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Mai - juin 2018 : La solitude d’un président

J'ai été élu avec une majorité confortable de 59,42 % face à Marine Le Pen. En compagnie de quelques grands patrons et fonctionnaires, lors de mon passage aux Champs-Élysées la liesse populaire agglutinée derrière les grilles a célébré ma victoire, les français ayant fait de moi leur roi. Je leur ai promis la rupture, le changement, l'avenir, et je me suis mis dans l'obligation de ne pas les décevoir.

Ils en ont décidé autrement, les petits barons de l'assemblée m'ont félicité avec des yeux envieux, leurs mains écrasant les miennes quand je les saluais. Bien qu'ils aient fait campagne en ma faveur ils tenaient certainement à me faire comprendre que le prix de leur loyauté fût celui du sang, un engagement à l'issue duquel une des deux parties devrait périr.

Je n'étais pas dupe, mais jamais n'aurais-je douté que le nombre d'alliés devînt aussi réduit. C'est simple, la seule amitié me restant à l'heure d'aujourd'hui me vient de ce jardinier près de la retraite, à qui je demande avidement des petites anecdotes sur mes prédécesseurs. Moments les plus intéressants avant tout le défilé quotidien des requêtes ministérielles qui demandent encore et toujours plus : sourires hypocrites, voix mielleuses, visages toilettés heure par heure comme si la télévision allait débarquer… Et dire que je les ai recrutés pour ces qualités. Que d'ennui ! La lassitude de mes concitoyens je la fustigeais et en me désignant comme chef ils me la font subir en tout mon être. Je suis un président impuissant et malheureux.

Ombre de moi-même dans ce palais vide, mes paroles ne sont plus que des échos absorbés par des murs épais jaloux de leurs secrets. La connexion à la fibre optique n'y changeant rien, dans ce décor je me crois toujours à l'époque de Voltaire, où une désinvolture légèrement rococo n'ose pas avouer sa déférence envers le grand style classique et autoritaire. Sûrement pop et chic en 1750, excepté pour des adeptes de design néo-baroque, il faut bien s'avouer que pour un bureau du 21ème siècle c'est bien moche et inadapté. M'enfin, soyons encore voltairien. Écrasons l'Infâme !… Mais certainement pas le démodé.

La petite minorité que j'ai conduite, la minuscule task force du centre qui essayait de contrôler cette assemblée de ripailleurs dépensiers, a fait des merveilles en communication. On m'a comparé à un nouveau Matteo Renzi ou Justin Trudeau, c'est magnifique ! Même si l'un d'eux est mort politiquement, il sont quand même assez beaux garçons et plaisent aux grands-mères friquées. Aucun politicien n'est aussi beau que moi et pour briguer la fonction suprême je n'ai même pas eu besoin de me coltiner une campagne électorale de députation en tentant de séduire les péquenots d'un coin perdu. Éloigné des caméras, de la presse nationale et de Paris, j'ai pu éviter cela. Dieu merci !

Il est bien ce fauteuil quand même… Je l'emporterais bien à la maison. Oui, c'est vrai, après l'affaire Fillon, ça la fout mal. Le pauvre… S'il était passé dans le privé, comme moi, il n'aurait pas eu besoin de quémander un demi-strapontin pour sa femme. C'est triste d'être sans le sou au milieu de gens très aisés, j'ai connu ça à l'adolescence. Pour quelqu'un de droite c'est quand même un comble de rester aussi longtemps accroché à l'argent des autres. Les valeurs se perdent, certainement...

Étalé sur le bureau, le journal Le Figaro, normalement acquis à ma cause, ose mettre une énorme photo de mon visage, dont les traits sont tirés par le stress et la fatigue, en titrant sa une  : Un président sans parti, une France sans président. « Foutre bon Dieu de merde ! Que leur ai-je fait ? Ce sont ces putains de français qui ne sont pas capables de me donner une majorité à l'Assemblée ! Ils blaguent ou quoi ces journalistes ! Théodora ! Venez ! Appelez-moi le directeur du journal, vont m'entendre ceux-là !

