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Le Populisme selon Alain de Benoist - Socialisme et Paganisme

Le « populisme » constitue sans conteste le mot-clef des phénomènes socio-politiques de ces dernières années en Occident. On l’a ainsi brandi à l’occasion du « non » au référendum de 2005 sur la Constitution Européenne, du Brexit, de l’élection de Donald Trump ou de la percée électorale du Front National, généralement comme synonyme de flatterie des « bas instincts du peuple », d’appel démagogique à la « souveraineté populaire » dissimulant une ambition de pouvoir autoritaire, comparable en cela au fascisme de Mussolini ou aux « dictatures » chaviste et poutiniste… Le grand mérite du philosophe Alain de Benoist, dans ce contexte, est d’en revenir au véritable sens du mot et de rappeler l’existence d’un authentique courant populiste dans l’histoire moderne, en en précisant l’origine, l’esprit et les manifestations actuelles.

Rappelons rapidement qui est Alain de Benoist et où il se situe dans l’échiquier intellectuel contemporain. Si je m’en réfère à mon article précédent sur les différents modèles de représentation des idées politiques, de Benoist s’inscrit clairement dans ce courant anti-libéral qui articule une critique conjointe du libéralisme économique et du libertarisme sociétal – courant dépassant les clivages droite/gauche, s’inspirant des Pères fondateurs du courant socialiste (Proudhon, Sorel ou le « jeune Marx ») et dans lequel s’inscriraient également aujourd’hui des intellectuels comme Alain Soral (dans la lignée de Michel Clouscard), Jean-Claude Michéa (se revendiquant d’Orwell, de Christopher Lasch et de Marcel Mauss), Eric Zemmour, voire dans une certaine mesure Michel Onfray (cloué au pilori médiatique pour avoir justement osé dire qu’il préférait une « une analyse juste d’Alain de Benoist à une analyse injuste de Minc, Attali ou BHL » !)…

L’intérêt du dernier ouvrage d’Alain de Benoist, Le Moment Populiste (Pierre-Guillaume de Roux, 2017), opportunément sous-titré « Droite-gauche, c'est fini ! », est justement de rattacher le mouvement populiste à ce courant socialiste anti-libéral. Pour ce faire, de Benoist développe, avec l’érudition et la clarté qu’on lui connaît, un certain nombre de thèses regroupées par chapitre, et que l’on peut présenter succinctement de la façon suivante (nota bene : les citations d’auteurs non référencées sont extraites de l’ouvrage de de Benoist).

Le populisme comme crise de la démocratie

Alain de Benoist le rappelle avec insistance : la « démocratie » actuelle n’a pas grand-chose à voir avec la démocratie des origines, celle de l’Antiquité gréco-latine. Pour les Grecs en effet, la démocratie se définissait en premier lieu comme la participation de tous aux affaires publiques, cette participation étant pour les citoyens la condition de leur liberté – liberté définie non pas, comme c’est le cas aujourd’hui, sur un plan individualiste (pouvoir « faire ce que l’on veut »), mais, sur le plan collectif, par la maîtrise des décisions politique affectant nos vies. Ainsi pourrait-on définir avec Alain de Benoist la démocratie ancienne comme celle d’un « peuple politique accédant à la liberté collective par sa participation aux affaires publiques ».

D’une toute autre nature est la démocratie moderne issue des Lumières, que l’on pourrait qualifier de « démocratie libérale ». Il s’agit en effet d’une démocratie « représentative » dans laquelle les citoyens élisent des représentants pour participer à leur place au processus de décision politique. Or ces représentants, une fois élus, n’ont pas de véritables comptes à rendre à leurs électeurs : par l’élection, les citoyens ne leur confèrent en effet pas seulement un « mandat » pour exprimer leurs préférences en leur nom, mais leur octroient un « statut » pour décider à leur place. Ce faisant, les citoyens abandonnent leur souveraineté au bénéfice d’un nouveau corps de politiciens professionnels qui, comme l’avait déjà bien vu Rousseau, auront tôt ou tard tendance à se constituer en classe et à défendre leurs propres intérêts plutôt que ceux de leurs électeurs.

