David Bowie, de Ziggy Stardust à Blackstar : la mort d’un dandy stellaire
David Bowie, que l'on aurait cru éternel tant ce Dorian Gray de la musique semblait ne pas vieillir, dépasser les âges, transcender les modes et réinventer les styles, est donc mort à l'âge de 69 ans, emporté par la maladie, ce 10 janvier 2016.
LE DANDYSME : UN MODE D'ÊTRE PLUS QU'ÊTRE A LA MODE
Mais si cette immense rock star, créateur de génie et déjà mythe de son vivant, semblait immortelle, défiant jusqu'aux cruelles mais impérieuses lois de la finitude humaine, c'est qu'il incarnait à merveille, plus que tout autre artiste, la quintessence du dandysme : un mode d'être plus qu'être à la mode. Bowie, dandy absolu !
Ainsi, s'il est vrai que la mode passe, le style, quant à lui, reste, forgé aux limites de l'intemporel plus encore que de l'actuel : raison pour laquelle le dandy Bowie est, indépendamment même de son talent, transgénérationnel. Davantage : une icône des temps modernes ; la synthèse, de Londres, où il est né, à New York, où il s'est éteint, de toutes les tendances de la « pop culture », d'Andy Warhol à Damien Hirst, en passant par Marcel Duchamp, Man Ray, William Burrough, Rauschenberg, Lichtenstein ou Basquiat.
Mais si Bowie fut cet hyper dandy qui restera donc indémodable, sinon éternel, c'est aussi, et peut-être surtout, parce qu'il avait réussi à incorporer, au sens fort du terme, la principale caractéristique du dandysme : faire de sa vie une œuvre d'art et de sa personne une œuvre d'art vivante.
C'est là ce qu'affirme Oscar Wilde, le plus flamboyant des dandys de son temps, en cet aphorisme phare de ses subversives Formules et maximes à l’usage des jeunes gens : « Il faut soit être une œuvre d’art, soit porter une œuvre d’art. ». C’est là aussi ce que Lord Henry Wotton, son alter ego littéraire, préconise dans Le Portrait de Dorian Gray : « Il arrive qu'une personnalité complexe prenne la place et joue le rôle de l'art, qu'elle soit en vérité, à sa façon, une véritable œuvre d'art, car la Vie a ses chefs-d’œuvre raffinés, tout comme la poésie, ou la sculpture, ou la peinture. » Bowie fut, à lui tout seul, une phénoménologie du dandysme !
L'ELEGANCE DE L'ALLURE
Davantage : Bowie, être charismatique et sophistiqué, éminemment racé et d'une rare distinction, tant dans sa gestuelle que dans sa voix et tant dans ses poses que dans sa silhouette - en un mot, dans son allure -, n'aurait pas désavoué ce que Balzac déclarait en son Traité de la vie élégante, « l'élégance est une et indivisible, comme (...) la liberté, comme la vertu. ». Cette élégance du dandy, soucieux de la création de soi et artiste de lui-même, fait de grâce dans l'attitude, mais d'une beauté qui peut quelquefois inquiéter aussi, Charles Baudelaire, autre impeccable dandy, la dessine parfaitement bien dans le portrait qu’il en dresse dans Le Peintre de la vie moderne, une de ses « critiques d’art » les plus achevées. Il y écrit : « C'est bien là cette légèreté d'allures, cette certitude de manières, cette simplicité dans l'air de domination, cette façon de porter un habit (...), ces attitudes toujours calmes mais révélant la force (...) de ces êtres privilégiés en qui le joli et le redoutable se confondent si mystérieusement ». Car, oui, il existe bel et bien, par-delà son énorme succès à travers le monde, un mystère Bowie, que nul, probablement, ne percera jamais véritablement. Ce perpétuel innovateur, toujours en quête d'inventions, a sans cesse, par son avant-gardisme, intrigué : il était l'audace, cette originalité doublée d'intelligence, personnifiée !
OSCAR WILDE ET LA VERITE DES MASQUES
Car Bowie, artiste complet et polyvalent, amant de la métamorphose et protéiforme au point qu'on le qualifia souvent de « caméléon », se plaisait aussi à multiplier, jusqu'à les confondre parfois avec sa propre personne, y compris dans son transformisme vestimentaire, les personnages ainsi qu'en témoignent, parmi tant d'autres, son Major Tom de « Space Odity », son très décadent Ziggy Stardust ou son très sulfureux Aladdin Sane. C'est là, cette diversité des personnages au sein d'un même être, la thématique - autre prérogative du dandysme - du masque, liée à l'art de cultiver le secret : « Tout esprit profond a besoin d’un masque », confiait Nietzsche dans son Par-delà bien et mal.
