• AgoraVox sur Twitter
  • RSS
  • Agoravox TV
  • Agoravox Mobile

Accueil du site > Actualités > Politique > Eloge de la radicalisation

Eloge de la radicalisation

Avertissement

Chers agents des services de renseignement, chers lecteurs prompts à l’indignation, je tiens à mettre tout de suite les choses au clair : mon propos n’est pas de faire l’apologie du terrorisme – quel que soit le sens qu’on veut bien donner à ce terme. Il s’agit bien plutôt de faire une analyse critique du mot radicalisation, en prouvant qu’il amalgame deux choses bien différentes : un effort pour agir en profondeur sur les maux de notre époque, et une révolte qui, pour être très violente, n’en est pas moins superficielle. 

Racines d'arbres sur les falaises du parc national de Neuse (Caroline du Nord)
Source de l'image : https://en.wikipedia.org/wiki/Root#/media/File:Tree_Roots_at_Riverside.jpg

 

Rendons à César ce qui est à Antoine

J’ai hésité à écrire ce papier après avoir lu dans Mediapart un article intitulé Terrorisme : la langue inopérante (texte accessible aux abonnés du journal en ligne). En voici un extrait particulièrement remarquable :

« Le radicalisme, voilà l’ennemi ! La France se réveille avec la hantise des « radicalisations express ». Cet étrange pays, longtemps rad-soc, fait la chasse aux radicaux et rêve de déradicalisation – on entend évidemment dératisation.

Or la radicalité, c’est précisément ce qui manque en ce monde où les lois du marché imposent un consensus de fer naguère résumé par Margaret Thatcher, surnommée Tina : « There Is No Alternative. » Nous avons besoin d’un recul critique radical face à ce qui nous englue : Michel Foucault n’aurait jamais été aussi salutaire (« Les transformations réelles et profondes naissent des critiques radicales, des refus qui s’affirment et des voix qui ne cassent pas. »). »

En lisant ces lignes écrites par Antoine Perraud, je me suis dit qu’il avait brillamment exposé plusieurs des idées qui me trottaient dans la tête depuis des semaines. J’ai pourtant décidé de poursuivre mon projet d’article, parce qu’il m’est apparu que le thème de la radicalisation ne pouvait être entièrement traité en quelques lignes, aussi brillantes soient-elles, et qu’il pourrait être fort utile d’analyser les mots radicalisation et radical, afin de mettre en lumière toute leur ambiguïté. Commençons donc par définir ces termes.

Les radicaux sont-ils nécessairement dangereux ?

La radicalisation, c’est le processus par lequel un individu se radicalise. Et se radicaliser, c’est devenir radical. Mais que signifie cet adjectif ? Comme nous l’apprend, le dictionnaire de Furetière, cité par Antoine Perraud, le mot radical a à avoir avec la racine (radix, en latin) : « Qui sert de base et de fondement, qui ressemble à la racine. Les médecins disent qu’il y a dans tous les animaux un humide radical, qui est le principe de la vie, dont l’épuisement cause la mort. »

Bien entendu, il faut se méfier des étymologies, qui induisent souvent en erreur. Le mot antisémite, malgré ce que beaucoup de gens pensent, n’a jamais qualifié les adversaires des Sémites en général, mais bien les ennemis des Juifs. De même l’hémophilie n’est pas l’amour du sang, pas plus que la pédophilie n’est l’amour des enfants. Mais il n’en va pas de même pour le mot radical, dont le sens est souvent très proche de l’étymologie. Le Petit Robert atteste ainsi l’existence de l’expression « cure radicale », désignant une thérapie qui combat le mal à la racine.

Cette idée de racine est également présente dans le domaine politique. Avoir des idées radicales, c’est être partisan d’un changement profond des structures sociales et des mentalités. Avant de devenir centristes, les radicaux étaient en France très à gauche dans l’échiquier politique. Face à leurs adversaires royalistes ou bonapartistes, ces républicains convaincus constituaient une sorte d’avant-garde du progrès social et politique, jusqu’à ce que les socialistes ne les débordent sur leur gauche. Aujourd’hui encore, aux États-Unis, on nomme « radicals » les gens qui sont plus à gauche que les « liberals » (terme désignant les partisans d’un libéralisme moins économique que politique et culturel). Cf. le premier texte en annexe.