C’est ainsi, souligne de Benoist, que « la représentation est par essence un système oligarchique, car elle aboutit immanquablement à la formation d’un groupe dominant, dont les membres se cooptent entre eux pour défendre en priorité les intérêts qui leur sont propres ». Le système démocratique, dès lors, n’est plus qu’une façade destinée à donner l’illusion au peuple qu’il maîtrise toujours son destin, alors qu’elle n’est qu’un moyen de légitimer la souveraineté d’une oligarchie. Cette évolution oligarchique de la démocratie moderne ne constitue du reste pas une dérive ou un dévoiement, mais bien son projet originel : comme le rappelle Jacques Rancières, les constitutions américaines et françaises furent avant tout « le moyen pour l’élite d’exercer en fait, au nom du peuple, le pouvoir qu’elle est obligée de lui reconnaître »…

La « démocratie » représentative, parce qu’elle dépossède les citoyens de toute possibilité de participation à la vie politique, est donc le contraire même de la démocratie. Ce que l’on appelle « populisme » n’est alors que l’exigence du peuple de participer à nouveau directement à la vie politique, sans passer par l’intermédiaire de cette classe oligarchique qu’il suspecte de ne plus représenter l’intérêt général (« trahison » des élites bien analysée par Christopher Lasch dans son ouvrage La Révolte des élites et la Trahison de la démocratie). D’où le qualificatif de « populiste » associé à des propositions de refondation de la démocratie comme celles du référendum d’initiative populaire, de la démocratie locale et du fédéralisme (reposant sur le concept de « subsidiarité »), ou bien, pour les niveaux de décision plus élevés, du mandat impératif voire, comme à l’époque de la démocratie athénienne, du tirage au sort au sein de la société civile... Dans ce sens, le populisme, loin de constituer un danger pour la démocratie, est au contraire un refus de la nature anti-démocratique du système représentatif libéral : comme l’écrivait Christopher Lasch, c’est la « voix authentique de la démocratie », une forme de résurgence de la véritable démocratie, celle de l’Antiquité.

Le populisme comme crise du politique

Plus largement, le populisme témoigne d’une crise du politique. L’un des aspects fondamentaux du politique (et non de « la » politique), mis notamment en avant par Karl Schmitt ou Ernesto Laclau (principal inspirateur du mouvement Podemos en Espagne), est en effet sa dimension conflictuelle ou « agonistique ». L’essence du politique, c’est de prendre une décision permettant de trancher entre différents intérêts contradictoires, entre différentes opinions, entre différentes aspirations au sein du peuple. Ce faisant, le politique permet aussi de dépasser dialectiquement ces intérêts antagonistes sans les nier (le Aufhebung hégélien), et de rassembler les différentes composantes du peuple (ethnos) en une même unité politique (démos). C’est en ce sens que pour Ernesto Laclau « la construction du peuple est l’acte politique par excellence ».

La démocratie libérale, au contraire, rejette cette dimension « tragique » de la vie citoyenne ; elle aspire à une société homogénéisée, uniforme, non-conflictuelle, dans laquelle une décision ne résulterait plus d’un rapport de force politique, mais s’imposerait à tous de façon rationnelle comme étant la meilleure solution possible à un instant donné (le fameux « There Is No Alternative » de Margaret Thatcher). C’est ce qui explique que, dans la démocratie moderne, le pouvoir de décision ait été petit à petit retiré au peuple, et même à ses représentants, pour être transféré à des « experts » supposés pouvoir organiser scientifiquement la société en vue d’atteindre un optimum technique objectivement calculable. Les représentants élus du peuple, dès lors, ne sont plus là pour être les porte-paroles de leurs électeurs, mais une simple chambre d’enregistrement des recommandations formulées par ces experts. En fait, il n’y a plus à proprement parler de « décision », mais la seule mise en œuvre des mesures techniques préconisées par les experts ; dès lors, il n’y a plus de politique, mais la seule « gestion administrative » des choses, pour reprendre la formule de Saint Simon. Dans cette conception inversée de la démocratie, ce n’est plus le caractère majoritaire qui fonde la légitimité d’une mesure politique, mais sa conformité aux préconisations des experts (ce qui justifie ainsi de qualifier de « démocrate » un président comme François Hollande, crédité de 15% d’opinion favorable mais appliquant scrupuleusement les recommandations technocratiques de la Commission Européenne, et de « dictatorial » des présidents comme Poutine ou Bachar El Assad, soutenus par 70 à 80% de leurs concitoyens).

