• AgoraVox sur Twitter
  • RSS
  • Agoravox TV
  • Agoravox Mobile

Accueil du site > Tribune Libre > Au bon vieux temps de la vapeur : les « Trains Bonnet »

Au bon vieux temps de la vapeur : les « Trains Bonnet »

Les Auvergnats de Paris avaient naguère leur journal. Ils disposaient également de trains spécialement affrétés à leur intention pour, l’été venu, « descendre au pays » ou « remonter » vers la capitale, les valises chargées de charcuteries et de fromages, et la tête pleine du tintement des sonnailles dans les pâturages...

JPEG - 234.8 ko
Au bon bougnat, toile d’André Renoux

Peu à peu, le souvenir du journaliste Louis Bonnet (1856-1913) – fils d’un imprimeur d’Aurillac – s’estompe dans la mémoire collective, et seuls les plus anciens des Auvergnats de la capitale – souvent des cadets de familles paysannes – se souviennent encore du nom de ce personnage autrefois si populaire parmi les « compatriotes » montés à Paris trouver un emploi. Parfois dans la brocante ou la ferraille. Le plus souvent dans une brasserie ou un « café-charbons » tenu par un « bougnat » originaire du même canton. Une popularité due à l’énergie constante et sans réserve que lui, l’intellectuel anticlérical, a consacrée à fédérer les Auvergnats de la capitale, pourtant majoritairement peu cultivés et de tradition catholique solidement ancrée.

Louis Bonnet, c’est en effet le fondateur (en 1886) de la Ligue Auvergnate, elle-même à l’origine de la création de très nombreuses associations culturelles qualifiées d’« Amicales ». Mais Louis Bonnet est avant tout connu pour avoir été le fondateur de l’hebdomadaire L’Auvergnat de Paris. Lancé le 14 juillet 1882, ce journal des « Émigrants du Centre » (sic) est très vite devenu le lien indispensable entre « lou païs » et la communauté auvergnate de la capitale, grâce aux nouvelles collectées dans les communes par les correspondants locaux. L’hebdomadaire ne se limite toutefois pas à cet aspect anecdotique : il comporte également des articles culturels et économiques en relation avec l’Auvergne, de même que des articles à caractère politique, parfois signés dans les premières années de la publication par le Ponot Jules Vallès.

L’Auvergnat de Paris est également devenu au fil du temps, grâce à son service de petites annonces dédiées aux limonadiers et aux restaurateurs, un outil de recrutement incontournable, de même qu’un vecteur tout aussi prisé de cessions de fonds et de baux commerciaux spécialisés. L’aventure a duré jusqu’en 2004 – date d’une première mutation – puis 2009, année où, victime des nouvelles technologies de communication et de la baisse concomitante du nombre d’abonnés, la parution a cessé (cf. L’Auvergnat se meurt..., L’Auvergnat est-il mort ?).

En définitive, le journal a été repris par le groupe de presse Michel Burton Communication (MBC). Il a donc survécu, mais il n’a désormais plus rien à voir avec cet esprit d’origine qui a perduré durant des décennies en établissant un trait d’union incontournable entre Paris et les plus modestes des villages d’Auvergne ou des départements limitrophes*. De nos jours, L’Auvergnat de Paris nouvelle formule n’est plus qu’un outil professionnel parmi d’autres dans le milieu de l’hôtellerie-restauration.

Voyager au son de la cabrette

Si le nom de Louis Bonnet est indissociable de l’histoire de L’Auvergnat de Paris, il est également associé dans la mémoire collective à une initiative ferroviaire de 1904 ayant pour objectif de permettre aux « émigrants » de ne pas se couper de leurs racines auvergnates en facilitant les voyages au pays.

Cette année-là, Louis Bonnet contacte les compagnies ferroviaires Paris-Orléans (PO) et Paris-Lyon-Marseille (PLM) afin de négocier avec elles des tarifs préférentiels sur les lignes qui relient le Massif Central à Paris. Le journaliste se montre si convaincant qu’il obtient l’affrètement de trains pour un tarif aller-et-retour inférieur de 40 % au prix normal du voyage, et la possibilité d’acheminer vers la capitale 30 kg de bagages par passager. Louis Bonnet réussit même à obtenir deux billets gratuits par trajet pour un couple de « cabrettaïres** » spécialement embarqués pour animer le voyage au son des valses et des bourrées !