Ha... Évidemment…Je comprends, il est occupé… Hé bien il a intérêt à rappeler très très vite si votre journal tient à sa survie. Je n'ai pas de majorité législative, et alors ? Je peux décréter l'article 16 rien que pour vous obliger à me chercher votre responsable. Voilà ! Ça me donne tous les pouvoirs et je peux vous dire qu'à côté de ce que vous allez subir la traque aux terroristes de Daech est une promenade de santé. Ho, mais non ! Ne pleurez pas. Je me suis un peu importé, veuillez m'excuser. »

9 heures, mines graves et effarées, personne ne parle au Conseil des ministres du lendemain, et un garde républicain hésite à remettre sa tête droite alors qu'en début de séance il a commis l'erreur de l'avoir laissée inclinée à gauche. « L'heure est grave, grommelle le président, le pays est devenu ingouvernable, les partis sont intenables, des grèves et des émeutes raciales éclatent, du vandalisme se répand, la police est débordée, et le CAC 40 s'effondre. Des suggestions pour la marche à suivre ? »

Le ministre de l'intérieur lève le menton avec une moue de dégoûté. « Il faut renforcer l'état d'urgence avec des amendements sur le projet de loi de renforcement de la procé… – Non, ça ne sert plus à rien les lois, coupe le président, ça doit faire la sixième en trois mois et les troubles s'aggravent. D'autres idées un peu plus nouvelles ? » Les ministres scrutent leurs papiers, comme si des révélations allaient en jaillir. « Bon, c'est un peu radical mais il faut bien rétablir l'ordre public. L'avenir de le France en dépend. Nous allons instituer une cour de justice spéciale de prévention de tous les actes passibles d'être qualifiés d'outrage à la magistrature suprême, aux institutions, et à tout ce qui revêt un caractère public. Pourront être directement mis en détention ceux qui font des sit-in devant les agences de Pôle Emploi, ceux qui bloquent une route nationale avec leurs véhicules, ceux qui interrompent les cours à l'université, surtout ceux-là, et n'importe quel quidam qui se croirait malin en manifestant des désaccords un peu trop véhéments envers l'action du gouvernement. Vous me suivez ? »

Oh, bien sûr qu'ils vont me suivre, ils sont l'incarnation même du système. Incapables de convaincre une majorité mais tellement serviles envers les puissants. Aucun président ne pourrait souhaiter de laquais plus adaptés. Mais je me sens si seul en même temps, bloqué dans une escalade de violence angoissante. Personne ne m'aide, même ma femme ne me comprends plus et à chacun de mes réveils nocturnes intempestifs, elle m'essuie le front des gouttes de sueur froide et me prie de maintenir le cap. Parfois me prend cette envie de tout quitter sans regarder derrière moi, de m'exiler en Argentine ou au Chili, et en rire devant une télé à 9000 km de là. Malgré cette tension, je me sens proche du peuple, qui m'a élu et me déteste maintenant. Je sens qu'une dette à leur égard m'empêche encore de contresigner avec une gravité péremptoire une décharge comme : La 5ème République est morte, j'en serai le dernier président et après moi il n'y aura plus de gouvernement ni d'Union Européenne. Signé : Le Président de la République, sacrifié à la cause républicaine. 

Je sais. Un référendum ! C'est oui ou je me casse ! Un sacré roublard le vieux général. C'était là sa force. En 1969, peu avant sa disparition, en donnant l'illusion au peuple qu'il décide la retraite qu'il a lui-même anticipée, il aurait été bien emmerdé avec une réponse favorable. De la geste théâtrale imposante comme on en fait plus. Mais depuis cette tradition royale et aristocratique s'est transformée en une coulée de béton dans laquelle les successeurs se sont tous noyés. Un président au-dessus des partis ne peut gouverner sans parti.

