d'autres chasseurs de lumière, des solitaires qui se saluent de loin, sans vraiment se parler.
Il ne va jamais bien loin, prospectant la lumière dans un triangle délimité par Uckfield, Cuckfield et Lewes. C’est bien suffisant. Constable allait bien moins loin encore, et faisait tomber des chefs d’œuvres, bornés par des arcs-en ciel imaginaires. Trop de peintres ont cru comme Gauguin qu’il fallait aller au bout du monde et que le génie s’achète avec un billet d’avion. Mais il n’avait que faire du génie ! Etre un artiste honnête lui suffit bien !
Il s’appelle Morgan. Ancien lieutenant-colonel dans l’armée. Il a fait les deux guerres, et puis le tour de l’empire britannique, à l’époque où il n’était pas réduit au rocher de Gibraltar. Il est né à la fin du siècle dernier, une époque où les routes n’étaient pas encore goudronnées…Est-ce pour cela qu’il recherche instinctivement à peindre les rares chemins de campagne restants ?
On passe sa vie à courir après son enfance, et on dit qu’il faut attendre les dernières années de sa vie pour en retrouver le parfum. Gamin, déjà, sur la route de l’école, il s’extasiait sur la couleur du ciel en passant dans les sentiers herbeux. C’était un rêveur. Il avait lu Kipling. Il voulait s’engager dans l’armée coloniale, aller aux Indes, défiler dans un uniforme rouge, voir les charmeurs de serpents et les femmes en sari, et cette lumière du ciel semblable dans le golfe de Bengale à celle des tableaux de Turner.
Ce peintre là non plus n’avait pas eu besoin de quitter l’Angleterre pour peindre des cieux de bout du monde. La qualité de l’œil n’a que faire au fond des kilomètres. Mais il avait fallu des années avant qu’il ne se rendit compte de ce genre de choses.
Il habite maintenant cette grande maison dans la lande, où les photos de sa jeunesse sont accrochés au mur. Il ne bouge plus beaucoup. Comme ce navire d'un autre temps qu'un vapeur a ramené au mouillage, à un vieux corps mort. Mais le bras de rivière est très beau, et il en fait son régal. Et puis il est encore vivant, comme tant d'autres sont morts ! L’an passé il est descendu jusqu’a Eastbourne, où avait lieu une exposition de ses œuvres.
Il avait espéré et beaucoup craint cette exposition. Pourtant ce n'était pas la première. Mais voilà qu’il n’était plus habitué au contact des autres. Et vrai ! Il en était revenu vanné, sur le flanc, dormant douze heures durant. Mais ce n’était pas du au choc de la foule. Pour être franc il avait un peu trop bu. Il s’était fait avoir !
La solitude est une habitude dont il n’est pas facile de se défaire. Il s’était d’abord senti stupide, avec son verre dans une main, un toast au fromage dans l’autre, semblant attendre qu’on le complimente. Comme un âne au comice agricole !
Malgré les poignées de mains et les félicitations, il s’était d’abord senti tout à fait étranger aux autres, dans son blazer trop neuf, le cou rouge, irrité par le col de la chemise trop raide.
Un journaliste local était venu vers lui. Comme il avait l’air jeune ! Plus jeune que son petit fils… Des cheveux si longs qu’il l’avait d’abord pris pour une fille. Un carnet à la main, il lui avait demandé de répondre à quelques questions.
Il s’était raidi. Sans doute un de ces types qui n’aimaient pas l’armée, « en faisaient des gorges chaudes ! » comme disaient les froggies. Ces choses là semblaient de nos jours si naturelles ! Il n’était plus de bon ton d’aimer son pays, et même l’union Jack. Le monde devenait insensé. Peut-être avait-il trop vécu !
Il n’avait absolument rien préparé, et s’était trouvé complètement désarçonné quand il lui avait fallu expliquer sa peinture. Il avait sorti quelques phrases maladroites : « Oh, je ne cherche juste qu’à saisir la lumière… Je peins simplement les choses du mieux possible ! »
Quelles platitudes ! Bon dieu, sa peinture parlait pour lui ! Avait-il encore besoin de se justifier à son âge. Etait-il bien utile d’orienter le regard des autres ? Demandait-on aux gens de faire un dessin après qu’ils aient parlé ?.. Les mots, les mots, les mots…. Le monde était malade des phraseurs en tous genres. Pourtant, il savait bien qu'il ne fallait pas s'attendre à ce que les gens soient aussi vieux que vous et vous comprennent instanément.