Le premier « train Bonnet » s’élance de la gare de Bort-les-Orgues le 21 juin 1904. Malgré une interruption durant la Grande Guerre, il y en aura des centaines d’autres jusqu’en 1939. Pour faire face à la demande, Louis Bonnet installe même une billetterie au siège du journal. On y achète des titres de 2e et 3e classe. Les voyageurs ne sont pas trop regardants sur le confort, et cela tombe bien car il n’y en a guère : beaucoup de bois et peu de moleskine ! De quoi se meurtrir les chairs durant le long voyage nocturne entre Paris et l’Auvergne et vice-versa. Par chance, les musiciens sont là, et l’on danse pour agrémenter le parcours, au son des cabrettes ou, parfois, d’un duo cabrette-accordéon tel celui d’Antonin Bouscatel et Charles Péguri, inventeurs en 1905 du « musette » au Café auvergnat du 13 rue de Lappe. 

On danse dans le train, et l’on danse également sur les quais lorsqu’il faut refaire de l’eau ou recharger en charbon le tender de la locomotive. On danse, on saucissonne, on boit du vin, et l’on alterne – le plus souvent en patois – les anecdotes sur la vie parisienne et les histoires grivoises pour passer agréablement le temps avant de reprendre le dur labeur. Pour ceux qui descendent de Paris : donner un coup de main énergique à la parentèle pour faner, moissonner ou tuer le « moussu » (le cochon). Pour ceux qui montent vers la capitale : reprendre les éreintantes tournées de livraison de charbon et les manipulations de barriques.

Incontestablement, les trains Bonnet ont facilité les échanges entre l’Auvergne et Paris. Et cela malgré l’avertissement du poète cantalien Arsène Vermenouze : « Va, tu seras mangé par la ville vorace ! / Miné par les poisons meurtriers de Paris, / Vieux avant l’âge, l’âme et le cerveau taris, / Tu mourras sans laisser des enfants de ta race. » Au terme d’une vie de sacrifices et de travail dur, beaucoup d’Auvergnats « émigrés » ont vendu leur affaire et sont retournés au pays après y avoir fait restaurer la maison familiale ou s’être fait construire une belle villa emblématique de leur réussite.

D’autres ont pris le relais migratoire, faisant dans les années d’après-guerre des Auvergnats les maîtres incontestés de la limonade et des brasseries dans la capitale. Les trains Bonnet avaient alors disparu, et avec eux les musiciens embarqués. Mais l’ambiance était restée conviviale, et dans les wagons qui, depuis Aurillac, Clermont, Saint-Flour ou Rodez, emportaient de nouveaux Auvergnats vers la capitale, c’est à de belles agapes de charcutailles arrosées de piquettes régionales que l’on assistait dans les voitures de la moribonde 3e classe*** ou celles, moins inconfortables, de la 2e classe.

Aux compagnies du PO, du Midi et du PLM avait succédé la SNCF, et Louis Bonnet, enterré au Père-Lachaise, n’en avait rien su, lui qui avait, des décennies plus tôt, pris un aller simple pour un au-delà auquel il ne croyait pas.

 

L’Auvergnat de Paris s’adressait aux lecteurs originaires des départements suivants : Aveyron, Cantal, Corrèze, Haute-Loire, Lot, Lozère et Puy-de-Dôme.

** Un « cabrettaïre » est un joueur de cabrette, une variété de cornemuse – initialement réalisée en peau de chèvre –, très populaire en Auvergne.

*** La 3e classe a été supprimée en 1956.

À lire, pour tous ceux que l’aventure des Auvergnats de la capitale intéresse, l’excellent livre « Quand les Auvergnats partaient conquérir Paris » de Roger Girard, publié par Fayard. 

 

JPEG - 679.3 ko
Paris en 1914, angle des rues Sainte-Foy et d’Alexandrie

 


Moyenne des avis sur cet article :  4.09/5   (11 votes)




Réagissez à l'article

19 réactions à cet article    


  • gruni gruni 21 mars 2016 10:48
    Bonjour Fergus

    « Bougnat tu peux garder ton vin, ce soir le boirai mon chagrin » de Jacques Brel dans « Mathilde »
    Moins sympa, l’expression bougnoule qui viendrait de bougnat.
    Article intéressant, merci Fergus


    • Fergus Fergus 21 mars 2016 11:04

      Bonjour, gruni

      « Mathilde », très belle chanson de Brel.

