Changement
Réflexions suite à la lecture de l'article de Chris Hedge : "les salaires du péché", paru sur le site « les Crises »
Il commence par un portrait de Platon qui ne contredit pas la manière dont je l'avais compris, et laissé de côté mais qui, par cette « contraction » nous fait penser au programme de l'EIL pour mettre en place son monde idéal.
Puis nous partons aux États-Unis dans ces îlots de désespoirs, de décadence et de violences.
Après première lecture, après avoir perçu ce constat de bon sens un brin désabusé, on ne peut qu'acquiescer, et s'asseoir. Et puis, les pensées cheminant sans contrainte, on en vient à ressentir une frustration, puis quelque chose comme une colère, un refus de la fatalité.
Pendant des millénaires, le changement était à peine perçu par chaque génération, l'état des sociétés se transformait aux rythmes lents des évolutions de la psyché. Il peut y avoir catastrophe d'une génération à l'autre, un recul, une pathologie inguérissable, mais il y a aussi, le plus souvent un petit apport qui distord la répétition par l'imitation. On dit que l'on subit l'histoire familiale et que peuvent ressortir, plusieurs générations après, un caractère et la résolution d'un conflit intérieur, d'un chagrin, d'un secret. C'est infime mais cela n'évolue pas de manière linéaire et continue, cependant il existe des chocs, des ruptures ou des envolées, qui resteront posées pour l'avenir. Ainsi, au bout d'un temps il y aura un détachement involontaire, inconscient, mais quelque chose sera posé qui ne reviendra pas en arrière.
Ce que dit cet article, c'est que le changement effraie ; je pense que c'est très juste et d'autant plus s'il fait irruption soudainement en transformant profondément le socle d'une société ; on a dit de l'électricité, du chemin de fer que leurs débuts furent plus inquiétants que l'arrivée du TGV. Et pourtant, le TGV a été une révolution pour laquelle nous avons sacrifié bien des territoires. Et puis il y a des technologies dont le péquin ne pressent pas la vulgarisation qui chamboulera tout, partout. L'imprimerie a mis des siècles à vulgariser l'écrit, Internet a mis dix ans à changer les mœurs. Le petit coup d'accélérateur, je le situe dans la course au profit, les inventions en amont, téléphonie, satellites, étaient déjà faites, la simplicité, au fond, de cette technologie et sa facilité d'emploi a rendu la progression exponentielle aisée.
On peut faire ici un aparté sur la vulgarisation vue par beaucoup comme l'égalité enfin, de tous face aux biens, reléguant dans un passé obsolète les privilèges d'antan. Le fait est pourtant, que cette vulgarisation ne se fait pas sans dégâts.
Ainsi, l'ère industrielle est-elle arrivée assez rapidement mais pas aussi vite que la multiplication des petits biens, propulsée par l'appât du gain. L'individualisme qui s'ensuivit est, pour les jeunes, un dû, pourtant de moins en moins partagé. Certes, happés par les chimères vantées copieusement en images, on vit de plus en plus mal en possession de toutes ces nouveautés.
Mais ce que dit Hedge dans son texte, c'est plutôt la fin d'une ère tranquille où le travail étant assuré, les revenus avec, la vie pouvait continuer plus ou moins pépère. Seulement, ce changement là fut plus abrupt encore que ne le fut l'arrivée de l'industrialisation, non seulement il est son envers qui détruit sans un regard mais laisse à la pauvreté qui s'ensuit, des ruines, des ordures, un désœuvrement qui ne s'éteint pas tranquillement parce qu'il ne rappelle rien des histoires des aïeux. Et si l'on sait que cette promesse était vaine, incapable de se développer à l'infini, une illusion à laquelle tout le monde a cru, ponctuellement, c'était presque un confort pour tous, mais un confort qui ensuque avec une vigilance déposée pour une soumission dorée, ponctuée de luttes qui parfois apportaient un embellissement comme si ce monde de production était posé pour toujours. Le cœur humain resté dans son ancestral rythme n'envisageait pas l'éphémère de ce qui le sous-tendait. Car cette folle frénésie de l'avoir se gonflait d'importance mais ne prenait pas le temps du recul nécessaire ; alors sommes-nous tous programmés pour l'éternel retour ? Et pourtant il était clair depuis toujours que nous ne pourrions indéfiniment fabriquer... des machines à coudre, puisque c'est l'exemple pris par Hedge, alors même que chaque ouvrier, que chaque ouvrière ne pensait pas l'éternité d'un mode de vie transmis génération après génération. Mais il n'y a pas eu de transition, les prolétaires ont été oubliés comme on oublie un vieil objet dans une cave ; la parenthèse avait-elle été belle ? On la fermait sans recours. Peut-on parler alors de ne pas aimer le changement ? D'une vie qui se serrait les coudes dans une structure cahin-caha, à : chacun se retrouve à subir un choc qui s'ouvre sur le vide.
Ils ont payé les premiers ; aujourd'hui, la classe moyenne éduquée au point de s'être sentie hors du peuple manipulé, libre, est pourtant prévenue, l'épicentre du séisme n'a pas encore eu lieu mais des secousses sismiques régulièrement ébranlent ses fondements. Ce qui arrive aux autres ne lui arrivera pas, pense-t-elle, elle qui a su si bien apprendre la leçon de son confort mérité ; elle ne veut rien voir, même pas le rétrécissement constant de ses prérogatives, ses droits, ses privilèges. Retour à la case peuple, cette masse indéfinie, jetable elle aussi.
