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Accueil du site > Tribune Libre > GRANDES VOIX. Kamel Daoud prend du recul : « Je me résous à creuser et non (...)

GRANDES VOIX. Kamel Daoud prend du recul : « Je me résous à creuser et non déclamer. »

Lettre à un ami étranger

par Kamel Daoud

 

Cher ami. J'ai lu avec attention ta lettre, bien sûr. Elle m'a touché par sa générosité et sa lucidité. Étrangement, ton propos est venu conforter ce que j'ai déjà pris comme décision ces jours, et avec les mêmes arguments. J'y ai surtout retenu l'expression de ton amitié tendre et complice malgré l'inquiétude.

Je voudrais cependant répondre encore. J'ai longtemps écrit avec le même esprit qui ne s'encombre pas des avis d'autrui quand ils sont dominants. Cela m'a donné une liberté de ton, un style peut-être mais aussi une liberté qui était insolence et irresponsabilité ou audace. Ou même naïveté. Certains aimaient cela, d'autres ne pouvaient l'accepter. J'ai taquiné les radicalités et j'ai essayé de défendre ma liberté face aux clichés dont j'avais horreur. J'ai essayé aussi de penser. Par l'article de presse ou la littérature. Pas seulement parce que je voulais réussir mais aussi parce que j'avais la terreur de vivre une vie sans sens. Le journalisme en Algérie, durant les années dures, m'avait assuré de vivre la métaphore de l'écrit, le mythe de l'expérience. J'ai donc écrit souvent, trop, avec fureur, colère et amusement. J'ai dit ce que je pensais du sort de la femme dans mon pays, de la liberté, de la religion et d'autres grandes questions qui peuvent nous mener à la conscience ou à l'abdication et l'intégrisme. Selon nos buts dans la vie.

Sauf qu'aujourd'hui, avec le succès médiatique, j'ai fini par comprendre deux ou trois choses.

D'abord que nous vivons désormais une époque de sommations. Si on n'est pas d'un côté, on est de l'autre ; le texte sur « Cologne », j'en avais écrit une partie, celle sur la femme, il y a des années. A l'époque, cela n'a fait réagir personne ou si peu. Aujourd'hui, l'époque a changé : des crispassions poussent à interpréter et l'interprétation pousse au procès. J'avais écrit cet article et celui du New York Times début janvier ; leur succession dans le temps est donc un accident et pas un acharnement de ma part. J'avais écrit, poussé par la honte et la colère contre les miens, et parce que je vis dans ce pays, dans cette terre. J'y ai dit ma pensée et mon analyse sur un aspect que l'on ne peut cacher sous prétexte de « charité culturelle ». Je suis écrivain et je n'écris pas des thèses d'universitaires. C'est une émotion aussi. Que des universitaires pétitionnent contre moi aujourd'hui, pour ce texte, je trouve cela immoral parce qu'ils ne vivent pas ma chair, ni ma terre et que je trouve illégitime sinon scandaleux que certains me servent le verdict d'islamophobie à partir de la sécurité et des conforts des capitales de l'Occident et ses terrasses. Le tout servi en forme de procès stalinien et avec le préjugé du spécialiste : je sermonne un indigène parce que je parle mieux des intérêts des autres indigènes et post-décolonisés. Et au nom des deux mais avec mon nom. Et cela m'est intolérable comme posture. Je pense que cela reste immoral de m'offrir en pâture à la haine locale sous le verdict d'islamophobie qui sert aujourd'hui aussi d'inquisition. Je pense que c'est honteux de m'accuser de cela en restant bien loin de mon quotidien et celui des miens.

L'islam est une belle religion selon l'homme qui la porte, mais j'aime que les religions soient un chemin vers un dieu et qu'y résonnent les pas d'un homme qui marche. Ces pétitionnaires embusqués ne mesurent pas la conséquence de leurs actes et du tribunal sur la vie d'autrui.

Cher ami.

J'ai compris aussi que l'époque est dure. Comme autrefois, l'écrivain venu du froid, aujourd'hui, l'écrivain venu du monde dit « arabe » est piégé, sommé, poussé dans le dos et repoussé. La surinterprétation le guette et les médias le harcèlent pour conforter qui une vision, qui un rejet et un déni. Le sort de la femme est lié à mon avenir, à l'avenir des miens. Le désir est malade dans nos terres et le corps est encerclé. Cela, on ne peut pas le nier et je dois le dire et le dénoncer. Mais je me retrouve soudainement responsable de ce qui va être lu selon les terres et les airs. Dénoncer la théocratie ambiante chez nous devient un argument d'islamophobe ailleurs. Est-ce ma faute ? En partie. Mais c'est aussi la faute de notre époque, son mal du siècle. C'est ce qui s'est passé pour la tribune sur « Cologne ». Je l'assume mais je me retrouve désolé pour ce à quoi elle peut servir comme déni et refus d'humanité de l'Autre. L'écrivain venu des terres d'Allah se retrouve aujourd'hui au centre de sollicitations médiatiques intolérables. Je n'y peux rien mais je peux m'en soustraire : par la prudence comme je l'ai cru, mais aussi par le silence comme je le choisis désormais.

