Extension du domaine de la disparition
L’autre jour, un ami a mis à jour un de ses albums photo privés. Privés non pas parce qu’il collectionne les photos pédonazies, privés parce qu’avec des photos qui ne se montrent plus, ne s’exposent plus : des photos avec des gens dessus.
Cet ami fait vraiment de très bonnes photos, non seulement d’un point de vue artistique, mais aussi d’un point de vue documentaire. Quelque chose que l’on pourrait résumer par : voici comment vivent les gens
.
C’est ce qui est pour moi le plus important dans la photo : cette fonction d’archivage d’une époque, d’une manière de vivre, ce témoignage d’une société à travers quelques instantanés bien choisis. Se souvenir de la manière dont vivent les gens, c’est ce qui m’a amenée à toujours avoir un appareil photo sur moi, quitte à me démonter l’épaule quand il s’agissait d’un réflex dans mon gros sac à main (avec ses objectifs de rechange, bien sûr !).
Et c’est parce que cet ami a partagé en catimini son fabuleux travail d’éthnophotographe que je me suis rendu compte que je ne prenais précisément plus ce genre de photos, ou alors en loucedé, presque comme une maladie honteuse et uniquement à usage personnel.
Ce qui s’est passé depuis mes premiers pas avec mon Agfamatic 50, c’est le droit à l’image et la menace permanente, concrète, d’avoir des complications judiciaires et surtout pécuniaires si l’on s’acharne à photographier ceux qui circulent, discutent, bullent, rient, échangent dans l’espace public.
Ce n’est donc pas tant que je ne partage plus de photos d’êtres humains que je ne les prends plus en photo par défaut. Tous ces moments touchants, drôles, tristes, poignants et surtout signifiants de notre époque ne sont pas seulement cachés, réprimés, interdits… ils n’ont, par réflexe conditionné, par capitulation intellectuelle, tout simplement pas été capturés.
J’ai offert à ce même ami un livre photo qui raconte l’école — un peu fantasmée — où furent éduqués nos parents. Il y a, là, toute une galerie de frimousses, de tabliers, de rangs sages ou dissipés, de petits soldats de la République, de petits chenapans de la cour de récré, un ensemble d’images qui témoignent d’une époque révolue, d’un mode de vie disparu dont certains sont encore nostalgiques.
À présent, à chaque début d’année, je signe un papier où j’autorise — ou pas — l’école à prendre des photos où l’on pourrait éventuellement reconnaitre ma fille dans le strict contexte pédagogique et avec l’assurance que toutes ces images — si jamais elles sont prises — ne sortiront jamais de l’espace scolaire.
Je me demande, du coup, ce qu’il restera de notre époque où les images encore produites sont déjà essentiellement immatérielles, intangibles et inféodées à une technologie dont la pérennité est déjà plus que sujette à caution.
Je me demande ce que nous laissons comme iconographie de nos vies alors même que la culture de l’image est partout dominante, mais qu’elle est noyée par les représentations publicitaires d’un monde qui n’existe pas, par les lolcats et les natures mortes, vides et surtout sans possibilité de contestation.
Peut-être juste la préfiguration d’un monde qui continue sans nous.
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