John Law et le malheur de la France
John Law a-t-il été en 1715 le premier artisan d’un malheur français qui n’en finirait plus ? Adolphe Thiers avait consacré un livre (paru chez Hetzel en 1858) au « Système Law », réédité par le Jardin des Livres et actualisé en français contemporain…
Sophocle avait écrit : « N’être jamais venu au monde est le plus grand des bienfaits »
Si l’aventurier écossais John Law (1671-1729) n’était pas venu au monde ou n’avait pas gagné la confiance des puissants du royaume de France, si son « système » de « monnaie de singe » n’avait jamais existé, l’actuel système de fraude généralisée qui nous lamine en cette fin de cycle d’une ère thermo-industrielle sans issue aurait-il été concevable ?
Dans l’histoire des idées, sa « planche à billets » a beaucoup servi – et ça continue, entre montagnes de dettes rampantes, positions délirantes sur des produits dérivés hallucinants et taux d’intérêts qui tutoient le zéro absolu avant de crever le plancher de l’entendement le plus élémentaire : trois siècles après sa mort, le premier « monétariste » est plus que jamais d’actualité dans un monde sur le point de passer par-dessus bord.
D’abord, il a fait la « une » d’un numéro hors série du Nouvel Observateur (Le Pouvoir et l’Argent, fin 2012) consacré à « l’économie » et il s’est rappelé au bon souvenir des spectateurs français dans Le Système, la pièce d’Antoine Rault donnée depuis 2015 sur les scènes françaises.
Les scandales se sont succédé, inspirés par le « système John Law », comme la retentissante faillite de la multinationale américaine Enron, ruinant en 2001 des millions de petits porteurs et de retraités, suivie de bien d’autres... Mais les planches à billet de la planète n’en continuent pas moins à cracher frénétiquement des milliards de milliards d’euros, de dollars, de yens ou de livres de fausses monnaies tandis que la gangrène des taux négatifs spolie tous ceux, de moins en moins nombreux, qui s’obstinent encore à travailler et épargner honnêtement…
Rappel des faits : en 1715, après la mort de Louis XIV, alors que la dette de la France équivaut à dix années de recettes fiscales à cause des guerres royales, Law propose au Régent Philippe d’Orléans (1674-1723) un système d’émission de papier-monnaie destiné à « sauver » le royaume - et attraper la monnaie d’or et d’argent circulant dans le royaume... Il crée à cet effet la Banque générale qui « offrirait du crédit à tous » puis en 1717 la Compagnie des Indes occidentales ou Compagnie d’Occident pour mettre en valeur la Louisiane française.
En 1718, la Banque générale devient Banque royale, garantie par le roi. Law rachète plusieurs autres compagnies coloniales, qu’il intègre au sein de la Compagnie perpétuelle des Indes.
En 1720, Law, adulé plus que jamais, est nommé contrôleur général des Finances. La Banque royale et la Compagnie des Indes fusionnent. Son idée de substituer à la monnaie d’or et d’argent du papier-monnaie, gagé sur les recettes coloniales et la puissance économique de la France a fait fortune – et le malheur du pays… Les prêts de la banque de Law au Trésor royal entraînent des augmentations de capital suscitant d’intenses spéculations sur les actions. En janvier 1720, plus d’un milliard de livres de billets de banque sont émis, alors que le capital de la banque ne se monte qu’à 322 millions de livres. Lorsque plusieurs grands du royaume se présentent en personne au siège de la banque (rue Quicampoix) pour changer leurs billets contre de l’or, un vent de panique se lève… Par édit du 28 janvier 1720, Law attribue cours forcé de monnaie aux billets émis puis interdit à tout particulier de posséder plus de 500 livres à la foi en espèces sous peine de confiscation assortie d’une amende de 10 000 livres. De surcroît, Law encourage la délation…
Le 21 juillet, la banqueroute est prononcée et les billets de banque sont suspendus à partir du 1er novembre, entraînant la disparition du Système. Réfugié à Venise, Law y subsistera d’expédients et de jeux avant de s’éteindre dans la misère.
En fait, très jeune, Law a toujours confondu capitaux et monnaie – cette dernière n’étant qu’un moyen d’échange de ces capitaux… C’est l’erreur qu’analyse Adolphe Thiers (1797-1877), second président de la République française (du 31 août 1871 au 24 mai 1873), dans l’ouvrage qu’il consacre à Law, celui qui croyait pouvoir donner au papier « la valeur et l’efficacité de l’or » : « Law crut que la prospérité d’un pays, qui se manifeste à travers l’importance de ses échanges commerciaux, tenait à sa masse monétaire et qu’on pouvait accroître cette masse à volonté. Il oubliait que la monnaie n’est pas le pain dont l’homme se nourrit, le tissu avec lequel ses vêtements sont fabriqués ou l’outil dont il se sert pour ses travaux : la monnaie est l’équivalent qui sert à se procurer tous ces biens par la voie des échanges commerciaux, mais il faut d’abord que ces biens existent. Même si on recouvrait une île déserte de tout l’or des Amériques et de tout le papier-monnaie de l’Angleterre, on n’y ferait pas naître, comme par magie, des routes, des canaux, des cultures, des usines, bref toute une industrie. »
Thiers ne manque pas de comparer le désastre financier de Law à celui des Assignats émis durant la Révolution française (1789-1796) ou de la Banque d’Angleterre (1857). Le « Système de Law », rappelle Pierre Jovanovic dans la réédition (actualisée par le Pr. Anne-Marie Bruyant) du livre de Thiers, a été perfectionné depuis : il s’appelle U.S. Federal Reserve, Bank of Japan ou… Banque centrale Eurosystem.
Après avoir inspiré les chansonniers de son temps, Law a eu les honneurs des grands créateurs (Goethe dans son Faust 2, Boulgakov dans Le Maître et Marguerite, etc.) – sans oublier Sympathy for the Devil des Rolling Stones... Et la pierre tombale n’en finit pas de rouler sur de sordides loteries spéculatives sans avenir – mais hypothéquant toute forme d’avenir commun tandis que la fuite vers le gouffre s’accélère jusqu’à télescoper la vision du poète : « la terre est bleue comme une orange ». Bleue comme un astre moisi qui n’aurait plus droit à son quartier d’enfance et qui ne ferait plus long feu ?
Adolphe Thiers & Pierre Jovanovic, L’histoire de John Law, Le Jardin des Livres, 240 p., 21 €
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