Il n’avait jamais pensé à vivre de sa peinture. Même quand ça marchait fort pour lui, il gardait une réserve prudente. Il disait que ce n’était qu’un aimable divertissement, un lobby, comme le cricket ou le bridge pour d’autres. Bien sur, au mess, ça en faisait rire certains. On considérait l’aquarelle comme un passe-temps typiquement féminin. A sa retraite, c'est vrai qu'il s'était pris de plus en plus au jeu, jusqu'à gagner une vrai considération régionale.
Il n'aurait pas voulu être un artiste maudit, un loqueteux, sollicitant les amis pour aller s’acheter une toile ou de quoi manger. C’est vrai qu’il avait toujours acheté son matériel sans problème. Sa solde lui laissait de quoi vivre largement. Avoir la faim au ventre était-il une chose indispensable pour la création ? Mais peut-être fallait-il passer par là, si l’on voulait forcer le portes et se constituer un réseau. La guerre lui avait appris que les affamés couraient toujours plus vite que les autres.
Comme pour les couleurs, il préférait garder la douleur à distance respectable. Mais quand on y réfléchissait bien, la contemplation d’un ciel nuageux était une des plus grandes consolations de l'existence. Un paysage sans cesse mouvant, accessible seulement aux yeux, à l’esprit, et peut-être bien aux pinceaux, certains jours de grâce.
Beaucoup ici devaient se demander comment un ancien militaire pouvait avoir une sensibilité artistique ? Sans doute quelque chose d’incompréhensible ! Des gens qui ne voyaient pas la beauté d'un nuage de lait se disolvant dans une tasse de thé earl grey. Comme si un gendarme ne pouvait pas devenir un voleur, ou un boucher un vrai poète ! Les gens n’aimaient pas que l’on bouscule les petites cases mentales qu’ils avaient patiemment assemblées.
Mais finalement ce garçon qui l'interrogeait s’était révélé très gentil, et respectueux, lui avouant que son grand père lui aussi avait fait la bataille de la Somme. Alors il s’était laissé allé peu à peu, reprenant une coupe sur un plateau qui passait, puis une autre....Il s’était répandu tellement sur sa vie, ses œuvres et ses motivations, qu’il avait fini par se surprendre lui-même de son cabotinage.
Le seul problème, c’était qu’il était vraiment dur d’oreille. Ce qui créait des sourires, des malentendus. L’artillerie, c’est bien connu, occasionne ce genre de dommage, qu’on n’a pas besoin d’expliquer aux gens pour qu’ils comprennent, contrairement à la peinture. Mais être un peu dur d'oreille, ce n’est pas grave quand on se promène dans la lande, surtout avec son chevalet pour compagnon. Les choses qu’on voit et qu’on entend ne sont plus alors de ce monde.
Il avait dit ces choses en souriant, lui si pudique d’habitude. Le jeune homme hochait la tête d’un air entendu, oubliait de noter dans son carnet. Il faisait sensation. Tout un groupe se constitua autour de lui. Il sentait en lui monter un élan de jeunesse, une assurance extrême. La moindre goutte créait chez ce buveur de thé impénitent des effets explosifs. Des soleils pyrotechniques explosaient dans sa tête, plus joyeux que les tirs de barrage qu’il déclenchait avant que les troupes à pied ne s’engagent. Ainsi même au cœur du plaisir, il restait toujours quelques souvenirs hagards pour surgir, comme des soldats sans armes, désemparés et ensanglantés, mains sur la tête, cherchant à se rendre à un ennemi invisible.
C’était bien difficile de dire qui il était vraiment, et la raison qui l’avait poussé à peindre. Fallait-il parler de cette urgence qui l’avait pris, une veille de bataille, quelque part dans les Ardennes ?
Il avait jeté sur son carnet de croquis l’esquisse d’un paysage ravagé ; mais comment aurait-il pu faire autrement ? Tant pis s'il n'y avait plus d'oiseaux, plus d'arbres, plus de ciel ! C'était sa voix c'était son coeur… Comment un livret militaire et un numéro matricule pourraient ils parler de lui, s'il ne revenait pas demain ?… Enfin il était parti donner des ordres aux artilleurs qui installaient leurs batteries de canons à couvert.
Peut-être au fond ressemblait-il davantage au docteur Jykell et mister Hyde qu’à n’importe quel héros romantique.
« J’espère que vous ne me prenez pas pour un de ces marchands de tapis indien, faisant du porte à porte à Brighton ! » déclara-t-il en riant. ...Les visages se tendirent vers lui, interrogateurs ?