Dès lors, la majorité n’a pas forcément raison, et il est de la responsabilité de la nouvelle « caste oligarcho-technocratique » (pour reprendre la formule de Jacques Sapir) de la corriger lorsqu’elle ne prend pas la « bonne » décision. Voire même, et en toute logique, de se passer purement et simplement de la consultation du peuple pour remettre le pouvoir à une instance de gouvernance technocratique – ce que l’on commence à désigner de plus en plus explicitement comme « post-démocratie » ou « post-politique ». De sorte que « la crise actuelle de la démocratie est avant tout une crise du politique », affirme Alain de Benoist. Mais, en niant le politique, le libéralisme nie aussi l’existence du peuple en tant sujet politique souverain. « Gouverner sans le peuple (…) ; gouverner sans politique » : tel est bien pour Jacques Rancière le « grand souhait de l’oligarchie » qui la conduit à disqualifier comme « populiste », comme le reconnaît Laurent Joffrin, « une idée qui vient du peuple et déplait aux élites »...

Dans ce contexte, le populisme témoigne du refus croissant par la population de cette gouvernance technocratique, impersonnelle, qui se traduit par la mise en œuvre imposée de mesures prétendument techniques (les fameuses « réformes ») prises dans des instances non-démocratiques par des « experts » échappant au contrôle citoyen. C’est une aspiration à retrouver ce qui fait l’essence du politique, le débat, la confrontation des points de vue, le rapport de force, et la décision qui en constitue le dépassement tout autant que l’affirmation par le peuple de son autonomie et de sa souveraineté. « Loin d’être ‘‘antipolitique’’, conclut ainsi Alain de Benoist, le populisme représente au contraire une protestation puissante contre la dépolitisation des affaires publiques » ; de sortes que « le politique [devient] synonyme de populisme », va même jusqu’à dire Ernesto Laclau…

Le populisme comme rejet du capitalisme

L’idéologie libérale, en remplaçant la décision politique citoyenne par la détermination rationnelle d’un optimum social, substitue au modèle de la démocratie antique celui du calcul économique utilitariste. L’économie devient alors le nouveau paradigme de la société et la « main invisible » du marché (Adam Smith) le processus privilégié d’atteinte automatique et autorégulée de l’optimum. Le libéralisme justifie ainsi de laisser l’entière liberté d’action aux acteurs économiques, dont le libre jeu est le meilleur moyen d’atteindre cet optimum quantitatif. Les « experts », dès lors, perdent eux-mêmes leur pouvoir de gouvernance pour ne plus servir qu’à expliquer aux citoyens les inévitables réformes dictées par l’ « économie », c’est-à-dire par les grands intérêts industriels et financiers. En définitive, dans sa forme aboutie, la démocratie libérale prend la forme d’une « démocratie de marché », pour reprendre la formule de Jacques Attali (Une brève Histoire de l’Avenir), dans laquelle le pouvoir est dans les mains des maîtres de l’économie, c’est-à-dire, dans le système capitaliste moderne, des détenteurs du capital. Ce que l’on désigne encore sous le nom de « démocratie » s’avère aujourd’hui n’être qu’une ploutocratie - et même, plus précisément, d’une « capitalocratie », devenue par ailleurs aujourd’hui purement financière, et donc sans limite et totalement déconnectée de la vie réelle des citoyens.

Le populisme peut donc s’interpréter aussi comme une forme de rejet de ce système capitaliste en tant que générateur d’inégalités croissantes entre les détenteurs du capital, disposant du pouvoir absolu, et les travailleurs salariés, désormais privés de toute souveraineté politique. Un rejet finalement relativement récent au sein des classes populaires, longtemps ralliées au capitalisme lorsque celui-ci prenait encore la forme de la « démocratie sociale » (Fordisme et Etat-Providence assurant une redistribution minimale des plus-values du capital). Démocratie sociale qui ne fut dans les faits, note Denis Colin, qu’un « mécanisme d’intégration de la classe ouvrière au capitalisme ». C’est l’essoufflement de ce mécanisme qui conduit aujourd’hui le peuple à se révolter contre un système dont il ne profite plus et qu’il voit de plus en plus comme le joug d’une élite parasitaire qui prélève à son profit tout le bénéfice du travail réel.