Pourquoi moi ? Pourquoi devrais-je être le dernier de la dynastie ? Un référendum qui assure à chaque français une maison à 300000 euros ne me sauverait pas. Je suis seul face à moi-même, il faut que le pouvoir arrête le pouvoir, la séparation me divise intérieurement et me déchire en autant de morceaux que de français ayant voté pour moi. Je suis une urne funéraire ouverte à tous les vents et ce qui reste de mon corps se disperse. Qui prend de la contenance s'abandonne. À une grande idée qui fut autrefois appelée France répond aujourd'hui un autre désir, celui de Monde ou plutôt d'individu souverain et total. Toutes choses considérées, De Gaulle fut un précurseur. Le plus grand soixante-huitard après Daniel Cohn-Bendit. La France est juste une mythologie manipulée par des bourgeois depuis le 19ème siècle, l'argent et la grammaire juridique faisant le reste.

Éreinté, le président claudique un peu de vestibule en vestibule, monte à l'étage pour retrouver ses appartements et dès qu'il s'assoit dans le divan, il s'assoupit abruptement comme s'il s'était évanoui.

 

 

Le 18 juin 2018, à Florenville.

 

« Tout a débuté comme je l'avais prévu. Suite à ma victoire, adoubé par les médias et les grands patrons, les parlementaires me faisaient des salamalecs en me présentant leurs carnets d'adresses, leurs réseaux de clientèles, et en m'invitant à dîner avec tel baron local ou tel chef de quelque chose. J'étais le nouveau roi, et chaque politicien ne ménageait pas ses efforts pour me soumettre une requête. Les chefs de parti ont été les plus coriaces car ils cherchaient toujours à inverser les positions hiérarchiques : Le redressage du pays nécessite le concours des hommes de bonne volonté ; ou alors – Étant donné la crise, il serait préférable de modérer la pression fiscale, beaucoup de nos concitoyens, ceux qui contribuent le plus à notre économie, sont au bord de la rupture ; ou plus simplement – Notre groupe parlementaire vous appuiera si devant les français vous vous engagez à appliquer cette réforme.

« Afin d'éviter les complications je me suis allié à la droite. Revenir en arrière paraît rassurant lorsque la destination est inconnaissable. Mon programme politique tenait en deux lignes : En marche ! L'union des forces positives pour une France plus compétitive, où chacun peut trouver sa place, dans un monde de plus en plus ouvert. En principe l'ouverture est une valeur cardinale de la gauche, et c'est ce qui m'avait attiré de ce côté : la tolérance, le mariage pour tous, le dialogue entre les cultures, le dialogue social entre les riches et les pauvres. Je ressentais une affinité qui était plus d'ordre esthétique que morale, assez superficielle j'en conviens. J'aimais bien, et j'apprécie toujours d'ailleurs, le côté virevoltant, léger et changeant, parfois flou, cela me paraissait plus en accord avec les phénomènes naturels. Mais l'ouverture a un prix que chacun apprécie selon ses intérêts et lorsque je travaillais à la banque Rothschild j'ai mesuré, ô combien, qu'en toutes circonstances l'imprévisibilité de la nature est de mauvais augure pour les affaires et le patrimoine. Éperdu, violé dans mes convictions profondes de jeunesse et agacé qu'en ce domaine mon intelligence fut aussi en proie à la crédulité, je me suis promis de ne plus jamais croire à l'imprévisible, de tout savoir à l'avance grâce à des techniques éprouvées, de miser seulement sur ce qui rapporte, quelques qu'en soient les finalités, tout en arborant ce style dandy et léger qui plaît aux femmes, aux artistes et aux intellectuels.

« À mes yeux le centre s'imposa d'évidence : patrimoine capitonné et libertinage culturel. Libéralisme classique, cela va de soi. J'ai ressenti une excitation quasi perverse à titiller la gauche sur la question financière. Certains élus de gauche, les moins talentueux et les plus imbéciles, ou avec l'âge devenus séniles, me regardaient avec un air désespéré et me suppliaient de leur réciter une formule magique qui accroît le revenu national. Je transpirais l'argent et un peu plus ils m'auraient léché le visage. On m'aimait. En venant à ma rencontre les caméras se ruaient comme des abeilles, mon visage était reproduit sur tous les hebdomadaires et tapissait les vitrines de Lille à Perpignan, mon nom était crié, scandé et applaudi dans les meetings, les bistrots, les plateaux télévisés et radiophoniques et les grèves syndicales. Même les satellites retransmettaient mes discours à toute la planète ! J'étais le nouveau chef du monde.