Je vais donc m'occuper de littérature et en cela tu as raison. J'arrête le journalisme sous peu. Je vais aller écouter des arbres ou des cœurs. Lire. Restaurer en moi la confiance et la quiétude. Explorer. Non pas abdiquer, mais aller plus loin que le jeu de vagues et des médias. Je me résous à creuser et non déclamer.

J'ai pour ma terre l'affection du déchanté. Un amour secret et fort. Une passion. J'aime les miens et les cieux que j'essaye de déchiffrer dans les livres et avec l'œil la nuit. Je rêve de puissance, de souveraineté pour les miens, de conscience et de partage. Cela me déçoit de ne pas vivre ce rêve. Cela me met en colère ou me pousse au châtiment amoureux. Je ne hais pas les miens, ni l'homme en l'autre. Je n'insulte pas les raisons d'autrui. Mais j'exerce mon droit d'être libre. Ce droit a été mal interprété, sollicité, malmené ou jugé. Aujourd'hui, je veux aussi la liberté de faire autre chose. Mille excuses si j'ai déçu, un moment, ton amitié cher A… Et si je rends publique cette lettre aujourd'hui, avant de t'en parler, c'est parce qu'elle s'adresse aux gens affectueux, de bonne foi comme toi. Et surtout à toi. A Oran.

 

Sources :

http://lequotidien-oran.com/?news=5224963
http://www.lemonde.fr/idees/article/2016/02/11/les-fantasmes-de-kamel-daoud_4863096_3232.html

http://www.lemonde.fr/idees/article/2016/01/31/cologne-lieu-de-fantasmes_4856694_3232.html

 

Photo X - Droits réservés


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17 réactions à cet article    


  • Pomme de Reinette 20 février 2016 08:56

    Kamel Daoud est un homme libre, que veulent faire taire à la fois les fanatiques extrémistes et les staliniens de la pensée.
    C’est bien d’avoir publié ces lettres d’amitié.


    • VICTOR Ayoli VICTOR 20 février 2016 13:00

      @Pomme de Reinette

      Merci. Mais le courage politique, la rigueur de pensée et le talent ne font pas recette...

      Amitiés.


    • Hector Hector 20 février 2016 13:20

      @VICTOR
      Et c’est un euphémisme...


    • Shawford 20 février 2016 13:21

      @Pomme de Reinette/hache aillée

      Je note


    • Pomme de Reinette 20 février 2016 20:13

      @homard le provocateur débile

      Comment pouvez-vous comparer K. Daoud à ce nain de jardin  ?
      C’est exactement son contraire : l’un est encensé par les gauchistes et célébré par tous les crétins radicalisés de la planète, l’autre est victime à la fois d’une fatwa d’islamistes et de l’omerta de la « bien-pensance » hypocrite.


    • Pierre Régnier Pierre Régnier 20 février 2016 22:29

      @Pomme de Reinette

      Ici, Pomme de Reinette, vous vous laissez entraîner par un très mauvais réflexe. Ce n’est pas parce qu’il est encensé, effectivement, par des écervelés gauchistes et par des porteurs de haine, que Shlomo Sand serait « un nain ». Son livre « Comment le peuple juif fut inventé ? » est d’une grande utilité.


    • Pomme de Reinette 21 février 2016 06:56

      @Pierre Régnier

      Comme on peut le constater avec le très mauvais réflexe de « Omar », ce bouquin, qui n’est qu’un pamphlet opportuniste truffé d’erreurs et d’incongruités, n’a d’ « utilité » que pour les ignares et les haineux.

      C’est l’exacte anti-thèse de l’honnêteté, de la justesse et du courage intellectuel de K. Daoud.
      Beaucoup moins « vendeur » de nos jours.


    • Pomme de Reinette 21 février 2016 12:33

      @homard le débile léger

      S.S. est professeur à la fac de Tel Aviv et vient de prendre sa retraite avec tous ses émoluments.
      Tout le monde s’en fout royalement.
       smiley


    • Pierre Régnier Pierre Régnier 21 février 2016 14:19

      @Pomme de Reinette

      Le livre de Schlomo Sand est plus utile aux juifs que, par exemple, le dernier essai de Bernard-Henri Lévy dans lequel celui-ci explique, en 440 pages, que le judaïsme est un merveilleux système de croyances permettant à BHL de s’engager sans réserve, avec risques et périls pour lui et pour les autres, dans une passionnante vie romanesque.

       

      Il est urgent de dé-diviniser les croyances en un Dieu qui commanderait le meilleur comme le pire, les demandes faites dans l’antiquité à Ninive d’abandonner sa déraison et sa barbarie conquérante, comme les prétendus appels faits à BHL de se prendre pour Jonas en 2016, dans un monde où la théologie criminogène continue de faire les pires ravages.

       

      Que ce soit principalement dans l’islam qu’elle fait aujourd’hui ces ravages ne justifie en rien l’ntêtement à la justifier encore et toujours dans les deux religions antérieures qui l’ont inventée et réanimée (en trahissant Jésus de Nazareth dans le cas du christianisme).