Le populisme a donc également une dimension économique centrale, celle de la dénonciation du pouvoir sans précédent de l’élite oligarchique capitaliste – dénonciation que l’on retrouve par exemple dans le mouvement Occupy Wall Street et son slogan « We are the 99% » repris par le mouvement Podemos en Espagne. Mais il s’agit ici, souligne bien Alain de Benoist, d’autre chose que la seule « lutte des classes » du marxisme vulgaire, qui ne viserait qu’à remplacer la bourgeoisie par le prolétariat à la tête de l’appareil productif capitaliste. Il s’agit plus fondamentalement, comme on la trouve déjà chez le Marx « ésotérique », d’une critique de l’essence même du capitalisme en tant qu’idéologie faisant de la valeur marchande la « norme universelle de régulation des pratiques sociales ». Dans l’idéologie capitaliste, en effet, seul ce qui a une valeur marchande a une valeur sociale ; le lien social ne peut dès lors prendre la forme que de l’échange marchand, c’est-à-dire qu’il ne peut exister que dans et par le travail qui en est la source de production. Le populisme témoigne en ce sens d’une révolte contre la marchandisation envahissante des rapports sociaux (le débat sur la GPA, auquel une majorité de Français semble désormais favorable, constituant un révélateur de l’état actuel de la société) ; l’aspiration à retrouver ce qui faisait le fond anthropologique commun des communautés traditionnelles, reposant sur l’entraide, la solidarité et la générosité réciproque (ce que Marcel Mauss appelait la « logique du don », c’est-à-dire antithèse absolue des rapports marchands).

Le populisme est donc aussi un rejet de l’élie et du système capitaliste sur le plan moral – si l’on définit avec Durkheim la morale comme « tout ce qui est source de solidarité ». Contre la volonté de destruction systématique de toutes les valeurs et normes morales issues de la tradition, conséquence nécessaire des « logiques de l’illimité » du projet capitaliste (qui suppose la possibilité « de produire, de vendre et d’acheter tout ce qui peut être produit ou vendu », pour reprendre la fameuse formule de Hayek dans La Route de la Servitude), le populisme est l’expression privilégiée de cette common decency que Georges Orwell définissait comme le sentiment qu’ « il y a des choses qui ne se font pas » ; de ce sens de l’ « honneur » populaire qui conduit à estimer que certains comportements dépassant les limites de la décence sont « socialement honteux ».

Le populisme comme crise de la communauté

Aspiration du peuple à un retour à la démocratie et au politique, le populisme est également la manifestation du besoin d’une refondation de la communauté nationale. La conception antique de la politique et de la démocratie supposait en effet l’existence préalable d’un peuple réuni par une « sociabilité commune ». L’homme est un « animal politique », professait Aristote, ce qui voulait dire qu’il est un « animal communautaire » dont la nature est de naître et de vivre au sein d’un groupe qui lui préexiste et le dépasse. Bien différente est la conception de la démocratie libérale issue des Lumières : celle-ci nie en effet la préexistence de communautés humaines et ne voit en elles qu’une réunion d’individus isolés, ne se regroupant qu’en fonction de leurs intérêts égoïstes. Alors que la démocratie ancienne se fondait sur la notion holiste de « communauté » (Gemeinschaft), la démocratie moderne s’exerce au sein d’une « société » (Gesellschaft) qui, comme l’a bien montré l’anthropologue Louis Dumont, est de nature individualiste. La démocratie libérale est ainsi, résume Alain de Benoist, « le régime politique consacrant la montée de l’individualisme moderne ». Le cœur de la démocratie moderne, comme l’écrivait déjà Marcel Gauchet, « n’est plus la souveraineté du peuple, mais la souveraineté de l’individu ».

Ce faisant, la démocratie moderne ne permet plus au peuple d’émerger comme sujet politique dépassant la somme de ses composantes. La communauté nationale se désagrège alors en une multitude d’intérêts individuels ou communautaristes irréconciliables. Le populisme, dans cette perspective, manifeste la volonté du peuple de redevenir une communauté solidaire et unie, et non plus seulement une addition d’intérêts particuliers égoïstes. « L’objectif implicite du populisme, c’est de réinstaurer un monde commun », écrit ainsi de Benoist ; c’est une réaction que le peuple oppose à « sa décomposition en tant que communauté ». De même Laclau voyait-il dans le populisme l’aspiration à « constituer ou reconstituer le peuple ». Le populisme témoigne d’un besoin croissant de retrouver le sens de la « fraternité », cette « amitié » dont Aristote faisait le fondement de la sociabilité naturelle de l’homme. « Dans le passé, les démocraties populaires se sont réclamées de l’égalité, les démocraties libérales de la liberté. La démocratie organique, fondée sur la participation du plus grand nombre de citoyens aux affaires publiques, devrait s’appuyer avant tout sur la fraternité », conclut ainsi Alain de Benoist.