En un mot, le radicalisme consiste à aller au fond des choses : au lieu de se contenter de changements superficiels, il veut se donner les moyens de fonder la société et le gouvernement sur des bases nouvelles, plus justes et plus raisonnables. C’est ainsi, par exemple, qu’une partie des révolutionnaires français, avant la chute de la monarchie en 1792, se plaçait à gauche de l’assemblée nationale parce qu’ils étaient favorables à une fin de droit de veto du roi. Ces gens-là, pour l’époque, étaient des radicaux. Aujourd’hui, il n’y a plus de roi, mais des individus et des organisations beaucoup plus puissants que nos monarques de jadis, et dont le droit de veto a des conséquences au moins aussi dramatiques. Ce sont, par exemple, des institutions comme le FMI ou la Banque centrale européenne, ou encore les grandes banques privées et autres sociétés financières. La manière dont la souveraineté du peuple grec a été piétinée en 2015 montre assez bien quel est le pouvoir de nuisance de ces organisations. Être radical, c’est vouloir la fin d’un système politique et économique qui rend possible un tel déni de démocratie.

À noter que le mot radical a retrouvé en France ses vives couleurs d’antan. Peut-être à cause de l’influence des États-Unis sur notre culture, il a cessé d’être synonyme de centriste (sauf quand on parle des derniers survivants du radicalisme de la troisième République) pour qualifier tout ce qui se situe à gauche du parti socialiste. Cf., à titre d’exemple, cet article du Figaro. En somme, la gauche radicale, c’est tout simplement ce que Bourdieu appelait « la gauche de gauche » (à ne pas confondre avec la gauche de la gauche) : une gauche qui n’a pas abandonné son projet émancipateur ni sa lutte contre les inégalités économiques, sociales, culturelles et politiques.

On le voit, les idées radicales ne sont pas nécessairement contraires aux grands idéaux de notre République. Au début de la Révolution française, ceux qui réclamaient l’abolition de l’esclavage étaient minoritaires. Encore plus minoritaires, sans doute, étaient ceux qui prônaient une égalité politique de tous les citoyens, quel que fût leur sexe ou leur niveau de vie. Naguère considérées comme utopiques, extrémistes, voire délirantes, ces idées nous paraissent aujourd’hui aller de soi, et quiconque s’y opposerait ouvertement serait aussitôt catalogué comme un adversaire de la République. Il en va de même pour les idéaux démocratiques et laïques de ceux qui, à la fin du 19ème siècle, se désignaient eux-mêmes comme radicaux. Quant à l’actuelle gauche radicale, il me semble que ses revendications, loin d’être nécessairement délirantes, sont souvent assez logiques pour quiconque se dit sincèrement attaché à la démocratie. C’est tellement vrai qu’il arrive à des hommes politiques de droite d’avoir un discours radical. En janvier 2012, l’un d’entre eux a ainsi laissé échapper que son « véritable adversaire » était le « monde de la finance ». Par bonheur, il est par la suite revenu à des positions beaucoup plus modérées, c’est-à-dire antidémocratiques, conformes aux attentes des « marchés financiers ».

Pourquoi la radicalité est-elle confondue avec le fanatisme ?

Comme je l’ai montré, une certaine forme de radicalité n’est pas du tout incompatible avec les valeurs démocratiques, bien au contraire. Il serait donc intéressant de se demander pourquoi le mot radicalité est devenu synonyme de fanatisme. Une première réponse à cette question consiste à dire que les défenseurs de l’ordre établi ont tout intérêt à mettre dans un même sac tous ceux qui le contestent, et à se présenter eux-mêmes comme pacifiques, modérés, partisans du compromis. Ils ont d’autant plus intérêt à le faire que, paradoxalement, ces conservateurs sont en même temps des révolutionnaires. Comme le notaient déjà Marx et Engels dans le Manifeste du parti communiste, la bourgeoisie capitaliste ne se contente pas de vouloir garder ses privilèges : elle cherche à accroître sans cesse son pouvoir et sa fortune, et pour ce faire elle a besoin de détruire toutes les structures sociales traditionnelles qui pourraient entraver son action (cf. le texte en annexe).

