D'où vient, souvent, le lendemain de l'annonce des résultats du scrutin, ce vague dégoût, cette impression, récurrente, de s'être fait avoir ?

Dans cette élection-ci, à moins que vous ne soyez macroniste et content de l'être, je peux essayer de vous aider à y voir plus clair.

Cela s'appelle de la propagande. On peut dire « comm' politique », « stratégie de communication », « manipulation des masses », ou, comme E Barnays l'écrivait dès 1928, la « fabrique de l'opinion publique » in "Propaganda ; comment manipuler l'opinion en démocratie" ).

Je suis complotiste : je crois que des personnes réfléchissent délibérément, et en s'aidant de toutes les ressources de la psychologie sociale et du marketing, pour communiquer de façon à nous faire faire des choses que, spontanément, nous n'aurions pas faites, et que nous regretterons ensuite.

Ainsi, donner sa voix à un candidat ultralibéral pour le faire élire alors qu'on est de gauche et favorable à un État redistributif et protecteur des citoyens.

Combien de personnes ont voté pour Emmanuel Macron au deuxième tour parce qu'ils étaient d'accord avec son programme ? Il semble que ce soit à peu prés 16% de ces électeurs. C'est peu...

 

Alors, comment cela se fait-il ? La faute à pas de chance ? La faute aux électeurs de Marine Le Pen ? 

N'est-il pas curieux que ce soit cet homme jeune, inexpérimenté en politique, jamais élu nulle part, qui emporte cette élection d'une importance capitale, surtout à ce moment de notre histoire politique ?

Et le fait que cet homme soit issu d'une grande banque d'affaire dont il n'est sorti que pour devenir conseiller économique du Président de la République ne serait que pur hasard, bien sûr...

Non, ce n'est pas le fruit du hasard. Et si vous avez le vague sentiment d'avoir été amené à agir dans un sens différent de ce que vous vouliez au départ, vous avez raison.

 

La communication d'emprise

Comment peut-on parvenir à amener des esprits éclairés à agir contre leurs souhaits ou leurs convictions ? Des personnes simples et peu douées de capacités de réflexion, on comprend, mais des personnes qui réfléchissent, qui lisent, qui s'informent  ?

En fait, il n'est pas plus difficile de manipuler des personnes intelligentes que des idiots. Je ne sais pas si le fait de savoir gagner beaucoup d'argent est une preuve d'intelligence, mais je sais que vendre une montre à 40000 euros alors qu'il en existe, qui donnent l'heure aussi, à 10 euros, témoigne d'un art consommé de la manipulation. Même chose pour la vente d'une voiture ultra-puissante alors que la vitesse est limitée partout, etc. Les techniques de vente ont fait d'énormes progrès, mais elles ont un point commun : il s'agit de communication d'emprise, autrement dit, de communication perverse.

C'est quoi, la communication perverse ? C'est quand quelqu'un utilise les éléments de la communication (voix, mots, attitude, émotion, images, références etc.) non pour faire sentir à l'autre ce qu'il pense ou ressent lui-même, mais pour faire sentir ou penser à l'autre ce qu'il veut que celui-ci ressente et pense. C'est ce qui est enseigné dans les écoles de commerce et de management.

Cela fait des siècles que l'homme ne se borne pas à communiquer, mais sait utiliser sa communication pour influencer l'autre afin d'obtenir ce qu'il veut. Le bébé qui a faim pleure, c'est instinctif. Mais au bout d'un certain temps, certains d'entre ces bébés comprennent bien que, s'ils pleurent, leur maman vient. Donc ils pleurent pour faire venir maman, et ce, de plus en plus souvent. Si celle-ci continue de venir sans réaliser que son babychou a mis en place une stratégie de communication, elle peut commencer à entrer dans une relation d'emprise (mais dans cette situation-là, ce n'est pas grave : le bébé lui-même est, de fait, sous l'emprise de sa mère...).

La communication d'emprise utilise le plus souvent des ressorts affectifs : valorisation de l'autre lui donnant un sentiment de plénitude narcissique qui va le faire adhérer aux propositions ; compassion induite, pouvant évoluer vers un sentiment désagréable de culpabilité menant à servir l'autre, parfois à son propre détriment ; colère induite et dirigée contre un élément extérieur pour solidifier un groupe par création d'un bouc-émissaire ; menaces, voilées ou pas, donnant un sentiment de peur qui peut ne pas être conscient mais qui conduit à des décisions, en général, d'adhésion à l'autorité (comme dans l'esclavage, mais pas seulement)...

 

Et donc, cette fois, pour ces élections, que s'est-il passé ?

Je résume :

- un FN qui est utilisé par la droite et la gauche depuis des années à des fins électoralistes. La droite, parce qu'elle pense que les voix frontistes de premier tour se reporteront sur elle au deuxième, la gauche, parce qu'elle pense que les voix de droite vont se diviser ce qui lui laissera plus de place. D'ailleurs, c'est toujours entre les deux tours que le FN redevient aux yeux de la plus grande partie des politiques ce qu'il n'aurait jamais dû cesser d'être, un parti dont il faut stigmatiser les prises de position antisociales et s'opposant aux valeurs fondatrices de notre République, notamment l'égalité et la fraternité. Un parti réellement dangereux s'il accédait aux plus hauts postes de commande.

Mais non, pour de nombreux politiques, et de très nombreux commentateurs politiques, en période pré-électorale, le danger commun, c'est la gauche non libérale, qu'il convient de diaboliser comme si elle était « extrême ». Faire peur, donc...