« Après tout, comme disait Shakespeare, la vie n’était-elle pas une farce dite par un idiot ? »
Il se mit à rire un peu bêtement, bien que sur le coup il se persuada que c’était d’une façon assez subtile. Néanmoins, il avait encore l’esprit assez solide pour comprendre rapidement qu’il passait de l’autre coté d’une ligne invisible, en plein « no man’s land », et qu’il lui fallait d’urgence rétablir le cap et arrêter de boire, s’il ne voulait pas aller écraser sa proue sur les rochers. Tant de tommies étaient tombés à cause de ce genre d’erreur. L’alcool vous faisait sortir des tranchées, et la mort vous courrait derrière à toute allure, riant encore plus fort que vous !
« Mais voyez-vous, avait-il finalement fini par conclure, c’est avant tout l’amour du Sussex qui me porte »
Comment avait-il pu rentrer chez lui dans cet état ?... Bien sûr la Mirror n’avait rien d’une Jaguar, mais c’était néanmoins une erreur regrettable ! Qu'aurait-il pu trouver à dire si on l'avait arrêté ?...
Mais pour tout dire, il ne regrettait rien. L’aventure le faisait même encore sourire, le lendemain, et les jours qui suivirent. Il se revoyait avec cette grande blonde si jolie, un vrai Botticelli, qu’il avait prit en stop sur le chemin du retour. Il était encore assez désinhibé pour lui parler de son exposition. Elle était étudiante aux beaux arts, et lui avait demandé de regarder ce carnet d’aquarelle, qu’il traînait toujours avec lui. Elle semblait vraiment sincère dans son émerveillement !
Sans doute aurait-il du chérir ce miracle, et éviter de sortir sa qualité de membre des "artistes du Sussex", et autres fait de guerres de même nature vaniteuse, qui avait refroidi l'athmosphère. En peinture comme dans tant de choses, arrive ce moment où vous mettez une touche de peinture de trop, et où le grade que vous portez ne veut plus rien dire !
Il s’était imaginé partir avec elle, comme un vieux fou, franchir le Channel et mettre le cap sur la Provence. Comme s'il avait encore vingt ans. Mais maintenant il était sûr qu'elle avait ri de lui, et raconté cette rencontre "avec un vieux timbré", à quelques amis !
!
Le lundi, il avait acheté le journal.. L’article était en page huit. « L’ex-artilleur expose 32 œuvres ! »
Good heavens ! Voilà un titre qui sautait aux yeux. Il était dit qu’il ne pourrait jamais se défaire de son uniforme. Voilà que l’on comparait maintenant ses tableaux à des obus ! Plut au ciel que ceux-ci fassent moins de mal aux hommes !... On le voyait devant une de ses œuvres. Etait-ce bien lui, ce vieillard hébété, dont l’éclair du flash sur les verres de lunettes avaient tué le regard ? C’est à peine s’il s’était reconnu. Il ne s’habituait pas à l’image de ce vieil homme qui le regardait avec un air de conivence dans la glace. Mais un appareil photo ne se trompe pas. Il ne prend pas votre avis comme le font les mouvements du pinceau.
Le journaliste précisait que le peintre excellait dans cet art fugitif et fragile, sa capacité à traduire la lumière du ciel, et les reflets de l’eau. Il lui fut gré de cette analyse succincte, surtout de ne pas avoir reporté ses phrases plates et creuses, qui l’auraient complètement enterré.
L’exposition avait eu un certain retentissement. Il avait vendu quelques tableaux. Quelques œuvres qui resteront maintenant accrochés en coin de cottage, entre la bibliothèque et la cheminée, avec la maîtresse de maison, qu’il espérait jolie, pour passer un chiffon dessus, de temps à autre. Et son nom, en bas à gauche, pour attester ce qui fut.
Mais maintenant, assis dans son pliant décoloré, ce siège de pêcheur des nuages, qui l’accompagne depuis tant d’années, il est sans âge. Ou plutôt il a tous les âges de sa vie.
Tout est à refaire ! Chaque jour de la vie est comme une poignée de sable qui nous passe entre les doigts. Et le début de chaque tableau est comme une ardoise magique qui efface tous les autres. Il ferme les yeux à demi, cherchant à faire taire les formes, les individualités, à les disposer dans une ambiance générale.