La bourgeoisie capitaliste, dans sa quête fanatique du profit, n’hésite pas à détruire la paysannerie, l'artisanat, les vieilles aristocraties préindustrielles, les industries nationales – lorsqu’elles sont jugées trop peu rentables – mais aussi les liens familiaux (avec, par exemple, des rythmes de travail très différents pour les deux époux), les traditions religieuses (travail le dimanche, par exemple)… On pourrait bien entendu ajouter à cela la destruction des ressources naturelles et de nombreuses espèces vivantes. Il y a bien quelque chose de « radical » (au sens de fanatique, d’incroyablement obstiné), dans la manière dont la bourgeoisie capitaliste a voulu transformer le monde en une gigantesque machine à produire de l’argent. On comprend donc qu’elle a tout intérêt à se présenter comme le défenseur de nobles et vieilles traditions (les « valeurs de la République ») contre des contestataires de tous poils (islamistes radicaux, anticapitalistes radicaux, « ultragauche », « islamo-gauchistes », voire militants écologistes, etc.).

Cependant, il serait simpliste d’attribuer aux seuls gouvernements la confusion entre fanatisme et radicalité. Les fanatiques eux-mêmes ont l’illusion de connaître la racine du mal, d’aller au fond des choses, de revenir au véritable fondement de leurs croyances (d’où le terme de fondamentalisme). Il se pourrait donc bien que la confusion entre fanatisme et radicalité soit due au fait qu’on emprunte aux fanatiques le discours qu’ils tiennent sur eux-mêmes. En parlant d’« islam radical », on sous-entend que les partisans d’un islam rigoriste et réactionnaire sont plus musulmans que les autres : eux seuls seraient retournés aux véritables racines de l’islam. Pourtant, il y a fort à parier que les fanatiques, loin d’aller au fond des choses, ont une vision du monde extrêmement superficielle, y compris quant à leur propre religion. À supposer, par exemple, que l’islam des origines ait été fanatique – ce qui est sans doute bien discutable – il est clair qu’il a rapidement mis de l’eau dans son vin (sans jeu de mots). Les conquérants musulmans ont dû composer avec les populations chrétiennes et juives, car ils étaient alors minoritaires et n’avaient pas les moyens d’imposer leur religion par la force. De fait, un pays comme l’Égypte est resté majoritairement chrétien durant des siècles après avoir été conquis par les Arabes. De la même manière, les sunnites et les chiites ont la plupart du temps été amenés à faire des compromis pour cohabiter pacifiquement. Pour qu’une société puisse subsister longtemps, elle doit nécessairement lutter contre ses tendances fanatiques, parce que celles-ci sont autodestructrices. Voilà ce qu’on n’a pas compris les excités d’Al-Qaïda ou de l’organisation de l’État islamique.

Profondeur radicale, superficialité fanatique

Dans les précédentes lignes, j’ai beaucoup parlé de fanatisme, sans vraiment définir ce que j’entendais par là. Il me faut combler cette lacune, afin de montrer plus clairement ce qui sépare la véritable radicalité du fanatisme. Ce que j’appelle fanatisme consiste à attribuer une valeur sacrée à quelqu’un ou à quelque chose et à diaboliser tout ce qui semble s’y opposer. Dire par exemple, comme George W. Bush : « Either you are with us, or you are with the terrorists. » (« soit vous êtes avec nous, soit vous êtes avec les terroristes »), c’est parler à la manière des fanatiques. Un tel discours exprime une vision du monde simpliste, naïvement manichéenne, qui est très loin d’aller au fond des choses. Quand on essaie d’être vraiment radical, c’est-à-dire de trouver la racine d’un mal, on prend conscience que cette racine est en fait un ensemble de causes multiples, complexes, et qu’il est souvent difficile de démêler le bien du mal. Pour en revenir à l’exemple ci-dessus, il serait tout aussi fanatique de rejeter en bloc les États-Unis que de les mettre sur un piédestal, comme le faisait Bush dans son discours.