Encore faut-il bien préciser que par « organique », de Benoist n’entend bien évidemment pas cette fusion de l’individu dans le groupe qui fait l’essence du totalitarisme, sa disparation en tant que personne particulière, sa réduction à une cellule ou un rouage interchangeable. C’est au contraire une vision de la société dans laquelle chaque individu ou chaque groupe social joue un rôle particulier conforme à sa fin propre, tout en participant à une fin collective plus large (de la même façon que chaque organe du corps exerce une fonction spécifique – penser, digérer, marcher… qui participe à la fin plus large de l’organisme – vivre !). Cette vision organique, que je préfère quant à moi qualifier d’ « écologique » ou « écosystémique » (dans la mesure où le même rapport existe entre les différentes espèces animales et végétales coexistant au sein d’un même écosystème), permet de trouver un équilibre entre l’individu et le groupe, d’assurer le respect des individualités tout en en permettant le dépassement au travers d’un projet commun qui seul peut permettre aux hommes d’acquérir leur véritable liberté et de donner un sens à leur vie. C’est en ce sens que le populisme est tout autant l’aspiration à une dimension communautaire de l’existence que la reconnaissance de l’égale dignité de chacun dans sa participation à la vie collective.

Le populisme comme rejet de l’élite

Le populisme, enfin, peut s’interpréter comme une réaction de défense du peuple contre le mépris absolu dont il fait l’objet de la part cette oligarchie qui le domine aujourd’hui outrageusement. Ce mépris découle de l’idéologie technocratique qui fait des « experts » les seuls qualifiés pour exercer le pouvoir – idéologie dominante parmi les élites intellectuelles depuis Platon, les Philosophes des Lumières (de Voltaire à Kant), et aujourd’hui les Attali, Cohn-Bendit (son désormais fameux « Y’en a marre du peuple !  »), BHL ou Jean-Claude Junker… Alain de Benoist montre bien comment cette « démophobie » (Arnaud Imatz) des élites actuelles a d’abord pris la forme d’une diabolisation des mouvements protestataires issus du peuple (le « populisme » remplaçant l’ « extrême-droite » comme épouvantail), puis d’une délégitimation de toute opinion politique voulant opposer le peuple aux élites, puis enfin d’une condamnation du peuple lui-même en tant que peuple. La boucle est bouclée aujourd’hui, note Alain de Benoist, avec l’adhésion de plus en plus massive des classes populairess au Front National, ce qui permet à l’élite de « répudier le peuple au prétexte qu’il ‘‘pense mal’’ ».

Dans ce contexte, le populisme témoigne de l’exigence du peuple d’être respecté comme sujet politique capable de décider par lui-même de son destin. C’est ainsi que, pour Paul Piccone, « les populistes exigent que chacun soit considéré comme également qualifié pour participer aux décisions qui affectent sa vie ». C’est une aspiration, finalement, à retrouver le sens de l’égalité citoyenne et démocratique de l’Antiquité, l’isonomia, l’affirmation que « tous possédaient les mêmes titres à participer à la vie publique ». Cette aspiration repose, en définitive, sur la conviction que le peuple est mieux à même de décider en faveur du bien commun que les élites, car c’est en son sein qu’existent encore ces valeurs de solidarité et de réciprocité qui se font de plus en plus rares au fur et à mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie sociale. Il y a donc une résonnance entre le populisme et la vieille idée anarchiste selon laquelle le pouvoir et la richesse corrompent et détruisent en nous toute possibilité psychologique de solidarité, de sociabilité et de moralité (l’anarchisme « ne refuse pas l’ordre, mais le pouvoir », disait ainsi Proudhon) ; avec la conviction d’Orwell que « les classes populaires seraient plus spontanément enclines à l’entraide, à la générosité, à la réciprocité, à la solidarité collective ». En dernière analyse, le populisme « désigne une confiance dans le peuple », pour reprendre la belle formule de l’historien Michel Winock ; l’optimisme de ceux qui pensent que les choses iraient mieux si on laissait les gens décider par eux-mêmes de ce qui est bon pour eux...