Cet essentiel paradoxe du dandy, là où l'équivocité existentielle, et donc l'imprévu, l'inattendu ou l'ambigu, ne s'avère jamais que le signe artistique le plus tangible de la richesse intérieure, particulièrement visible chez David Bowie, lui qui a tellement bâti sa carrière sur l'image, Marie-Christine Natta l'a remarquablement bien évoqué : « Les dandys toujours mouvants, toujours différents, narguent les académies et se dérobent à toutes les curiosités. La multiplicité de leurs individualités fait d’eux des êtres absolument atypiques. Et le masque du mystère voile le secret de leur nature. Le mot ‘dandy’ suppose donc un infini pluriel et une singularité indéfinie. », établit-elle. C'est là, encore, ce qu'Oscar Wilde, l'une des principales sources d'inspiration de David Bowie en matière d'esthétique, appelait, sans antinomie, la « vérité des masques ».
Autant dire que ce noyau insaisissable de Bowie, qui fit qu'il dérouta tout autant qu'il fascina, en en faisant même un incomparable précurseur dans le domaine de la « pop music », du « glam rock » au « punk », en passant par le « disco-funk » (voir son tube planétaire Let's dance), se trouve admirablement bien subsumée dans ce que Jacques Lacan, maître de la psychanalyse contemporaine, nommait, pour définir l'inconscient, l' « objet petit a » : il n'est jamais là où l'on croit qu'il est, et est toujours là où on croit qu'il n'est pas. Cet inclassable qu'était Bowie avait, certes, de la classe !
ELOGE DU MAQUILLAGE : UNE METAPHYSIQUE DES APPARENCES
Le dandysme de Bowie, c'est donc aussi, pour reprendre la formule de Jean Baudrillard dans son essai ayant pour emblématique titre De la séduction, une « métaphysique des apparences ». Or s'il est un artifice auquel ce même Bowie recourut toujours, surtout à l'époque d'albums tels que Ziggy Stardust, Aladdin Sane et autre Hunky Dory, pour accentuer, au niveau de son « look », les effets de ses multiples apparitions scéniques ou performances théâtrales, c'est bien le maquillage, dont il était friand.
A cet éloge du maquillage, c'est encore Charles Baudelaire qui s'adonna le mieux, ainsi que le donne à voir un texte tel que Le Peintre de la vie moderne, qu'il inséra en ses Critiques d'art. Se concentrant bien sûr là davantage sur la femme - mais David Bowie ne se présentait-il pas, à l'aube de sa carrière artistique, comme un être, sinon asexué, du moins proche, par son aspect androgyne, des canons de la beauté féminine ? - Baudelaire y écrit donc : « La femme (...) accomplit une espèce de devoir en s'appliquant à paraître magique et surnaturelle : il faut qu'elle étonne, qu'elle charme ; idole, elle doit se dorer pour être adorée. Elle doit donc emprunter à tous les arts les moyens de s'élever au-dessus de la nature pour mieux subjuguer les cœurs et frapper les esprits. (…). C'est dans ces considérations que l'artiste philosophe trouvera facilement la légitimation de toutes les pratiques employées (...) par la femme pour consolider et diviniser (...) sa fragile beauté », laquelle, insiste Baudelaire, « rapproche immédiatement l'être humain de la statue, c'est-à-dire d'un être divin et supérieur ». Bowie fut, effectivement, un dieu vivant !
FIGURE DE L'ANDROGYNE
Mais, surtout, c'est ainsi que le binarisme sexuel se voit annihilé, aux yeux de Baudelaire, dans le retour à l'antique mythe de l’androgyne, préfiguration de l'éphèbe grec. Le dandy, c’est donc le troublant « troisième sexe », ce trans-genre dont David Bowie fut, comme le montre tout son parcours, l'une des incarnations les plus magistrales, au vingtième siècle, de l'histoire de l'art. Mieux : ce fut là, cet éloge de l'artifice, le triomphe de la culture sur la nature ! Rien d'étonnant à ce que cet art de la cosmétique, connexe à un certain type de dandysme, notamment dans son attrait pour la bisexualité, se soit donc perpétué jusqu’à nos jours : de David Bowie à l’époque du quasi hermaphrodite Ziggy Stardust au Michael Jackson de la période du très équivoque Billy Jean, en passant, pour ne citer que les plus connus parmi les excentriques de ce que l’on appela alors le « glam rock », par le Bryan Ferry de Roxy Music ou le Lou Reed du très transgressif Transformer, que David Bowie produisit d'ailleurs.