Une pensée vraiment radicale, de manière générale, ne se contente pas de pointer du doigt des groupes humains particuliers, comme le font les contestataires les plus superficiels de l’ordre établi. Elle réfléchit d’abord en termes d’organisation sociale et de culture collective. Au lieu de diaboliser des boucs émissaires, un penseur ou un militant radical s’efforce de comprendre en quoi la société dans laquelle il vit est mal organisée, mal pensée. Il va même jusqu’à faire son autocritique, en réfléchissant à la manière dont les croyances et les habitudes sociales imprègnent sa propre mentalité, ses émotions et son corps.

Pour illustrer cette idée, je prendrai l’exemple du capitalisme. Une façon très superficielle de critiquer ce dernier, c’est de diaboliser quelques individus ou groupes particuliers. C’est, par exemple, se focaliser sur les capitalistes américains, ou sur les Juifs (censés être forcément riches et puissants). Par nationalisme ou antisémitisme, on en vient ainsi à méconnaître la nature profonde du capitalisme, et on s’interdit de lutter contre lui efficacement. Tout « socialistes » qu’ils fussent, les nationaux-socialistes ont rapidement cessé de critiquer le capitalisme quand ils sont arrivés au pouvoir. Ils étaient d’ailleurs perçus par une partie de la bourgeoisie allemande comme un rempart contre la menace communiste. Une pensée plus radicale consiste à voir dans le capitalisme une organisation économique et politique permettant aux bourgeoisies de nombreux pays – par-delà la concurrence économique et les oppositions nationales ou religieuses – de s’entendre sur le dos des salariés dont elles exploitent la force de travail. Une pensée plus radicale encore enrichit cette analyse à l’aide de réflexions empruntées à la sociologie, à la psychologie et à la philosophie. Elle prend ainsi conscience que les racines profondes du capitalisme – désir de pouvoir, de reconnaissance, de distinction, soumission à l’autorité…. – existaient bien avant lui et lui survivront probablement. Le sexisme, la xénophobie et le racisme, par exemple, sont très utiles – voire indispensables – au capitalisme, car ils contribuent à diviser les salariés, pour le plus grand profit des patrons et des actionnaires. Mais ces tristes tares de l’humanité sont bien plus anciennes que le capitalisme, et rien ne dit qu’elles disparaîtront avec lui. En tout cas, un penseur radical ne peut pas prétendre en être totalement préservé, tant il a conscience d’être imprégné des habitudes de sa société et de sa classe. Ainsi, comme on peut le voir d’après cet exemple, plus une pensée devient radicale, plus elle devient subtile et nuancée, c’est-à-dire éloignée de tout fanatisme.

Radicalité et violence

Plus haut, j’ai tâché de prouver qu’il y avait une opposition bien nette entre la radicalité véritable et le fanatisme. On pourrait cependant me faire l’objection suivante : il existe au moins un point commun entre ces deux formes de pensée, c’est qu’elles conduisent souvent à la violence. Les fanatiques ont bien du mal à ne pas détester ceux qui méprisent ou critiquent leurs idoles, et cette haine peut aller jusqu’au meurtre. Quant aux radicaux, ils sont suspects par le simple fait qu’ils mettent en question certains des principes fondateurs de la société (la domination masculine, la domination blanche, la propriété privée des moyens de production, la reproduction sociale des « élites », etc.). Leur but n’est pas de faire quelques compromis superficiels, mais de mettre à bas toute une organisation sociale et politique. On voit mal comment un tel but pourrait être atteint de manière pacifique, vu les résistances qu’entraînerait toute tentative de le réaliser.

Même s’il n’est pas totalement inexact, ce parallèle entre fanatisme et radicalité n’en est pas moins superficiel. Il ne tient pas compte du fait que la violence est omniprésente, et qu'elle n'est l'apanage ni des radicaux, ni des fanatiques. En vérité, quoi qu’on fasse, une certaine forme de violence est inéluctable. Si, par souci de modération, on ne s’oppose que mollement aux injustices sociales, on en est d’une certaine manière complice. Or, qu’est-ce qu’une injustice, sinon une forme inacceptable de violence ? Et je ne parle pas ici seulement d'une violence morale - celle que peut éprouver, par exemple, un enfant des classes populaires en échec scolaire. Les inégalités sociales ont également des effets physiques, comme en témoigne entre autres ce rapport de l'INSEE, dont je cite un extrait significatif : "Les hommes cadres vivent en moyenne 6,3 ans de plus que les hommes ouvriers, dans les conditions de mortalité de 2000-2008. "

