Le règne de l’homme tournera-t-il au cauchemar ?
Disons-le d’emblée, « Le règne de l’homme », publié en 2015 par Rémi Brague chez Gallimard, est d’abord un livre de philosophie et ensuite un important livre de philosophie qui raconte une longue histoire, celle de l’homme, de son rapport au cosmos et au divin, puis son rapport à lui-même. Le moment autoréférentiel étant alors le signe éclatant du projet moderne dont la naissance se situe entre la Renaissance et Descartes, dont l’essor couvre les Lumières puis la révolution industrielle de 1830, laquelle se poursuit jusqu’à notre ère de la révolution numérique pour aller où ? Eh bien c’est ce que cherche Brague mais avant de savoir où l’on va il faut comprendre d’où l’on vient et c’est tout l’intérêt de ce livre qui dessine une fresque historique montrant comment l’Homme se met en scène, se scénarise pour créer un théâtre lui permettant d’écrire sa propre partition afin de jouer une pièce sans se préoccuper des deux instances dont il faut tributaire et qu’il a oubliées, le cosmos et le divin. On peut comparer ce livre avec « Les mots et les choses » de Foucault, avec lequel il ne partage pas l’intention mais au moins l’envergure et la méthode savante, avec l’emploi d’innombrables références. Si je fais référence à Foucault, c’est à dessein, afin de placer ce grand livre dans un rôle qui ne lui est pas dévolu, celui de servir de miroir à une époque. Car la réception de cet ouvrage savant a été assez discrète, comparée avec celle de quelques livres savants il y a cinquante ans, ceux de Foucault par exemple. Brague n’est pas sous les feux d’une rampe médiatique qui préfère s’encanailler avec le cosmos de Onfray ou s’écorcher sur la déconstruction du 11 janvier par Emmanuel Todd, pour une polémique évoquant une bonne ou mauvaise république, sans oublier les best-sellers consacrés à la santé personnelle ou à l’accession au bonheur qui souvent, permet aux bonnes consciences de suggérer un chemin de traverse à ceux qui ont loupé les vertiges de l’ascenseur social.
Le livre de Brague est « dangereux » dans la mesure où il permet l’accès à une vérité profonde sur la modernité et de ce fait, offre aux citoyens éclairés des outils pour déjouer la ruse des dominants. Mais comme plus personne ne lit, ce livre n’aura pas de grande incidence. Notre époque pratique la censure de l’indifférence et de l’ignorance. L’homme hypermoderne est borgne. Lorsque Galilée énonça ses thèses, les théologiens en face se méfièrent parce justement ils comprenaient les écrits de Galilée, non seulement dans le champ cosmologique mais aussi pour ce qui relevait de la conception de la matière. Cela dit, je ferai quand même l’hypothèse qu’il se trouve un certain nombre de lecteurs attentifs pour présenter cette roborative étude sur le règne de l’homme.
Au vu de la crise actuelle, qui est de civilisation, on ne peut que recommander l’examen des conjonctures savamment tracées par Brague qui présente son récit de l’Homme en trois temps, avant la modernité, pendant le développement des âges modernes, pour finir par un regard lucide mais pessimiste sur l’échec inéluctable selon l’auteur, non pas de la Modernité, mais du modernisme, autrement dit, du projet moderne idéologiquement construit. Le substantif « projet » étant déterminant dans l’exposé de cette thèse qui au projet des modernes, oppose la tâche des anciens. Depuis l’Antiquité axiale jusqu’à la Renaissance, l’activité humaine se comprenait comme une tâche, une sorte de mission dont il faut chercher le donneur d’ordre à l’extérieur de l’Homme tout en subordonnant le succès à une autre instance hétérogène à l’Homme. A partir de la modernité, le sens de l’existence change, comme l’avait vu Koyré en décrivant le passage de la vie contemplative à la vie active. C’est d’ailleurs l’un des traits que dessine Brague lorsqu’il décrit les prémisses de la Modernité en développant le trait vers des aspects complémentaires, autrement dit l’anthropologie et l’idéologie avec l’homme qui devient une référence et le seul auteur d’un monde qu’il crée et qu’il se prend à vénérer. Car le modernisme veut transformer la nature pour marquer la place éminente de l’homme parmi les occupants de notre terre. De plus, ce modernisme veut aller plus loin et transformer avec les techniques éprouvées dans la nature l’homme lui-même. Ce fantasme de l’homme nouveau fait d’ailleurs l’objet du chapitre 18 concernant l’homme refait ; un chapitre qui figure dans la dernière partie de cet ouvrage conçu comme un triptyque historique.
