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Accueil du site > Tribune Libre > La négligence caractérisée : créatrice de sa propre obsolescence

La négligence caractérisée : créatrice de sa propre obsolescence

     Le décret n°2010-695 du 25 juin 2010 institue la contravention de 5e classe de négligence caractérisée. Ce décret constitue un instrument de lutte contre les échanges illicites d’oeuvres protégées par le droit d’auteur ou un droit voisin. L’accusation se base sur une utilisation de l’accès à internet ayant conduit à la représentation, la mise à disposition ou la reproduction d’oeuvres protégées sans que n’ait été consultés les ayants-droits. L’illégalité est ici centrée sur le téléchargement dit de pair à pair, c’est-à-dire issu d’une plateforme de partage de fichiers. Le titulaire de l’abonnement à internet est l’individu mis en cause, et ceci même s’il n’est pas lui-même responsable de l’acte de téléchargement illégal.

La contravention de négligence caractérisée a lieu lorsque l’abonné n’a pas répondu à son obligation à mettre en place un moyen de sécurisation de son accès à internet, ou bien lorsque celui-ci a manqué de diligence dans la mise en oeuvre du moyen de sécurisation. Néanmoins, l’abonné conserve la possibilité de faire part d’un motif légitime pouvant le dédouaner.

La négligence caractérisée s’insère dans le mécanisme de réponse graduée qui consiste tout d’abord à informer l’abonné par courrier électronique de l’usage illégal qui est fait de son accès à internet. Puis, un nouvel email du fournisseur d’accès à internet, assorti d’une lettre recommandée, sont communiqués à l’usager si un téléchargement illégal a à nouveau eu lieu dans les 6 mois suivant le premier envoi. Enfin, si les actes de contrefaçon sont toujours en cours dans l’année suivant la deuxième recommandation, une lettre notifiant les poursuites pénales encourues par l’abonné lui est envoyée et remise contre signature. La négligence caractérisée est une procédure pénale, ce qui induit que son intervention par le biais du dispositif de riposte graduée est un acte de procédure obligatoire. 

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Schéma du dispositif de réponse graduée de la Hadopi
URL : https://www.hadopi.fr/sites/default/files/page/images/Schema_Reponse_Graduee_0.png

La Commission de protection des droits, entité rattachée administrativement à la Hadopi, reçoit et traite les procès verbaux qui ont précédemment été dressés par les sociétés d’ayants-droits. Des informations telles que le titre de l’oeuvre téléchargée ainsi que l’adresse IP de l’ordinateur en tort y figurent. Au total, un catalogue de 10 000 oeuvres de type musical et audiovisuel est constamment surveillé. La Commission de protection des droits est composée d’un conseiller d’Etat, un conseiller à la Cour de cassation et un magistrat de la Cour des comptes. 

Après délibération de la Commission de protection des droits, le dossier de l’abonné peut être transféré au parquet où le procureur de la République est instruit du délit commis. Une fois saisi, le parquet peut soit classer le dossier, saisir le juge au vu de l’insuffisance des éléments présentés, faire une enquête, ou alors considérer que le dossier relève de la contrefaçon et donc poursuivre la procédure comme telle. 

La sanction maximale de la contravention de négligence caractérisée est de 1500€ pour une personne physique et 7 500€ pour une personne morale, et s’accompagnait auparavant d’une suspension de l’accès internet d’une durée maximale d’un mois. Cette peine complémentaire a ensuite été abrogée par le décret du 8 juillet 2013. 

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La contravention de négligence caractérisée... en bref !

     Dès le 1er mai 2012, l’efficacité de la riposte graduée est notable. 1 million de premières recommandations sont envoyées, à cela s’en suit seulement 93 500 deuxièmes recommandations, qui n’aboutissent qu’à 296 dossiers en dernière phase de délibération.

De plus, la visée pédagogique du dispositif accompagnée par la sanction pénale en guise de dernier recours permet une plus grande sensibilisation de la population. Ce rappel à la loi s’accompagne du développement d’une offre légale de contenus musicaux et audiovisuels afin de faire changer les comportements. 