Allons plus loin. Nous avons vu plus haut que la bourgeoisie capitaliste a elle-même des tendances fanatiques. Si elle n’est pas freinée dans son élan par des adversaires sérieux, il n’y a pas de raison qu’elle cesse de chercher à accroître son profit par tous les moyens, quitte à saccager les sociétés, à épuiser toutes les ressources naturelles et à polluer à outrance l’environnement. Quand le capitalisme est modéré, c’est donc qu’il doit composer avec de puissants adversaires. Ce n’est pas par amour pour les prolétaires que Bismarck a entrepris d’importantes réformes sociales, dans l’Allemagne de la fin du 19ème siècle : c’était pour couper l’herbe sous le pied des mouvements révolutionnaires de l’époque. On pourrait en dire autant des réformes mises en place dans plusieurs pays d’Europe après la seconde guerre mondiale : il s’agissait de légitimer le capitalisme en garantissant à la majorité des gens une certaine prospérité économique et l’espoir d’un progrès continu pour eux ou pour leurs enfants. Paradoxalement, c’est parce qu’il y avait des adversaires radicaux du capitalisme que ce dernier a été contraint à se modérer.

Le lien entre radicalité et violence est donc beaucoup moins simple qu’il n’y paraît. Ce qui est certain, c’est que la violence des radicaux – ou d’une partie d’entre eux – est en grande partie une réponse à la violence institutionnelle d’une organisation sociale extrêmement inégalitaire. Il est certain également que la violence contre-révolutionnaire n’a souvent rien à envier avec la violence révolutionnaire – comme en témoignent, par exemple, la répression de la Commune ou la dictature de Pinochet.

Mais, objectera-t-on, la violence révolutionnaire, lorsqu’elle a abouti, a débouché sur des dictatures souvent très violentes. En témoignent notamment tous les régimes politiques qui, au 20ème siècle, se sont réclamés du marxisme-léninisme. Cependant, on pourrait répondre à cette objection que le marxisme-léninisme n’a pas été suffisamment radical. Au lieu de la dictature du prolétariat – c’est-à-dire un régime dirigé par le plus grand nombre – les révolutionnaires communistes ont instauré la dictature du parti unique. Ils ont repris les commandes de l’État en s’inspirant des pratiques répressives et autoritaires des régimes précédents. Prétendant constituer l’avant-garde du prolétariat, ils se sont comportés avec la même arrogance que les « élites » bourgeoises ou aristocratiques qu’ils avaient remplacées. Dans sa Ferme des animaux, Orwell imagine qu’un cochon tyrannique, Napoléon, subvertit peu à peu tous les slogans révolutionnaires de ses camarades. Le dernier slogan a être modifié est : « Tous les animaux sont égaux ». Napoléon ajoute ces quelques mots : « Mais certains sont plus égaux que les autres. » C’est exactement ce qu’ont fait les dictateurs dits « communistes », lesquels étaient en cela fort semblables aux révolutionnaires français, lorsqu’ils proclamaient que « tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit », sans pour autant abolir l’esclavage ni accorder le droit de vote aux pauvres ni aux femmes.

Ce qui est à craindre, ce n’est donc pas un excès, mais un défaut de radicalité. Les plus grandes violences et les plus grandes injustices viennent de ce que des groupes particuliers se présentent comme les légitimes représentants du Bien et du Vrai et diabolisent tous ceux qui s’opposent à eux. Cette attitude, je l’ai appelée fanatisme. Elle n’a rien à voir avec la radicalité véritable, qui consiste à mettre en question la société toute entière, sans s’exclure soi-même de cette critique. Se radicaliser, en ce sens, c’est promouvoir une forme d’organisation sociale plus démocratique, plus égalitaire, plus respectueuse de la liberté des uns et des autres, et finalement moins violente que celle que nous connaissons aujourd’hui. Est-il besoin de préciser qu’une telle radicalisation ne saurait être « express », et qu’elle n’a rien à voir avec la fureur meurtrière et suicidaire des criminels qui se réclament de Daesh ?