      Pour ce qui est de l’origine du mot « bougnoule », il y en a plusieurs, souvent fantaisistes. Le plus intéressant est l’usage au 19e siècle du terme wolof « bunuul » qui désignait une personne noire de peau, et par extension toute personne « basanée » du sud de la Méditerranée.

      Cela dit, il y a en pays occitan (et donc en Auvergne) de nombreux patronymes qui se rapprochent du mot en question : Bouniol, Bounioul, Bounhoul, etc.

      Quant au mot « bougnat », il est clairement un diminutif donné par les parisiens aux Auvergnats de Paris qui se désignaient comme « charbougnats », autrement dit charbonniers.

       


    • Jason Jason 21 mars 2016 11:07

      Bonjour Fergus,

      J’ai connu dans mon enfance des pauvres bougres qui grimpaient des sacs de charbon au 5ème étage. L’exploitation était rude à cette époque.

      Les Auvergnats de paris seraient taxés de communautarisme aujourd’hui.

      Belle évocation quand même. Le train 1111 qui reliait Paris à Moulins, Vichy et Clermont-Ferrand. En 3ème (avant 56) on y échangeait qui un fruit ou un morceau de fromage. Epoque d’insouciance mais de raideurs, de conventions, de tabous innombrables, que je ne regrette pas.

      Non, ce n’était pas mieux avant. Nostalgie ou pas.

      Vous écorchez mai ’68 au passage ; n’oublions pas qu’il y avait 6 millions de grévistes, soit deux fois plus qu’en ’36. Les philosophes, sociologues, journalistes et autres nécrophiles ont bel et bien enterré cet immense souffle de liberté, sabordé par le PCF sur ordre de Moscou.


      • Fergus Fergus 21 mars 2016 11:28

        Bonjour, Jason

        Oui, j’ai bien connu également ce temps des bougnats et leur travail très dur, sac de boulets sur l’épaule et visage noirci par la poussière de charbon.

        « Les Auvergnats de paris seraient taxés de communautarisme aujourd’hui »

        C’est possible, et de fait ils ont (plus encore que les Bretons) formé à Paris la communauté provinciale la plus efficace en matière d’entraide, y compris avec l’aide des élus, grands pourvoyeurs en recommandations pour les jeunes de leur canton ou de leur circonscription.

        Aujourd’hui encore, il existe de nombreuses amicales auvergnates qui organisent des fêtes, à commencer par la Nuit Arverne qui désigne chaque année la « Pastourelle », une sorte de miss nettement plus récompensée pour ses connaissances du « pays » que pour ses qualités physiques. Et même si la présence auvergnate s’est nettement diluée dans la limonade et la restauration depuis les années 70, elle reste très importante dans la capitale.

        « Epoque d’insouciance mais de raideurs, de conventions, de tabous innombrables »

        J’ai surtout le souvenir de la gaîté et de la convivialité qui régnaient dans le Paris-Béziers ou le Paris-Nîmes qui me transportaient entre Paris et Massiac ou saint-Flour.

        Je ne comprends pas votre allusion à « Mai 68 ». ????


      • Jason Jason 21 mars 2016 12:01

        @Fergus

        Je ne comprends pas votre allusion à « Mai 68 ». ???? Pardon, c’était destiné à un autre billet (écrit sur la même page).


      • Fergus Fergus 21 mars 2016 12:35

        @ Jason

        Les aléas du copié-coller. smiley


      • aimable 21 mars 2016 13:03

        @Fergus

        bonjour

        je me suis laissé dire par un auvergnat qu’ils avaient leur propre banque qui était en quelque sorte mutualiste, non officielle bien sur, qui rendait l’achat de cafés et autres plus simples mais il ne fallait pas oublier de rembourser !


      • Fergus Fergus 21 mars 2016 16:11

        Bonjour, aimable

        Je n’ai jamais eu connaissance de cela. Ni par mon père qui a travaillé durant des décennies dans la restauration à Paris, ni par un cousin (éloigné il est vrai) qui avait acheté un bistrot du côté de la Bastille avant de repartir au pays quelques années plus tard.

        En revanche, il en allait des engagements dans la profession comme de ceux qui étaient pris naguère dans les foires : une parole est une parole ! 