Est-ce une leçon de fatalisme l'aveuglement commun qui répond exactement comme on le lui demande ? On prend plus de gants avec elle car en son sein restent des éléments utiles mais elle se comporte comme les populations dont on raconte les mouvements dans les livres d'Histoire, quelques fièvres parfois la secouent puis elle rentre dans son rang, car tant qu'il respire l'homme se sent en vie et il n'a pas retenu l'autre leçon, celle qui qui dit qu'il tient son sort en main, qu'il est libre ; mais il n'a jamais bien su quoi mettre derrière ce mot : libre. Quand il y pense il est toujours trop tard et il se fait héros sur des barricades avant de rentrer dans les moules qu'on lui a préparés.
On dit que l'anticipation est le propre de l'homme, comme son rire, mais que devient-elle, quand il n'est plus un mais en nombre ? Il suit et comme un chien fidèle ne change pas de maître ; le plus macho des époux, le plus dur contremaître se retrouvent dans la file, volontaires.
La passivité des masses ne s'expliquent que parce que la masse est inhumaine, elle n'est pas le bain naturel de l'homme. Il s'y perd. Dans l'anonymat, l'énergie se transforme, infime parcelle d'une puissance phénoménale qu'il ne sait pas guider.
Parfois il se réchauffe au contact de l'espoir de l'autre, ils s'encouragent et le rêve partagé un instant semble donner des ailes alors qu'au retour à l'usine, au bureau, à l'école, seul face à soi-même, la désobéissance lui est difficile.
On nous a chanté l'individualisme qu'on nous vendait comme une liberté, comme un destin individuel qu'on maîtrisait, et on a tellement aimé ce chant qu'on en a oublié qu'existait encore un destin collectif, parce que nos petits uns dans la masse n'étaient rien d'autres pour les puissants que des bons à payer. Notre destin collectif nous rattrape et c'est une bonne chose mais ils sont trop nombreux encore à ne pas s'y plier. Hedge nous dit notre nostalgie de ce passé doré au point de croire qu'on pourra le retrouver et pour ça, voter pour ceux qui disent que c'était mieux avant et qu'il suffit d'y retourner. Dans le panel de nos politiques, il y a ceux qui essaient de nous fourguer encore ce présent déglingué- mais ils ne s'adressent qu'à eux-mêmes-, ceux qui détaillent le chemin de la ruine et tentent de nous convaincre qu'en remontant le courant nous retrouverons la source, et puis ceux, plus rares qui ayant fait le constat, inventent et proposent de nouveaux buts en suivant de nouveaux chemins. Mais, nous dit Hedge, les hommes n'aiment pas le changement et quand les politiques en place nous le proposent, ce n'est pas pour nous dynamiser, nous amener à débroussailler des routes jamais empruntées, mais pour nous faire croire que nous retrouverons ce mieux qu'ils ont si consciencieusement dilapidé.
On sait que les mineurs aimaient leurs mines, les ouvriers leur usine, on sait que quand l'exploitation allait trop loin, tous ensemble ils se levaient, les luttes leur coûtaient en énergie, en argent, mais ils gagnaient ce peu qui leur permettait de continuer ; ce qui les tenait debout ? Leur solidarité, leur culture populaire, et politique, leur dignité. C'est cela qu'on leur a ôté tout d''un coup. Quant aux secteurs non délocalisables, la dégringolade a été menée peu à peu, après néanmoins s'être avisés qu'il était intelligent de les séparer.
Nous en sommes là, les chômeurs à allocations sont privilégiés comparés à ceux qui n'en ont plus, travailleurs précaires peut-être encore nantis vis à vis des premiers ? et, en haut de l'échelle ceux qui, dans des secteurs stratégiques gardent, ce que j'entends dire ces derniers jours, des privilèges ! Ce privilège qui seul permet la lutte ! Il est donc insensé – et c'est un changement qui lui probablement a été accepté- de jeter la pierre aux privilégiés qui peuvent lutter ! À les entendre, ces dénigreurs, il faudrait que tout le monde soit égalisé, tout en bas, ah les jolis bras du Capital !
Et ce qui fût conquêtes de luttes aujourd'hui s'appellent privilèges, oui, comme les privilèges des puissants, ceux des anciens seigneurs ! Le petit peuple a l'air de se démener pour plaire et servir ses bourreaux.
On me rétorque que je suis pessimiste, que le prolétariat est patient et sait attendre son heure ; je l'espère. Mais je n'en vois pas moins qu'après ces chocs subséquents aux illusions, beaucoup, la rage au ventre se retournent contre plus faibles qu'eux. C'est la hiérarchie naturelle des puissances, et l'on sait tous que les pires moments de l'Histoire n'ont pas vu fleurir la fraternité des peuples.
Allons... nous n'aimons pas le changement, mais nous y sommes contraints, aussi mieux vaut s'y préparer ensemble que les uns contre les autres.
http://www.les-crises.fr/les-salaires-du-peche/
Ah, la beauté des ruines, sublimée par combien de souffrance ?
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