Annexes

Premier texte : sur la différence entre libéralisme et radicalisme

Sur un ton quelque peu humoristique, un article d’Eric Patton définit assez bien ce qui distingue un radical d’un libéral :

« Le libéralisme, c’est le fait de croire que le roi a le droit de gouverner et que, quand nous voulons qu’il prenne des décisions différentes de celles qu’il est en train de prendre, nous devons le lui demander respectueusement, ou même fermement, mais toujours en lui reconnaissant le droit de trancher en dernier recours.

Le radicalisme, c’est le fait de croire que le pouvoir du roi est illégitime, et que ceux qui sont concernés par des décisions devraient avoir leur mot à dire sur la manière dont elles sont prises. C’est le fait de croire qu’il ne devrait pas du tout y avoir de roi. »

Texte original en anglais :
 
“Liberalism is the belief that the king has the right to rule and that when we want him to make decisions different from those he is currently making, we ask him respectfully, even firmly, but always recognizing his ultimate right to decide.

Radicalism is the belief that the king’s power is illegitimate and that those affected by decisions ought to have some say in how they are made. It’s a belief that there shouldn’t be a king at all.”

Extrait d’un article d'Eric Patton paru dans Counterpunch – un magazine de gauche états-unien

 

Deuxième texte : le capitalisme est une révolution permanente

« La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production et donc les rapports de production, c'est-à-dire l'ensemble des rapports sociaux. Le maintien sans changement de l’ancien mode de production était, au contraire, pour toutes les classes industrielles antérieures, la condition première de leur existence. Ce bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de toutes les conditions sociales, cette agitation et cette insécurité perpétuelles distinguent l'époque bourgeoise de toutes les précédentes. Tous les rapports sociaux stables et figés, avec leur cortège de conceptions et d'idées traditionnelles et vénérables, se dissolvent ; les rapports nouvellement établis vieillissent avant d'avoir pu s'ossifier. Tout élément de hiérarchie sociale et de stabilité d'une caste s'en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont enfin forcés d'envisager leur situation sociale, leurs relations mutuelles d'un regard lucide. 

Poussée par le besoin de débouchés de plus en plus larges pour ses produits, la bourgeoisie envahit le globe entier. Il lui faut s'implanter partout, mettre tout en exploitation, établir partout des relations.

Par l'exploitation du marché mondial, la bourgeoisie donne un caractère cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays. Au grand regret des réactionnaires, elle a enlevé, à l'industrie sa base nationale. Les vieilles industries nationales ont été détruites et le sont encore chaque jour. Elles sont évincées par de nouvelles industries, dont l'implantation devient une question de vie ou de mort pour toutes les nations civilisées, industries qui ne transforment plus des matières premières indigènes, mais des matières premières venues des régions du globe les plus éloignées, et dont les produits se consomment non seulement dans le pays même, mais dans toutes les parties du monde à la fois. À la place des anciens besoins que la production nationale satisfaisait, naissent des besoins nouveaux, réclamant pour leur satisfaction les produits des contrées et des climats les plus lointains. À la place de l'isolement d'autrefois des régions et des nations se suffisant à elles-mêmes, se développent des relations universelles, une interdépendance universelle des nations. Et il en va des productions de l'esprit comme de la production matérielle. Les oeuvres intellectuelles d'une nation deviennent la propriété commune de toutes. L'étroitesse et l'exclusivisme nationaux deviennent de jour en jour plus impossibles ; et de la multiplicité des littératures nationales et locales naît une littérature universelle.