      • aimable 21 mars 2016 18:04

        @Fergus
        une parole est une parole et par les temps qui courent , cela n’a pas de prix  :-
        en ce qui concerne la « mutuelle » ce n’était pas une affirmation , puisque jamais vérifiée


      • aimable 21 mars 2016 18:13

        @Fergus
        l’esprit d’entraide tel qu ’ il ma été présenté me plaisait bien puisque que cela n’ était pas fait pour intérêt


      • Fergus Fergus 21 mars 2016 18:44

        @ aimable

        « l’esprit d’entraide tel qu ’ il ma été présenté me plaisait bien puisque que cela n’ était pas fait pour intérêt »

        Cet esprit d’entraide « communautaire » a toujours été très fort chez les Auvergnats de paris.

        Cela dit, les jeunes y sont nettement moins sensibles qu’auparavant. Sans doute parce que depuis les années 70, ils sont nettement mieux éduqués et ont de ce fait diversifié leurs possibilités de faire carrière relativement à leurs aînés.


      • Abou Antoun Abou Antoun 21 mars 2016 13:37

        Bonjour Fergus,
        En somme ce Bonnet est l’inventeur du ’charter’ ou pour être plus correct du ’train nolisé’.
        Et puisqu’on parle des auvergnats pourquoi ne pas citer une chanson de circonstances :
        Chanson pour l’Auvergnat
        écrite en l’honneur du mari de la Jeanne, Marcel Planche, à moins que ce soit pour Marcel Cambon un vrai bougnat. Ce bon vieux Marcel était un vrai partageux, qualité qu’on refuse de reconnaître aux auvergnats, il a donné à Georges pas seulement 4 bouts de bois.
        Il y a tout dans la chanson française.


        • Fergus Fergus 21 mars 2016 16:29

          Bonjour, Abou Antoun

          En effet, on peut dire que Louis Bonnet a lancé les premiers « charters » ferroviaires. Du moins affrétés de manière régulière car il existait déjà des trains de pèlerinage occasionnels.

          De même a-t-il créé la première agence de voyages au siège de l’Auvergnat de Paris. Avec il est vrai un choix de destinations quelque peu limité. smiley

          Pour ce qui est de la Chanson pour l’Auvergnat (merci pour le lien), très franchement, je ne sais pas si Brassens a fait allusion à Marcel Planche ou à Marcel Cambon. L’hommage rendu dans le 2e couplet est en revanche clairement destiné à Jeanne Le Bonniec, également célébrée dans Jeanne.

          Il y a tout dans la chanson française."

          En effet : le pire comme le meilleur. Par chance, on oublie le pire pour ne garder que le meilleur, et grâce à quelques grands poètes, élever nos réflexions.



        • Brice Bartneski bartneski 5 juillet 2016 09:46

          Bonjour Fergus,


          je passe par ce biais pour te remercier pour l’article sur les maisons bretonnes. Je vais me promener cet été en Bretagne. Peux-tu me conseiller quelques adresses incontournables ? (sites, hébergement, tables etc...). Je n’aime pas trop la foule et je préfère les terres à la côte, l’authentique plutôt que le touristique.

          Merci beaucoup. Chacun de tes souvenirs de voyage me donne envie de bouger.


          • Fergus Fergus 5 juillet 2016 10:07

            Bonjour, bartneski

            Il est toujours difficile de « conseiller » quelqu’un. Néanmoins, je peux essayer si tu me dis dans quelle partie de la Bretagne tu comptes te rendre. Auquel cas je m’adresserai à toi par le biais de ton adresse e-mail.


          • Brice Bartneski bartneski 5 juillet 2016 20:37

            Merci d’avance pour tes conseils. Je viens de Picardie. 


            1er arrêt à Saint-James aux environs de Saint-Malo. 

            2ème étape : Le Verger entre Rennes et la forêt de Paimpont (brocéliande)

            3ème étape : Plouyé dans les monts d’arrée

            4ème étape : Fougères

            Je cherche des lieux insolites et des hébergements pas chers du tout...

            • Brice Bartneski bartneski 5 juillet 2016 20:42

              Et avant tout, les lieux que tu apprécies car il me semble que nous ayons les mêmes goûts d’authenticité.

Ajouter une réaction

Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page

Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.


FAIRE UN DON



Publicité



Les thématiques de l'article


Palmarès



Publicité