« Dépourvu de système partisan, les majorités que je construisais changeaient périodiquement. Les chefs de parti voulaient ma peau et indirectement je jouais avec leurs portefeuilles pour les amadouer. Une moyenne de 250 députés venant du centre et d'un peu de gauche et de droite votait mes projets de loi. Les députés de gauche modérée, très dépendants des subsides publics, furent faciles à acheter et ils acceptèrent sans discuter de s'occuper des transports, de la santé, de l'environnement, de la culture et des affaires étrangères. En revanche, ceux de droite libérale, bien plus méfiants, m'obligèrent à leur confier les ministères du budget, de la justice, du travail, de la défense et de la fonction publique. Ils ne jugeaient pas utiles de prendre la direction du gouvernement, ni le ministère de l'intérieur ni celui de l'économie, parce qu'ils préféraient éviter trop de publicité et agir en sous-main, pour contraindre le gouvernement à faire toujours plus de rigueur. Et pour contenter les deux bords j'ai orienté le centre vers des missions plus opérationnelles et à cette fin j'ai nommé quelques centristes au ministère des finances, de l'éducation, de l'enseignement supérieur, de l'industrie, du commerce extérieur, de l'agriculture et surtout aux postes très sensibles de ministre de l'intérieur et de chef de gouvernement.

« J'avais nommé un pur gouvernement d'experts, prêt à en découdre avec le code du travail, et en préparant avec mon équipe son discours d'investiture j'avais chargé mon premier ministre de sonner la charge contre les extrêmes populistes pour faire rentrer dans le rang les petits-bourgeois indécis. Il ne restait plus qu'à surenchérir la peur pour s'imposer aux petits peureux : une ficelle bien usée dont l'usage prolongé prêtait à risque, mais la situation exceptionnelle l'exigeait. Jusqu'à ce que la peur se transformât en une colère irrépressible qui nous renverserait tous.

« En une année j'ai utilisé sept fois l'article 49-3. Ça hurlait souvent à l'assemblée et les 21 députés frontistes faisaient part de leurs désaccords très bruyamment. Tandis que pendant les premiers mois l'ambiance était feutrée, les temps de parole respectés et la discipline encadrée, la confiance s'effrita peu à peu quand mes tentatives de négocier avec les États-Unis, le Royaume-Uni et l'Allemagne échouèrent une à une. J'étais complètement isolé aussi bien à l'étranger qu'en France. Pour redonner plus de force au pays, j'ai alors décidé d'appliquer un remède de cheval : l'abrogation pure et simple du salaire minimum et du CDI afin d'attirer le maximum d'investisseurs et de gagner en visibilité sur la scène internationale.

« Suite à l'adoption, le 13 février 2018, de la loi abrogeant le SMIC et le CDI dite de requalification des normes contractuelles, 110 380 licenciements secs en trois mois pour 167 227 recrutements en CDD et en contrat d'apprentissage, à temps plein s'il-vous-plaît ! Qui dans l'histoire législative peut être honoré d'un tel record ? Les résultats furent si rapides que le Financial Times m'a consacré tout un dossier vantant les mérites de ma gouvernance. Au même moment, il y avait des grèves tous les jours et, ici où là, des prisonniers mutins prenaient en otage le personnel pénitencier. J'étais aux anges car le fond de la société sortait enfin de son lit. J'avais appuyé là où ça fait le plus mal et j'étais en train d'exorciser le mal français, dans toute sa profondeur et son intensité.