Grâce au rapide perfectionnement des instruments de production, grâce aux communications infiniment plus faciles, la bourgeoisie entraîne dans le courant de la civilisation jusqu'aux nations les plus barbares. Le bon marché de ses produits est l'artillerie lourde qui lui permet de battre en brèche toutes les murailles de Chine et contraint à la capitulation les barbares les plus opiniâtrement hostiles à tout étranger. Sous peine de mort, elle force toutes les nations à adopter le mode bourgeois de production ; elle les force à introduire chez elles ce qu'elle appelle civilisation, c'est-à-dire à devenir bourgeoises. En un mot, elle se façonne un monde à son image. »

Marx et Engels, Manifeste du parti communiste – Traduction Laura Lafargue

Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie

Courriel : [email protected]

Site web : http://pages.infinit.net/sociojmt

Dans le cadre de la collection : "Les classiques des sciences sociales"

Site web : http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html


Moyenne des avis sur cet article :  3.33/5   (6 votes)




Réagissez à l'article

9 réactions à cet article    


  • zygzornifle zygzornifle 20 août 2016 13:57

    je préfère le radis rose ....


    • Taverne Taverne 20 août 2016 14:27

      Après avoir lu attentivement cet article, je crois devoir déclarer que je suis un radical.

      Si je n’ai pas mis la note maximale, c’est à cause de Marx et Engels : je garde mes distances avec tous les idéologues.


      • Jordi Grau Jordi Grau 21 août 2016 20:43

        @Taverne

        Je pense que vous avez raison de garder vos distances. Tout auteur, même le plus grand, doit être lu avec un minimum d’esprit critique. Si j’ai cité Marx et Engels, cela ne veut pas dire que j’adhère entièrement à leurs thèses. Il me semblait, en l’occurrence, que leur description du capitalisme était assez juste, et loin d’être purement idéologique. D’ailleurs, même des pro-capitalistes sans vergogne comme Alain Minc ou Jacques Attali ont rendu hommage à cette description.


      • JC_Lavau JC_Lavau 20 août 2016 23:03

        Les radicaux libres, eux sont dangereux.


        • UnLorrain (---.---.71.75) 21 août 2016 09:40

          Le radical est mathematique aussi si je me souviens bien ! Ma thematique aussi j crois bien ! Bref, vaincu je n ai quasiment rien compris du billet bien que jusquauboutisme je le lu smiley


          • zygzornifle zygzornifle 21 août 2016 10:54

            l’Islam radical c’est comme un pitbull , tant qu’il ne sera pas euthanasié il mordra partout ou il peut ne lâchant pas sa prise.


            • herve_hum (---.---.28.135) 21 août 2016 11:41

              Ne pas confondre radical et réactionnaire

              Le radicalisme se comprends ici comme un progressisme et non comme un conservatisme qui fait appel à la réaction.

              Comprendre que le radicalisme pensé en termes de progression, fonde son action et donc sa philosophie sur ses propres postulats, contrairement au conservatisme qui en appelle à des valeurs anciennes.

              De ce point de vu, le capitalisme bourgeois n’est pas un progressisme, mais un conservatisme, ceci car il ne rompt pas avec le principe capitaliste basé sur la propriété économique exclusive et exploiteuse du temps de vie d’autrui, mais le renforce et l’universalise. Pour reprendre les mots de l’auteur, seule la superficialité a changée, mais le fond reste le même, capitalisation de l’espace commun pour capitaliser le temps de vie d’autrui à son profit exclusif.

              Autrement-dit, le système monarchique relève du même principe capitaliste où seul change la redistribution de l’impôt. Mais on est toujours soumis au même principe capitaliste !

              Ainsi, vis à vis du capitalisme et en restant dans une économie socialisée, le seul radicalisme progressiste possible est le communisme parce que remettant en cause le capitalisme dans son fondement en abolissant la propriété économique. On’ peut aussi évoquer l’anarchisme, mais la condition est la même, abolition de la propriété économique.


              • ENZOLIGARK 22 août 2016 06:43

                frOnce 2016  : ... PIRE QUE SOUS LOUIS XVI ET SA PETASSE  !!! . ... A MORT LES VERSAILLISTES UMPS [ ET LEURS FAMILLES ] QUI ONT RUINE VOTRE PAYS ... . ... AFF ( АФФ ) ISS ( ИСС ) per Corsica * ...


                • zygzornifle zygzornifle 22 août 2016 11:04

                  si le radis cale c’est qu’il a lâché l’embrayage d’un seul coup .....

Ajouter une réaction

Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page

Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.


FAIRE UN DON

Auteur de l'article

Jordi Grau

Jordi Grau
Voir ses articles



Publicité



Les thématiques de l'article


Palmarès



Publicité