- A la suite de la divulgation d'une série d'affaires, ou de la dévaluation politique qu'ils avaient suscité par l'exercice de leur mandat électif, les grands ténors récents de la cinquième sont pratiquement tous passés à la trappe lors de ces élections. S'il est très saint qu'une démocratie s'intéresse à la probité de ses élus, quel est le rôle de la presse, majoritairement aux mains des grands groupes, dans le calendrier de ces révélations ?

- Pendant des semaines, les sondages ont donné Emmanuel Macron en tête au premier tour des élections présidentielles, et n'ont évalué que les chances qu'il avait, lui, de battre Marine Le Pen au deuxième. Ce qui a permis aux commentateurs de présenter ce candidat comme étant « le seul capable de battre à coup sûr Marine Le Pen au deuxième tour ». En fait une règle interdisait de présenter les intentions de vote de second tour entre des candidats réputés peu susceptibles d'y être, prétendument parce que cela risquerait d'influencer le scrutin. Comme si ne présenter que la paire « Macron-Le Pen » ne risquait pas influencer le scrutin...

- Finalement, François Fillon et Jean-Luc Mélenchon montant dans les intentions de vote et se rapprochant du duo Macron-Le Pen, les instituts de sondages ont été autorisés à publier les sondages de second tour Fillon-Le Pen et Mélenchon-Le Pen. Dans tous les cas, c'est le candidat opposé à Le Pen qui l'emportait, et de beaucoup, à peu prés 20 %, à peine moins que Macron.

Mais ces sondages, qui les a vus ? Qui en a parlé ? Personne. Moi-même, je suis tombée dessus par hasard sur Wikipedia.

Je ne dis pas que ces résultats ont été censurés. Ne suivant pas la presse de façon exhaustive je ne peux pas écrire cela. Mais je peux témoigner qu'un citoyen informé avait toutes les chances de ne pas détenir cette information pourtant fondamentale au premier tour : le danger Le Pen est fictif, et les trois candidats susceptibles de gagner l'emporteraient contre elle au deuxième tour. Comme cette dernière était quasiment assurée d'être au deuxième tour, le premier tour allait décider de l'élection présidentielle. Il ne s'agissait pas d'un vote utile mais du vote pour élire le futur Président.

Qui l'a su ? Certains, bien sûr. Mais j'ai rencontré un certain nombre de personnes, de coloration politique France insoumise, qui ont voté Macron au premier tour pour un « vote utile » complètement hors de propos.

Pourquoi aucun média n'a-t-il titré sur ces évaluations de second tour ?

-Mais on ne change pas une stratégie gagnante. Loin de se contenter de cette réussite incontestée, et supposant avec raison que certains allaient avoir du mal à voter pour le représentant de la finance et d'une Europe au service de cette dernière, les politiques amis des médias ont déployé une stratégie d'entre-deux tour tous azimuts : il fallait faire un Front républicain, et tous ceux qui n'appelaient pas à voter Macron seraient des complices de la « bête immonde ». Outre la re-diabolisation tardive de Marine Le Pen, voila que l'on accusait surtout Jean-Luc Mélenchon de ne pas appeler clairement à voter Macron. Alors qu'on n'entendait rien sur le silence de certains élus de droite sur cette question.

Ainsi, ceux qui disaient, comme moi, que l'on pouvait battre Le Pen sans plébisciter Macron ("Battre Le Pen sans plébisciter Macron") étaient censés être responsables de la montée du Front National (parce que s'il faisait un score honorable au second tour, porte lui serait ouverte pour la suite) voire de l'élection de M Le Pen. Alors qu'il n'y a jamais eu moins de 20 points d'écart entre les deux candidats au second tour. Quelle mascarade ! Le fait que donner un score de dictature bananière à cet ultralibéral débutant en politique aiderait ce dernier à obtenir un taux de représentation à l'Assemblée qui le rendrait dangereux car sans contre-pouvoir n'était que peu ou pas mentionné. J'évoque ici le mécanisme psychologique de la « stratégie de l'engagement » que j'ai évoquée dans un billet récent.

De plus, élire Emmanuel Macron avec un taux élevé risquait de donner une légitimité complètement indue à ce nouveau Président. D'autant plus qu'il était prévisible que celui-ci, passé le premier jour de remerciements à ceux de ses électeurs qui ne partageaient pas son projet ( la majorité d'entre eux...) allait bien vite se comporter comme s'il était porté par la volonté d'un électorat largement majoritaire.

C'est pratique, quand on veut faire passer en vitesse des lois profondément antisociales et impopulaires (travail, impôts, retraites)…

 

Conclusion amère mais porteuse d'espoir

Donc, si vous avez voté Macron au premier tour en croyant faire barrage à Le Pen. Si vous avez mis un bulletin Macron dans l'urne au deuxième tour pour faire, barrage à Le Pen. Si vous croyez encore que, pour les législatives, il faut « donner sa chance à ce nouveau venu de la politique, sinon ce sera le chaos » et que, pourtant, vous êtes vraiment de gauche et que vous savez que ce Monsieur va tenter de faire passer le maximum de lois favorisant les riches et la finance internationale, c'est, j'ai le regret de vous le dire, que vous êtes sous l'emprise d'une propagande fort bien faite, et éprouvée.

Ne le prenez pas mal : moi aussi, je pensais que Jean-Luc Mélenchon aurait des difficultés à battre Marine Le Pen. Avant de trouver l'information sur Wikipedia…

Allez, je vous rassure, on n'est sous emprise que si on ne le sait pas.

Au fait, vous allez voter quoi, aux législatives ?