« Je me souviendrai de cet épisode jusqu'à la fin de mes jours. La chute a été déclenchée par la démission du président de l'Assemblée Nationale, alors qu'au téléphone je lui ordonnais instamment de tenir tête et de ne pas céder. Le 31 mai, lors d'une session ordinaire, des cohortes de centaines de CRS prirent d'assaut l'Assemblée et je n'ai pas osé faire intervenir la gendarmerie. En compagnie d'élus du Front National, de militants aguerris et de milliers de citoyens, ils encerclèrent le bâtiment et exigèrent la destitution du gouvernement, le rétablissement de toutes les lois sociales récemment abrogées et la convocation d'une nouvelle assemblée. Les députés refusèrent le chantage, certains de droite exprimèrent leur soutien à la rébellion et sortirent rejoindre les séditieux, et ceux de gauche radicale partirent sous les huées mais ne furent pas inquiétés outre-mesure, puis il se hâtèrent de rentrer chez eux ou de débattre sur les plateaux télé. Il ne restait plus qu'un grand centre mou et indécis, rempli de vieux schnoques transis de peur.

« Hormis la démission gouvernementale in situ, ils cédèrent sur tous les points. De nouvelles élections législatives auraient lieu en septembre. Le 2 juin, une masse hétéroclite de militants revint pour imposer de nouveau une démission immédiate du gouvernement. Une motion de censure fut déposée et ce fut la fin prématurée de mon mandat. Un autre gouvernement se forma le 16 juin, autour de la droite, et la proposition de nommer deux personnalités du Front National au ministère de la justice ainsi qu'à celui de la jeunesse et des sports me fit l'effet d'un coup de poignard. J'ai fui par les souterrains de l'Élysée, fit un détour par les catacombes, et le soir-même j'ai traversé la frontière en passant par Sedan. Depuis, je reste cloîtré à mon d'hôtel en attendant un éventuel appel désespéré venant de la classe politique, bien que les chances restent minimes, étant donné le désarroi que subissent les français face à la montée du populisme.

« La 5ème République s'apprête à être abolie, j'en serai le dernier véritable président et depuis sa création jamais l'existence de la communauté européenne n'a été si menacée. Malgré les passages obscurs que notre pays a toujours traversés avec dignité et honneur, mon cœur sera toujours rivé au destin de la France, cette grande patrie qui nourrit tant d'espoirs. 

 

Vive la République ! Vive la France !

 

 

  E.M.

 

 

(Signature requérant le doctorat ou l'aptitude pro-business)

 

Le Président de la République française et Co-prince d'Andorre,

sacrifié à la cause républicaine.

 

 

Retour vers le futur à Paris, le 4 octobre 2018, 15 h… Les deux ministres d'Extrême-droite ont été remerciés avant de pouvoir être nommés, puisque le jour suivant leur apparition la gauche populaire descendit par millions dans la rue et appela massivement au retour du président. Plus de trois mois après ces séquences politiques tumultueuses conclues par son annonce d'une dissolution de l'Assemblée, celui que les journalistes dénomment actuellement Le ressuscité d'Orval, comme si un miracle provenant de l'abbaye éponyme s''était réalisé, se retrouve en ce moment en position fœtale dans le canapé de son salon privé, en train de ronfler grassement. Surpris de sa présence à cet endroit pendant les heures de travail, le responsable de l'intendance, qui le cherchait, essaye doucettement de le réveiller.

– Monsieur le Président...

– Gn…Gniéé !…

Il s'assoit péniblement et se masse le haut du front.

– Qu'y a t-il encore ?

– La célébration des 60 ans de la Cinquième République, monsieur le Président.

La blague ! Aimerait-il répondre. Il passe son temps à se promener dans les couloirs de l'Élysée et cet inutile archaïsme patriarcal que la fonction a pour vocation ne cesse de le ronger de l'intérieur. Le nouveau gouvernement, imposé par une nouvelle majorité parlementaire de centre-gauche élue le mois dernier, l'ignore superbement et passe son temps à défaire tout ce qu'il a mis en œuvre avec son grand centre aux allures transpartisanes. Le pays entier est toujours sens dessus-dessous et les caricaturistes de toute l'Europe le croquent en lui donnant un air de joker, avalant des billets de 200 euros avec une dentition semblable à celle d'un Dracula.