Le populisme est un socialisme (ou un paganisme ?)

Le grand mérite du livre d’Alain de Benoist est également, comme nous le soulignions en introduction, de nous rappeler que le populisme actuel s’inscrit dans la continuité d’une longue tradition de mouvements populaires qui, s’ils ont pris des formes ou se sont revendiqués d’idéologies différentes, partageaient tous la même révolte : révolte contre l’industrialisation capitaliste, l’individualisme libéral, la marchandisation des rapports humains, la technocratie, la financiarisation du monde, l’immoralisme des élites, la destruction des traditions et des valeurs populaires. Révolte que l’on retrouve aussi bien chez les canuts lyonnais que les luddites anglais ; dans les mouvements populistes ruraux russes (narodniki, de narod, peuple) et américains (grangers) de la fin du XIXe siècle comme dans le syndicalisme révolutionnaire français ou italien ; dans l’ « appel au peuple » du Bonapartisme, du Boulangisme ou du Gaullisme (dont Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon ne sont que les continuateurs) comme dans les mouvements populistes latino-américains du XXème siècle (cardénisme au Mexique, péronisme en Argentine – auxquels on pourrait rajouter le bolivarisme vénézuélien, le castrisme cubain des premières années ou encore le zapatisme mexicain…).

Autant de courants que l’on pourrait, avec Jean-Claude Michéa, regrouper sous l’étiquette de « socialiste » - non pas le socialisme marxiste-léniniste, et encore moins celui de la gauche actuelle, mais celui de Robert Owen et Pierre Leroux - qui fonda ce terme en opposition à l’individualisme aliénant de la modernité ; celui, anarchiste, de Proudhon et Bakounine, ou bien, révolutionnaire et libertaire, de Georges Sorel et Edouard Berth ; ce socialisme que Marx et Engels qualifièrent d’ « utopique » (L’Idéologie allemande) parce qu’il était tout autant attaché à l’émancipation des hommes qu’à la conservation des conditions de vie communautaire traditionnelles qui en constitue la base nécessaire. Un socialisme des origines désormais oublié, mais dont on retrouverait l’esprit chez des intellectuels comme Péguy, Chesterton, Gramsci, Orwell, Camus, Pasolini, Marcel Mauss, Christopher Lasch, Michel Clouscard, Jean Baudrillard, Cornelius Castoriadis, Guy Debord - et aujourd’hui Serge Latouche, Jacques Sapir, Jean-Claude Michéa ou encore Alain Soral… Un socialisme fondé sur la dignité du peuple et de l’ « homme ordinaire » dont on retrouverait la sensibilité chez des artistes comme Jacques London, Georges Brassens, Léo Mallet ou Ken Loach (ou bien, comme le rappelle souvent Alain Soral, dans les westerns de John Ford)…

Un socialisme qui, d’une certaine façon, trouve ses racines profondes dans la tradition antique, particulièrement vivante chez des auteurs comme Proudhon, le « jeune Marx », Sorel, Berth ou Albert Camus. Une tradition que l’on pourrait plus généralement qualifier de « païenne » et qui engloberait non seulement l’antiquité gréco-latine, mais aussi les cultures indouistes, bouddhistes, taoïstes ou précolombiennes. Autant de pensées qui, comme l’a bien montré Alain de Benoist dans l’un de ses plus fameux ouvrages (Comment peut-on être païen, publié en 1981), partagent un même rejet de toute dimension surnaturelle, métaphysique, transcendante, s’opposant en cela aux dualismes – platonisme et (judéo-)christianisme - qui l’ont supplanté en Occident. Or, l’idéologie libérale moderne, à laquelle s’oppose si radicalement le populisme, s’inscrit dans le droit héritage de cette pensée dualiste dont elle reprend, sous une forme profane, les grands principes : la croyance en un Bien universel et absolu (les « Droits de l’Homme » jouant le rôle des Idées platonicienne ou des Tables de la loi bibliques), l’élitisme et le mépris du peuple qui en découle (seule une petite élite de « philosophes », de « prophètes » ou de « théologiens » ayant accès à cette connaissance métaphysique), mais aussi le mythe de l’illimitation (l’Idée ou la Foi ne pouvant être restreintes par les contraintes de la Matière, de la même manière que le « Progrès » ne peut connaître aucune limite matérielle ou écologique), ou encore l’incapacité à penser dialectiquement l’équilibre de l’individu et de la communauté (l’individu étant seul face au Marché comme il l’est face au Dieu unique)… C’est ainsi qu’Alain de Benoist dénonce le « schéma manichéen » d’une modernité « modelée par le dualisme chrétien et cartésien » (et donc platonicien) et ayant perdu de vue le « vieux principe d’identité et de complémentarité des contraires » - équilibre des antagonismes héraclitéens qui permet notamment de penser l’ « éternelle dialectique de l’un et du multiple, de l’universel et du particulier » sans laquelle il est impossible de concilier harmonieusement l’individu et la communauté.