Peu à peu il incorpore les résistances, disons plutôt les points d’ancrages qu’il jette sur les feuilles, en quelques coups de fusains rapides. Les collines, le chemin semé d’ornières, un groupe de maisons lointaines, cette ligne de fougères pourrissantes que le vent étire dans les ocres sur toute la largeur. Mais surtout ce grand chêne, au premier plan, en bordure du chemin. Cet arbre tordu et centenaire qu'il a déjà peint, n'arrêtant pas d'en faire le tour, dans une quète toujours innasouvie. C’est autour de lui que s’enroule le ciel, les nuages, toutes ces collines bleues qui donnent leurs dimensions aux Downs.
Ce ciel ! Vertigineux, improbable. Toujours l’impression d’être au bord d’un abîme et d’une promesse quand on le regarde.
Il pense à une autre journée d’automne, il y a soixante ans de ça, de l’autre coté de la manche. Une journée terrible où des tirs de barrage avaient laminé le paysage. Et bien des hommes aussi !. Avant la bataille il existait là-bas le même bocage qu’ici, avec une poignée d'arbres sur la gauche semblant tout aussi solides !
Un bonnet sur le front, il souffle sur ses doigts. Le froid naissant leur fait perdre de la souplesse. Le corps doit être comme celui d’un animal, aux aguets pour ainsi dire, et les articulations doivent se dérouler sans heurts. Retenir son souffle lorsque l’on tire. Ne plus faire qu’un, entre le corps du tireur et celui de la cible.
Il avait été tireur d’élite, un boulot de charognard, où il suffisait d’attendre dans une casemate que quelque chose bouge sur la tranchée adverse. Presque un jeu, comme avec les pipes en plâtre à la foire. Il avait fait des choses terribles, assurément, même s’il y avait des ordres.
Mais mon dieu on sait si peu de chose quand on est jeune. C’est pour ça que les bleus se faisaient tuer en premier. Les vieux étaient plus malins. Ils savaient qu’ils étaient mortels.
Que l’on ait un fusil entre les mains ou un pinceau, est-ce vraiment du pareil au même ? Il sait bien que non. C’est même exactement tout l’opposé. Alors pourquoi bon dieu ces souvenirs obsédants reviennent-ils encore à la charge ? Voilà bien longtemps que les canons d’Ypres et de Verdun se sont tus, et même les pleurs des jeunes filles. On lui avait pourtant dit qu’avec le temps on oublie tout. Rien de plus faux ! Il lui semble même que la nuit, certains cauchemars se font de plus en plus pressants.
A ses pieds une thermos contient du thé. Le thé n’est jamais meilleur qu’ici, même un peu tiède. C’est un thé de campagne, comme il en buvait là bas, quand ses yeux balayaient la ligne de crête, à la recherche d’une présence ennemie.
Ici, tout est paix. Luxe, calme, volupté, comme disait un de ces peintres français dont il a oublié le nom, et qui faisait des femmes ressemblant à des soleils.
Les larmes lui viennent parfois aux yeux, en cet après-midi d’automne 1973, mais peut-être est-ce du à ce vent froid qui descend des Downs. Le chevalet est instable. Sa mèche rousse, sur le sommet de sa tête est soulevée de temps à autre par une rafale de vent. D’un revers de manche il essuie cette petite morve tombée dans sa moustache.
Il se demande parfois comment il a fait pour être vivant quand tant d’autres sont morts, mais le souvenir gris de tant de jours passés au front ne l’empêchent pas de chercher des couleurs évanescentes.
Le contact d’un ocre, d’un bleu de cobalt, ou d’un carmin, sur une feuille de papier, puis leur enchevêtrement humide, produisent ce petit miracle, comme un murmure de Turner, et alors plus rien n’existe que le grand tout.
En Birmanie, un vieux sage lui avait soufflé qu’il y avait cent façons d’arriver au zen. Mais comme il s’entêtait à avoir une définition, une explication cohérente, le vieux se contenta de lui dire que le zen n’était rien d’autre que le cyprès dans la cour.
Il avait fallu bien des années pour qu’il comprenne.
Il lui a fallu un temps pour comprendre la leçon du maître. La réalité des paysages extérieurs n’existait pas. Il n’y avait que les sensations, pour s’approprier le monde. Là où les mots et les yeux s’arrêtaient, les pinceaux pouvaient partir à l’aventure.
L’an prochain il compte faire une nouvelle exposition. Une dixaine d’œuvres sont déjà prêtes. Aucune aquarelle ne sera vendue plus de vingt livres, comme lors de celle de Ditchling. Juste la place d’un petit maître, dont la signature se reconnaît dans la manière de faire, au-delà des saisons et des modes.