– Vous avez de la chance, finit-il par concéder, dans ce palais vous servez au moins à quelque chose. Depuis les élections, c'est le premier ministre qui cumule tous les pouvoirs avec la complicité de l'Assemblée et encore un peu il se présentera à ma place aux prochaines présidentielles. Il est assuré d'un grand destin national, tandis que moi j'ai fini comme maître de cohabitation en moins d'une année d'exercice. Le centre que j'incarne est absorbé par le très-haut. Juste bon à décorer des intronisations de grands commis de l'État, des cérémonies officielles ennuyantes et des réceptions diplomatiques élyséennes très guindées.

– Hum… Si je puis me permettre, monsieur le Président, le général...votre illustre prédécesseur, n'a jamais vraiment apprécié notre vénérable résidence, cela n'empêcha pas qu'il vive encore dans nos mémoires.

Le président se relève péniblement en se frottant le bas du dos, puis se dresse subitement face à son interlocuteur. 

– Mouais, c'est ça, et encore le général ! Pfff…Vous en avez d'autres comme ça ? Lui marmonne-t-il avec un regard exaspéré, et agitant les bras comme s'il voulait le chasser. J'aurais dû démissionner, je le savais. Ma fuite en Belgique a été ridicule. J'avais l'air fin quand ces journalistes bardés de dizaines de caméras se sont pointés à l'entrée du gîte d'étape, en pleine forêt ardennaise. – Il se rassoit en chien de fusil, en se triturant la tête. – Et elle, ma femme, m'a sorti le grand bla-bla que c'est en étant échu du rôle d'endosser la grande fatalité historique que les hommes exceptionnels se distinguent du commun des mortels. Tu parles ! Comme toutes les autres, dès que je dis Moi Président, elle devient une petite bécasse.

Resté jusque là figé et impassible, l'intendant se relâche et ne peut s'empêcher de laisser paraître un léger rictus moqueur et condescendant. 

– Le pouvoir se mesure à la grandeur du fardeau que chacun est prêt à assumer. Le vôtre consiste à prendre sur soi celui de tous les autres, tempère-t-il avec cette componction mêlée de sagacité et de fausse modestie qui est propre aux serviteurs.

S'étirant comme une étoile de mer, le président lui baille presque :

– Génial… Pour le réconfort, on ne peut pas dire que vous y exceller.

– Si monsieur a l'indulgence de me pardonner cet écart.

– Ce n'est pas grave. Je n'exige rien de vous spécialement, cessons cette comédie d'un autre âge, voulez-vous ? Ayez la bonté de me donner ma serviette et ma veste, lui ordonne t-il en agitant vivement sa main. Qu'avez-vous à me regarder ainsi ? Allez ! Je suis encore votre président à ce que je sache. En marche !


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3 réactions à cet article    


  • Rincevent Rincevent 15 février 2017 13:04

    Le propre de la science-fiction est de proposer, dans un monde fini, des scénarios à la fois délirants et possibles pour en sortir. Devant la situation où nous sommes rendus, appliquer ça à la politique est intéressant. Pour valider cet article, rendez-vous dans… un an ou deux ?


    • soi même 16 février 2017 00:49

       Vous oubliez une chose dans cette histoire , Touche pas au grisbi.


      • malikmarc 3 avril 2017 22:12

        Tout a bien débuté et tout a mal fini.L’abbé d’Orval et ses formules magiques/ Ont eu raison de toutes les insurrections / Votez pour moi et vous serez riches disait-il / Alors les gens ont voté pour lui ainsi soit-il / La presse lui était acquise les banquiers le soudoyaient / Les sondeurs le rendaient crédible et on le chouchoutait / Encore une fois le peuple avait été oublié / On a marché en pire sa pilule n’a pas fonctionné / Anticipons anticipons c’est tjrs la même chanson / On connait le début on devine la fin du résident / Revêtant la tôge républicaine la main sur le cœur / Distribuant de plus larges portefeuille à sa cohorte / Renforçant les Establishments faisant nos labeurs / Mais c’est quoi tous ces votes ? Un désordre anticipé ? Comment sortir de cette emprise ? Quoique que l’on dise la souveraineté sera de mise !       L’histoire dit qu’il a vécu dans la solitude et dans la lassitude                                    L’abbé Macron était un président en marche et il a fini en panne. 

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