Au milieu de triptyque, on voit se dessiner ce qu’on peut désigner comme étant la construction idéologique de l’homme moderne européen qui se détache des anciens fonds ontologiques lui ayant conféré un triple statut, ontologique et naturel avec le corps, moral avec le péché, perfectible avec la grâce. L’homme moderne n’est pas souillé par le péché, il a un bon fond ce qui justifie sa domination morale (chapitre 10). De plus, il modifie la nature en l’améliorant pour aller dans le sens qui convient à cette humanité affublée d’une nouvelle dignité grâce à son travail qui lui assigne un devoir, celui de régner sur la nature et de se perfectionner en son essence. Ce n’est pas par la grâce divine que l’homme perfectible devient mais par l’activité qui transforme la nature mais aussi finit par s’associer à un impératif de se transformer, de s’autocréer. L’Homme crée l’homme. Un sens nouveau émerge après l’inflexion contemporaine qui amènera les thèses justificatrices de l’idéalisme allemand et de la sociologie positiviste française, suivi par Marx, Spencer et une longue liste de penseurs pour qui le progrès est la seule issue pour le salut de cet Homme appelé à régner car il l’a prouvé par ses succès matériels, industriels et même moraux. Drôle de situation. L’homme pécheur des temps anciens est devenu l’homme valeureux des temps modernes et c’est la nature qui en devient dévalorisée car l’homme devient la source des valeurs et du sens moral. Dieu s’estompe. La société n’attend plus rien des saints mais vénère ses grands hommes dans des temples qui leurs sont dédiés.
On prend conscience, à travers la multiplication des citations et références, d’un cours assez logique de l’histoire occidentale mais qui n’était pas prévisible en totalité. Dès le Moyen-Age puis surtout la Renaissance, dans le prolongement des connaissances antiques, les prémisses de la Modernité sont présentes mais pas assez prégnantes pour créer les conditions du grand départ qui se fera au 17ème siècle. Si le Moyen Age contient les prémisses des transformations modernes, alors on peut penser que la Modernité recèle les promesses d’un perfectionnement indéfini du monde matériel mais aussi dévoile en son sein les signaux d’un échec retentissant qui n’est pas encore décidé mais devient préoccupant à notre époque devenue non pas « post » mais « hyper » moderne. Que pourrait-il se passer ? Dans l’introduction du chapitre 5 dédié au nouveau seigneur de la création qu’est l’Homme, on peut lire que l’homme européen s’est conçu de deux manières, statique et pré-moderne (dans l’ordre de l’être) en référence au cosmos (paganisme) ou à Dieu (christianisme) ou alors dynamique et moderne, comme un processus par lequel l’homme prend le contrôle de ce qui n’est pas lui et devient ce qui n’était pas par « décision naturelle ou divine ». Peut-être qu’une clé décisive du livre de Brague réside dans cette thèse axiale émergeant de son propos ; la possibilité d’un échec dû à la perte de ce contrôle par l’homme à la fin de l’ère moderne qui semble nous être promise… à moins que.
Cette perte de contrôle est déjà appréhendée par nombre d’écrivains et penseurs du 19ème siècle. Se dessine alors toute l’ambiguïté du projet moderne qui par un certain côté, ne tient pas ses promesses et par un autre côté, devient une sorte de mouvement moderniste incontrôlable comme si les outils et techniques construits pour maîtriser la nature s’échappaient des « mains » de l’homme pour accomplir leur propre dessein artificiel. L’analyse n’est pas très éloignée de celle d’Ellul que Brague ne mentionne pas, sans doute parce que le sujet fondamental du livre n’est pas la technique mais l’Homme, sa place, son sens, la manière dont il veut maîtriser les choses et aussi se façonner. Il fut un temps où l’apprentissage était un moyen pour que l’homme développe certaines capacités sans qu’il change sa nature mais peu à peu, c’est l’homme dans son être que le modernisme a voulu transformer, autrement dit, faire accéder l’homme à une nouvelle nature, une essence produite par son travail d’autocréation (la thèse de la figure métaphysique du travailleur par Jünger est significative en ce sens). L’homme crée l’homme, cette formule livre le sens du modernisme comme mouvement de puissance et de domination lié à un projet que l’homme se donne à l’intérieur de son être devenu une autre nature pour ne pas dire une surnature qui se construit en forçant les limites naturelles tout en abandonnant les dispositifs du divin et de la transcendance devenus obsolètes car dépourvus des critères mesurables et efficients dans l’ordre expérimental. Non seulement la nature est devenue objet d’expérience mais l’existence humaine est interprétée comme une expérience à réaliser, un projet, un essai, une tentative.