Par ailleurs, le pouvoir d’appréciation de la Commission de protection des droits permet une bonne administration de la justice en ne surchargeant pas le ministère public de dossiers relevant de cas de négligence généralisée. En effet, la Commission n’est pas soumise à l’article 40 du Code de la procédure pénale car traitant ici d’une contravention appartenant au domaine de la propriété intellectuelle et de l’atteinte au droit d’auteur. Elle peut alors juger du transfert ou non des dossiers au parquet. Ce filtrage assure un moindre coût de gestion à l’Etat. 

Il est aussi important de signaler que la contravention de négligence caractérisée répond à un vide juridique causé par les changements liés au numérique et à l’insuffisance du droit à saisir ses enjeux, objets et échanges. Le décret permet désormais une réponse proportionnelle au téléchargement illégal, et une sanction adaptée dans la mesure où chaque dossier transmis au parquet est ensuite jugé un à un. 

Enfin, l’obsolescence du processus de la contravention de négligence caractérisée ne signifierait-elle pas la réussite de ce mécanisme ? En effet, le décret, en ne fournissant que l’illusion que des moyens techniques de sécurisation seraient réellement susceptibles de protéger dans son intégralité la connexion internet des usagers, celui-ci transmet comme message à l’abonné que la meilleure manière d’éviter toute poursuite est tout simplement de cesser de télécharger. Ainsi, l’utilité de la négligence caractérisée prendrait fin dès lors que l’instrument pédagogique aurait pleinement fonctionné.

 

     Néanmoins, ce processus n’est pas toujours performant de par la difficulté à prouver la faute d’omission de l’abonné par exemple. Le décret sur la négligence généralisée remet en cause Hadopi I en ne se satisfaisant plus seulement d’une preuve d’utilisation (ou d’absence d’utilisation) d’un moyen de sécurisation. Il est désormais réclamé un résultat de ce moyen de protection. A ceci s’ajoute le fait que le relevé d’adresse IP horodaté est une preuve fragile qui pourrait ne pas faire le poids face à la présomption d’innocence des abonnés.

De plus il s’agit de s’interroger sur les moyens de sécurisation dont il est fait mention : quels sont-ils ? L’on pourrait nommer les clés WEP/WPA protégeant les réseaux Wi-Fi, les logiciels de contrôle parental bloquant les applications p2p, les verrous anti-p2p… Mais comment garantir la protection globale de notre accès internet domestique, comment sécuriser la box du fournisseur d’accès, comment sécuriser la totalité des éléments du réseau permettant l’acheminement de contenu, et comment un juge peut-il déterminer la fiabilité du moyen de sécurisation choisi par l’abonné ? 

Alors qu’un contrôle total de l’accès à internet paraît irréalisable, la prise en compte d’éléments tels que la liberté de communication ou d’entreprendre peut devenir nécessaire face à l’usage de logiciels de filtrage s’insinuant dans les activités des internautes.

Il s’agit aussi de rappeler que ces mêmes utilisateurs sont assez peu instruits des usages d’internet ainsi que de sa régulation, et deviennent les cibles faciles de sanctions telles que celle de la négligence caractérisée. Les plus vulnérables, de par leur manque de connaissances, sont les plus à même de se faire piéger par des internautes expérimentés.

D’autre part, et si la contravention de négligence caractérisée avait créé sa propre obsolescence avant même son lancement ? On assiste aujourd’hui à la démocratisation de nouveaux usages d’internet : fichiers cryptés, VPN, proxy, connexion à un accès internet public ou abandon du téléchargement direct pour la lecture instantanée en ligne (streaming). Tous ces nouveaux réflexes des internautes rendent vain le décret de négligence caractérisée. La Hadopi aurait en effet permis une meilleure connaissance d’internet et de ses utilisations.