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Les années ont passé sur les Downs du Sussex. L’arbre est-il toujours là, trente ans plus tard. Où a-t-on enterré le vieil artiste ? A Uckfield, Cuckfield ou Lewes ?
Et qui avait donc acheté cette aquarelle, émue par la lumière, comme tombée du regard ?
Mais lui aussi a fini par mourir.
"Vanité tout est vanité et poursuite du vent !" Nous dit l'écclésiaste.
Les enfants de cet homme sont venus, de Londres et des quatre coins d’Angleterre. Ils sont restés un moment, autour de la grande table, embarrassés par cet héritage, tout ce bric à brac accusateur dont ils ne savaient que faire. Peut-être se sont-ils partagés tout de même quelques souvenirs, dans un accès de remords ou de nostalgie. Aucun d'eux n'a pensé qu'il fallait retenir ce petit tableau, ni sans doute pris le temps de le retourner, et de lire ce petit billet, que leru parent avait découpé dans un journal local. C'est une brève biographie du D.R Morgan, ainsi que la présentation de l'exposition où la peinture avait été acheté, son prix, et autres détails anexes.
Les brocanteurs se sont jetés sur les vieux meubles Victoriens, les pièces jugées intéressantes. Il fallait vider la maison, déjà vendue à un jeune cadre vivant à Londres et pressé de faire place nette. Il allait peindre les murs en blanc, à la chaux, et les décorera d’estampes japonaises achetées au prix fort à Soho. Bien des choses poussiéreuses et obscures ont filé directement à la décharge. D’autres ont été ventilées de gauche à droite, à la va vite, par lots, dans de petites fourgonnettes aux numéros d’immatriculation étrangers. Même des Français sont venus du continent avec leur camionnette.
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Quand je pénètre dans cette brocante, située près de Paimpol, allez savoir pourquoi, j’ai toujours en tête cette chanson des Beatles « when I am sixty-four ».
Là-dedans on trouve c’est vrai à peu près le même bric à brac que dans leurs chansons, du rocking-chair au sous-marin jaune. C’est un vaste entrepôt où l’on entend le vent siffler entre les tôles du toit. Les fantômes, terrorisés de se retrouver en France, hésitent à sortir des placards. Pourtant ils ne seraient guère dépaysés, tant ce pays ressemble à la Cornouailles anglaise, située de l’autre coté.
Des meubles ramenés dans les années vingt des Indes par les colons britanniques côtoient des commodes de pins en bois blanc. On recommande aux parents de ne pas laisser leurs enfants monter sur les chevaux de bois de l’époque Victorienne.
Des tableaux sont accrochés un peu partout. La plupart du temps de vulgaires croûtes renvoient aux goûts pathétiques de leur propriétaire. Tout est encadré, sur encadré, des photos de l’île de Wight à de vieilles publicités vantant les mérites d’une compagnie maritime.
« In god, we trust » proclame un vieux chromos. Les cadres en imposent. Ils ressemblent à des résidences victoriennes biscornues et surchargées, avec bow-windows s’élançant sur la Manche. . Il est dit que dans ce pays fier de ses nids et autres cottages douillés, même les images doivent avoir leur « home » .
Sur l’envers d’un escalier, accroché par un vieux clou rouillé, à une hauteur désespérante, l’aquarelle a attiré mon regard.
« De belle facture », comme on dit.
Les 20 euros demandés ne représentaient que le prix du cadre. Le prix évidemment d’une reproduction ! Mais j’ai quand même été pris d’un doute. Aussi j’ai tenu à la décrocher, empruntant un escabeau branlant sur lequel était peut être monté un jour les sœurs Brontë.
Tous les chineurs se font tous un cinéma !... J’ai soulevé le carton derrière le cadre, quelque peu voilé par l’humidité. Les agrafes rouillées se détachaient facilement. J’ai pu tâter le papier, comme un maquignon un jour de marché. Du 300 milligrammes. C’était bien une aquarelle tout ce qu’il y avait d’authentique. Le sigle du papier vélin Bockinford « made in england » l’attestait autant qu’un filigrane sur un billet de banque.
Le petit article de journal scotché, jauni, qui se trouvait fixé à l’envers du cadre, s'est détaché, et a volé comme une feuille d'automne au vent.
D’un revers de manche j’ai nettoyé le verre couvert de poussière. La lumière particulière de l’aquarelle s’est ravivée. Celle d'un après midi d’octobre, sur les Downs, il y a de cela tant d’années !
Alors j’ai su que je ne repartirai pas les mains vides.
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