Mais cette tentative se retourne contre elle ce qui permet à Brague de tracer une édifiante conclusion mentionnant deux choses essentielles pour nous situer dans notre fin de modernisme. D’abord la question de l’humanisme et d’une existence conduite avec des règles disons d’équilibre pour faire simple. Chacune des trois étapes de l’histoire occidentale contenait les possibilités d’un humanisme ainsi que les potentialités sans supposer le développement ultérieur lié au modernisme qui selon l’auteur, est le fruit d’un choix délibéré d’aller plus loin. Autrement dit, accélérer la puissance, la maîtrise et la domination. Et quand on accélère, il se produit deux effets. Certains, voyant que le train va trop vite, tentent de freiner. D’où les critiques réactionnaires. Mais quand le train va trop vite, il risque aussi de dérailler, d’où cette dialectique (inversion) autodestructrice que décèle Brague en pointant le fait que le projet moderne réalise le contraire de ce qu’il escomptait.
Le mot de conclusion sur l’autodestruction possible du projet moderne offre un prétexte pour méditer sur cette possibilité de contrer ce processus comme le suggère Brague, ajoutant aussitôt qu’il n’y a pas de devoir à le faire et que la Modernité est à même de produire des biens matériels et moraux mais que l’homme ne sait pas l’expliquer. Que de lucidité dans le constat d’une adhésion aux Lumières plus par défaut que par conviction et que de résonances avec l’actualité politique où la précédente présidentielle, comme la prochaine, est maintenant un choix par défaut. Autre constat lucide que l’utilisation des fâcheux et des méchants se relayant dans les médias et servant de repoussoir pour justifier des Lumières qui, abandonnées, signeraient des pertes auxquelles on n’oserait même pas penser. Comme si la seule issue pour défendre le projet moderne était le manichéisme. La modernité c’est le bien, les contestataires de la modernité représentent l’axe du mal.
Ce livre sur le « règne de l’homme » se présente ainsi comme une enquête extrêmement documentée avec une somme importante de citation comme s’il s’agissait de recueillir des témoignages d’époque pour instruire un procès, celui du sens de l’histoire mue par les ressorts complexes et multiples du « projet moderne ». Comment et pourquoi ce mouvement de civilisation né en Europe ? Et en vue de quoi, pour mener où ? L’auteur ne l’affirme pas mais en filigrane, je crois deviner que le projet moderne heurte la sensibilité intellectuelle de nombre d’interprètes dont les propos fluctuants et parfois hésitants autant qu’ambigus semblent alimenter une idée, celle du projet bâti sur un mensonge, à l’instar d’un couple qui continue à vivre ensemble dans le désamour parce que la boutique fonctionne bien à deux. La Modernité a marié en quelque sorte le projet moderniste et l’humanité pour le meilleur et pour le pire mais surtout, avec un mensonge que l’on peut deviner en lisant le règne de l’homme.
Quelques propos pour continuer la réflexion. Ce qu’il y a de bien dans les livres à perspective, c’est qu’ils ne s’achèvent pas une fois la lecture achevée mais qu’ils ouvrent des questionnements si on prolonge le propos. Et après ? Pourrait-on se demander. Non sans un regard critique sur l’histoire récente. Avec le projet moderne qui a toujours été critiqué mais aussi pris comme levier pour y greffer des idéologies et interprétations porteuses d’espérance, comme le grand Récit, de la Révolution et du socialisme d’après-guerre en passant par Renan et Michelet pour ce qui nous concerne, nous Français. Des Récits qui ont la plupart mal finis ou se sont dissous dans l’ère consumériste après 1970. Lyotard nous a légué un livre sur la post-modernité comme époque ayant abandonné les grands Récits. C’est une erreur que d’avoir désigné une modernité « post » dépassée car nous sommes passés dans une hyper-modernité. Les hommes ne se sont plus remis au collectif pour gracier séculièrement le progrès mais ont viré à l’individualisme et à un autre projet-récit, personnel cette fois, l’existence graciée par les efforts individuels mais hélas, beaucoup d’illusions pour un bon nombre, avec le cortège de dépressions, burn-out et autres malaises professionnels et affectifs. L’économie vous jette, votre partenaire vous large. C’est cela le projet hypermoderne, pris comme un ensemble d’essais. Je ne m’engage pas, je te prends à l’essai, en CDD, compagnons ou compagnes à durée déterminée. Il n’y a rien de mal mais la frénésie et le souci de rationaliser le parcours temporel font que ces essais finissent rapidement, peinant à se transformer pour se transfigurer par la grâce éternelle et le mystère du Temps. En mesurant le temps, les modernes se sont coupés du Temps.
Et après ? Je m’interroge sur une perspective permettant de considérer comme levier la trilogie de Brague pour imaginer une quatrième étape de notre histoire. Est-elle contenue en germe dans les soubassements cachés de notre hyper-modernité ? Peut-elle s’accomplir ? Cette nouvelle époque, je la conçois avec un nouvel âge scientifique, avec le cosmos et le divin retrouvés, le Logos, et un terme qui fait suite à la tâche des anciens et au projet des modernes. J’ose le définir comme « dessein » post-moderne. Il ne reste plus qu’à le dessiner, voire le composer. Dieu est bien plus un génial compositeur qu’un grand architecte. A suivre…
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