Le populisme, à lire entre les lignes Alain de Benoist, pourrait ainsi témoigner de la remontée à la surface d’un vieux fond anthropologique païen resté vivant au sein du peuple malgré le Christianisme, les Lumières et les Droits de l’homme. On retrouve en effet dans le populisme, sous la plume d’Alain de Benoist, bon nombre des facettes qu’il prête lui-même au paganisme, à commencer par le sens de la limite et de l’ « honneur » (la démesure étant la source d’indignité fondamentale chez les Grecs), le non-dualisme et l’équilibre des antagonismes (qui permet en particulier de dépasser les individualités dans la communauté sans pour autant renier les identités particulières), ou encore la relativité des valeurs comme émergeant de l’histoire et du peuple (c’est-à-dire la reconnaissance du peuple et de la tradition comme fondement de la morale et de la politique). Il y aurait une dimension universelle et intemporelle dans cette aspiration populaire à la dignité et à l’autonomie – aspiration dont on peut certes critiquer ou regretter les formes politiques sous lesquelles elle se manifeste aujourd’hui, faute de mieux, mais dont on ne peut nier la légitimité et la nécessité dans un monde moderne qui court à sa perte.

Le populisme, parce qu’il échappe à toutes les analyses binaires et dualistes, reste largement incompris par l’élite dirigeante et médiatique actuelle. Il aspire en effet tout à la fois à moins de démocratie et de politique, au sens de la démocratie représentative et politicienne actuelle, et à plus de démocratie et de politique, au sens antique de participation à la prise de décision collective ; à une forme de progrès social renouant avec les aspirations émancipatrices des Lumières, mais conjointement à un conservatisme sociétal attaché à la préservation du « fonds anthropologique » commun qui en constitue la base indispensable. Le populisme est de nature politique, culturelle, économique, anthropologique, écologique. C’est un mouvement de fond qui réclame une nouvelle Agora pour prendre la parole. Espérons que cet article, sur ce site bien nommé d’Agoravox, sera lui-même entendu !


Moyenne des avis sur cet article :  1.79/5   (19 votes)




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13 réactions à cet article    


  • Les grecs, paiens, ont inventé la démocratie et développé les sciences, mais le peuple était avant tout une élite (Platon). Au fait, il peut être utile de relire Aristote sur les conséquences des « migrants » et les troubles causés dans les cités grecques par le multiculturalisme mercantile.


    • NICOPOL NICOPOL 28 mars 2017 15:47

      @France Républicaine et Souverainiste

      Merci de votre commentaire. Je suis bien d’accord qu’à l’origine dans la Cité grecque seule une petite minorité de la population étaient des « citoyens », c’est-à-dire participaient à la politique. En ce sens, la démocratie était réservée à une « élite » aristocratique de propriétaires terriens et les classes laborieuses en étaient exclues : c’était une démocratie interne à l’oligarchie, si l’on peut dire.

      Néanmoins, lorsqu’on parle de « démocratie grecque », on parle surtout de la démocratie athénienne des Ve et IVe siècles, qui offre l’exemple d’une démocratie élargie se rapprochant de notre conception moderne : avec les réformes successives de Solon, puis surtout de Clisthène et Périclès, le peuple peut participer au processus de décision politique et même accéder aux fonctions politiques (certes, en étaient exclus les femmes, les esclaves et les « métèques », c’est-à-dire toujours une bonne partie de la population - près de 90% selon les estimations ?...). 

      Il est intéressant de noter que déjà, à cette époque, cette démocratie pourtant encore limitée fit l’objet de critiques (Aristophane, Platon...) assez proches de celles adressées aujourd’hui au « populisme » (démagogisme, ignorance du peuple...). 