Ainsi, le maquillage à la Bowie s’avère-t-il donc une variante, la plus esthétisante qui soit, du masque. Il remplit, comme chez tout dandy, une triple fonction : conçu d’abord comme un moyen d’effacer, chez l’homme aussi bien que chez la femme, toute différence sexuelle, il servira ensuite à en dissimuler, tel le plus efficace des camouflages, la corruptible et donc dramatique humanité afin d’en révéler finalement, fût-ce artificiellement, la part cachée, quoique essentielle, de divinité. Une manière toute artistique, en somme, d'échapper au Temps, ce voleur de jeunesse et ce violeur de beauté. Bref : ce fossoyeur de la vie !
CARPE DIEM
C'est là que l'on retrouve, intactes malgré le chagrin qui nous étreint avec la disparition de David Bowie, quelques-unes des phrases clé d'Oscar Wilde, qui en connaissait un bout sur la « beauté du diable », dans Le Portrait de Dorian Gray, hymne, en effet, à la jeunesse tout autant qu'à beauté. Ainsi ce superbe extrait où Lord Henry, le mentor de Dorian Gray, enjoint son disciple, en ce « carpe diem », à ne vivre et jouir, conscient de cette valeur suprême que représente toute jeunesse face aux ravages du temps, que dans et pour l'instant présent :
« Oui, Mr. Gray, les dieux vous ont été propices. Mais ce que donnent les dieux, ils ont tôt fait de le reprendre. Vous ne disposez que de quelques années pour vivre réellement, parfaitement et pleinement. Quand votre jeunesse s'en ira, votre beauté s'en ira avec elle (...) Chaque mois qui touche à sa fin vous rapproche de quelque chose d’effrayant. Le temps est jaloux de vous, et guerroie contre vos lis et vos roses. Votre teint se plombera, vos joues se creuseront, vos yeux s'éteindront. Vous souffrirez atrocement... Ah ! réalisez votre jeunesse pendant que vous la détenez. (…). Vivez ! Vivez la vie merveilleuse qui est en vous ! »
Au terme de cette fabuleuse tirade, il lance, parachevant ainsi ce qui apparaît là comme le plus précieux des manifestes dandys :
« Car il est si bref, le temps que durera votre jeunesse (…) La pulsation de joie qui bat en nous quand nous avons vingt ans s’engourdit. Nos membres nous font défaut, nos sens se décomposent. Nous dégénérons, et devenons des pantins hideux (…) Il n’y a absolument rien en ce monde que la jeunesse ! »
LE DANDYSME, DERNIER ECLAT D'HEROÏSME
Oui, comme le chantait magnifiquement bien Bowie en l'un de ses meilleurs albums, Heroes, conçu durant ses années berlinoises : « We can be heroes. Just for one day ». Il semblait répondre là, comme en un romantique quoique tragique écho, à ce que clamait déjà haut et fort, un siècle avant lui, Baudelaire : « Le dandysme est le dernier éclat d'héroïsme ».
Mais ce n'est là, hélas, que littérature, fût-elle la plus sublime qui soit ! Car, oui, même David Bowie, que l'on croyait pourtant immortel, éternellement jeune et beau, malgré l'incurable cancer qui le rongeait inexorablement, s'en est allé en ce funeste jour que fut le dimanche 10 janvier 2016 : le Temps est assassin !
BLACKSTAR : CHANT FUNEBRE ET TESTAMENT SPIRITUEL
Aujourd'hui, son ultime chef d’œuvre, Blackstar, sorti deux jours seulement avant son décès, sonne plus que jamais, dans sa sombre flamboyance, comme un terrible présage, chant funèbre tout autant que testament spirituel : le talent de David Bowie, prémonitoire une fois de plus, consista aussi à mettre en scène, ainsi que le donne à voir ce clip somptueux mais saisissant de réalisme mortifère, qu'est Lazarus, sa propre mort, à l'instar de Mozart, autre génie de la musique bien qu'en un tout autre registre, avec son Requiem.
Repose donc en paix, dans l'immatériel espace de ton incorruptible mythe, cher David. Mais tu n'y es pas seul : une partie de ma jeunesse, de ma vie de dandy, est partie avec toi !
DANIEL SALVATORE SCHIFFER*
*Philosophe, auteur, notamment, de Philosophie du dandysme - Une esthétique de l'âme et du corps (PUF), Le Dandysme - La création de soi (François Bourin), Oscar Wilde - Splendeur et misère d'un dandy (La Martinière) et Lord Byron (Gallimard).
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