 

     Mais que vise réellement la négligence caractérisée ? L’on se doit de distinguer un usage frauduleux d’un accès à internet à un défaut de sécurisation de ce même réseau. En réduisant l’acte matériel de contrefaçon à une omission de sécurisation, le décret dépénalise le délit de contrefaçon. Cependant, ceci n’est qu’un artifice, car peu importe la situation la Cour de protection des droits se doit de prouver l’acte matériel de contrefaçon en lui-même — et ceci en plus de la preuve du manquement à l’obligation de sécurisation. La contravention de négligence caractérisée est donc une issue bien difficile à obtenir. Cette densification d’un processus déjà complexe a comme conséquence la baisse de l’efficacité de la protection juridique et pénale du droit d’auteur.

 

 

Bibliographie : 

  • Michèle Battisti, “La négligence caractérisée ou la question du filtrage de l’accès à Internet”, Droit de l’information, 2011
  • Francesca Musiani, Pierre Gueydier, “Le droit comme gestion de l’incertitude. L’infraction de ‘défaut de sécurisation’ dans Hadopi”, Tracés, 2014
  • “Qu’est-ce que l’infraction de négligence caractérisée ?”, Hadopi.fr

https://www.hadopi.fr/quest-ce-que-linfraction-de-negligence-caracterisee

  • Marc Rees, “Publication du décret Hadopi sur la négligence caractérisée et le moyen de sécurisation”, 26.06.2010, “‘A été’ : les quatre petites lettres qui désarment Hadopi”, 06.09.2010, “Hadopi : la négligence caractérisée dévêtue, disséquée et rhabillée”, 12.05.2012, NextImpact.com

http://www.nextinpact.com/archive/57905-hadopi-moyen-securisation-negligence-caracterisee.htm

http://www.nextinpact.com/archive/59170-hadopi-preuve-contrefacon-negligence-caracterisee.htm

http://www.nextinpact.com/archive/70838-hadopi-negligence-caracterisee-elements-infr.htm

  • Maître Eolas, “HADOPI : l’opération Usine à gaz continue”, Journal d’un avocat, 29.06.2010

http://www.maitre-eolas.fr/post/2010/06/29/HADOPI-%3A-l-opération-Usine-à-gaz-continue 

  • Guillaume Champeau, “Hadopi : la négligence caractérisée est enfin définie… de manière très floue”, Numerama.com, 26.06.2010

http://www.numerama.com/magazine/16087-hadopi-la-negligence-caracterisee-est-enfin-definie-de-maniere-tres-floue.html

  • “Négligence caractérisée : HADOPI peut-elle être à la fois la cause et la solution du problème ?”, Bearstech.com

http://bearstech.com/actualites/negligence-caracterisee-hadopi-peut-elle-etre-a-la-fois-la-cause-et-la-solution-du-probleme


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5 réactions à cet article    


  • visior64 visior64 12 septembre 2016 14:49

    Au départ, il était question que des « moyens de sécurisation » soient homologués par Hadopi, mais on les attend toujours...


    • diverna diverna 12 septembre 2016 14:55
      En fin de texte on lit :« Tous ces nouveaux réflexes des internautes rendent vain le décret de négligence caractérisée. La Hadopi aurait en effet permis une meilleure connaissance d’internet et de ses utilisations. »
      C’était de là qu’il fallait partir. La question, en fait, est que les personnes visées sont donc les plus « faibles », ceux qui ne connaissent pas bien les ressources internet. HADOPI a été pourvu de lourds et intrusifs moyens et cet article bien fourni en références me semble montrer que ce pouvoir intrusif n’a pas de justification pour cette tâche.

      • visior64 visior64 12 septembre 2016 15:49

        @diverna


        Il n’en a pas, en effet, puisqu’il ne permet que de prendre les tous petits poissons... Mais on vous dira que si ! Certains justifieront bec et ongles leur salaire et poste

      • foufouille foufouille 12 septembre 2016 16:44

        donc gros truc qui sert à rien ou juste pour emmerder quelques personnes du petit peuple.
        thierry lhermitte a t’il reçu une contravention ?


        • Alren Alren 12 septembre 2016 16:49

          La capacité d’infliger une sanction pénale doit-être strictement réservée au pouvoir judiciaire !
          Ce principe fondamental semble remis en cause ici. C’est une entorse très grave aux fondements même d’une démocratie que cette privatisation en fait d’un pouvoir régalien.

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