    • Daniel Roux Daniel Roux 28 mars 2017 13:40

      Vous vous trompez. Le populisme est parfaitement compris par l’oligarchie.

      C’est parce que le populisme cherche à s’abstraire de sa dictature, qu’elle ne traite en ennemi et lui a déclarer la guerre.

      Dans une guerre, la première victime est la vérité, alors haro sur le populisme avec toute la puissance des médias. Le populisme est accusé de tous le maux, de toutes les turpitudes, affublés de tous les anathèmes.

      Le populiste, si l’on en croit ces médias, viole, tue, pratique le nettoyage ethnique, est anti sémite, raciste. Il prépare la guerre en s’alliant avec les dictatures les plus sordides.

      Toutes les télés le disent : Le populisme, c’est le FASCISME ! Voilà c’est dit. Le but est atteint, renverser les valeurs, pervertir le sens des mots, entretenir la confusion et le désordre.

      Pourquoi croyez-vous que « 1984 » est le livre à la mode chez les populistes ?


      • NICOPOL NICOPOL 28 mars 2017 15:54

        @Daniel Roux

        « Vous vous trompez. Le populisme est parfaitement compris par l’oligarchie. »

        Le populisme est effectivement sans doute compris par les élites oligarchiques qui tirent les ficelles par derrière. Mais je ne pense pas - en tout cas c’est ma propre expérience - qu’il soit véritablement compris par leurs représentants politiques et médiatiques, qui, la plupart du temps, sont complètement possédés par leurs certitudes idéologiques et leur sentiment de supériorité morale, intellectuelle et culturelle. Je veux dire par là que nos politiques, journalistes, éditoriaux et artistes officiels sont certainement, dans leur majorité, sincèrement convaincus que le peuple n’est qu’un ramassis de beaufs racistes et incapables de décider par eux-mêmes...

        Pour le reste, bien d’accord avec vous.


      • Daniel Roux Daniel Roux 28 mars 2017 16:50

        @NICOPOL

        Dans une guerre, il y a les commandants, les stratèges, l’intendance et les soldats.

        Vous ne verrez jamais les commandants participer à la bataille sur le terrain. Vous pouvez parfois en apercevoir dans les dîners de gala contre ci ou contre ça, tout sourire avec le ruban rouge bien visible à la boutonnière.

        Les stratèges sont dans les clubs de réflexion grassement financé par les multinationales que possèdent les commandants. En plus, c’est déductible des impôts.

        Quant aux soldats, qu’ils soient convaincus ou non, n’a aucune importance. Ils obéissent, c’est tout.


      • NICOPOL NICOPOL 28 mars 2017 16:56

        @Daniel Roux

        Bien d’accord avec vous, sauf pour dire qu’un soldat est d’autant plus combatif (et près à mourir) qu’il est fanatisé.

        Bien à vous,


      • bouffon(s) du roi bouffon(s) du roi 31 mars 2017 20:17

        @Daniel Roux

        Pourquoi croyez-vous que « 1984 » est le livre à la mode chez les populistes ?

        Parce que le public aime bien le « reality show » ? ^^


      • Francis, agnotologue JL 28 mars 2017 13:56

        Ce n’est pas le populisme qui est le problème, c’est le mensonge et la corruption. Et les pires pourfendeurs du populisme sont parfois les plus menteurs, corrupteurs et corrompus.


        • NICOPOL NICOPOL 28 mars 2017 15:55

          @JL

          Bien d’accord avec vous (même si au lieu de « parfois » j’aurais utilisé « toujours » smiley )


        • non667 28 mars 2017 20:31

          mille + nicopol
          il y a longtemps bien que de gauche je suis tombé par hasard dans une bibliothèque sur « vue de droite » d’alain de benoist  ! après l’avoir lu je l’ai acheté non pas pour le relire mais pour m en servir comme « dictionnaire politique et culturel  » une somme comme a dit un critique littéraire !
          la preuve il a été singé par claude estier ps (esterhazi ) dans vu de gauche


          • Lonzine 31 mars 2017 20:13

            article correctement noté et commentaires impeccables


            • bouffon(s) du roi bouffon(s) du roi 31 mars 2017 20:25

              Je me demande si cette mauvaise note peut être attribuée au fait que vous parliez de de Benoist, Soral, Michéa , Zemmour, et Onfray, dans la même phrase ? ^^

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