    • Pomme de Reinette 21 février 2016 14:38

      @Pierre Regnier

      « Le livre de Schlomo Sand est plus utile aux juifs »
      Vous permettrez à ceux-ci d’en juger eux-mêmes.

      en trahissant Jésus de Nazareth
      Ca faisait longtemps que je n’avais pas lu un curé laïc recycler les arguments de la théologie de la substitution.

       smiley


    • Pierre Régnier Pierre Régnier 21 février 2016 16:04

      @Pomme de Reinette

      Merci d’avoir incité celui que vous qualifiez de »curé laïc" à s’informer un peu sur la théologie de la substitution. J’avoue n’avoir eu précédemment que peu de connaissances sur la chose ainsi exprimée, et c’était bien dommage parce que c’est très intéressant.

       

      Ceci dit, je répète que ce qui me soucie et m’indigne, en matière de théologie, c’est ce qui la fait criminogène en certaines de ses parties.

       

      Que Jean-Paul II ait orienté l’Église catholique dans le sens d’une récusation complète de la théologie de la substitution - comme on dit dans Wikipédia - c’est peut-être une bonne chose, mais j’aurais de beaucoup préféré qu’il refuse la ré-inscription et la re-justification de la théologie criminogène dans le Nouveau Catéchisme de l’église catholique... qu’il a qualifié de « guide spirituel pour le XXIe siècle ». Ce refus, devenu maintenant nécessaire rejet, doit désormais être exigé de toute urgence par l’ensemble des chrétiens, tout spécialement par ceux qui sont catholiques. Je vois mal comment le monde religieux, et donc le monde tout court, pourraient être pacifiés sans que cela soit fait.


    • Pomme de Reinette 21 février 2016 16:22

      @Pierre Régnier

      Le laïcisme n’est pas indemne de criminalité, la preuve par le communisme.
      Allez donc prêcher chez les catholiques.
      Ce n’est pas le sujet de ce fil.


    • Christian Labrune Christian Labrune 21 février 2016 23:48

      Son livre « Comment le peuple juif fut inventé ? » est d’une grande utilité.

      @Pierre Régnier

      Il me semble que vous exagérez quelque peu : je ne sais pas combien peut coûter ce pauvre bouquin, mais je suis à peu près sûr qu’au Franprix près de chez moi, on pourrait remplir de rouleaux de papier-toilette deux ou trois chariots pour le même prix. Rabelais, qui s’y connaissait en matière de torche-culs, s’il vivait encore, m’approuverait nécessairement.


    • Christian Labrune Christian Labrune 21 février 2016 23:52

      @homard le débile léger

      @Pomme de Reinette
      « léger »  ? Comme vous y allez ! je vous trouve bien bonne ! Ces sortes de crustacés, on ne les trouve pas en surface. Vous auriez donc mieux fait de dire « profond ».


    • Pierre Régnier Pierre Régnier 22 février 2016 08:57

      @Christian Labrune

       

      Mea Culpa. Comme aurait pu le dire Pomme de Reinette, la réflexion sérieuse n’est pas le sujet de ce fil. Donc évitons d’évoquer ce qui fait les grandes guerres - anciennes et durables - du moment, et de glisser vers des réflexions qui pourraient amener à regretter leur existence.

       

      Restons-en donc aux échanges irrespectueux et insultants, mais jouissifs, qui enferment les « débats » dans l’invention systématique, par exemple, de la haine chez l’adversaire, comme savent si bien le faire, depuis des années sur Agoravox, quelques militants islamistes du clavier. Ce sont assurément eux qui vont nous conduire partout aux solutions pacifiques idéales du très à la mode « Vivre ensemble ».


    • Pomme de Reinette 22 février 2016 19:57

      @Christian Labrune

      Vous avez raison, je suis trop bonne.
      D’ailleurs au concours de lourdeur et de gros sabots, sur cet article si plein de finesse et d’amitié, je ne sais qui, du homard ou du curé de campagne, aura gagné la palme de la plus invraisemblable cuistrerie.


    • Pierre Régnier Pierre Régnier 20 février 2016 22:19

      Il est regrettable que Kamel Daoud se laisse enfermer dans la tricherie très répandue qui fait de la crainte ou/et la détestation de l’islam - qu’exprime très bien le terme « islamophobie » - une haine des musulmans alors qu’il serait tellement plus simple, pour parler de cette haine et de son nécessaire rejet, d’employer le terme « musulmanophobie » comme on emploie le terme « judéophobie » pour parler de la haine des juifs, là aussi, bien sûr, pour la rejeter.

       

      Ceci dit, comme Boualem Sensal ou comme Rachid Boudjedra, Kamel Daoud est de ces écrivains algériens particulièrement courageux grâce auxquels, peut-être, s’établira un jour enfin, dans les peuples algérien et français, une communauté de valeurs pacifiquement et largement, c’est-à-dire populairement, partagées.

       

      En attendant il faut lire son beau livre « Meursault, contre-enquête » qui va dans ce sens en complétant utilement le trop universellement encensé « Étranger » de Camus, qui ne perd cependant rien à la publication de cette « contre-enquête ».

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