La question de la fracture sociale n’est pas nouvelle, puisqu’elle était au cœur de l’élection de Chirac en 1995. Et outre le fait d’y apporter sa contribution de géographe avec son concept de périphérie, dans son nouveau livre, Christophe Guilluy revient également sur les raisons pour lesquelles le débat public est aussi biaisé en faveur de cette pensée unique dominante.
Effacement de la périphérie et brouillage de classe
Pour lui, les classes populaires sont moins visibles médiatiquement que les minorités visibles : « le contrôle de la production de l’image permet d’imposer la représentation d’une société apaisée, intégrée, voire aisée, en rendant invisible la majorité des classes populaires (…) Les classes supérieures en ont oublié jusqu’à l’existence d’une France populaire et majoritaire (…) Cette société de l’ouverture du monde est en réalité un petit monde fermé (…) Les deux mondes se sont séparés, et le monde d’en bas ne reconnaît plus aucune légitimité aux médiateurs politiques, syndicaux, associatifs ou issus du monde intellectuel. Pourquoi ? La classe dominante a rallié à son modèle économique et territorial l’ensemble de la classe médiatique et universitaire, mais aussi la petite bourgeoisie métropolitaine ».
Pour lui, « les politiques, suivis des médias et des experts, ont présenté ce plan social comme une simple adaptation à de nouvelles normes (…) les classes populaires des pays développés, trop coûteuses, n’ont plus leur place (…) L’enjeu est d’installer un modèle économiquement très performant, mais inégalitaire, en rendant invisibles les perdants de la mondialisation ». Les classes populaires sont réduites aux immigrés et à des ruraux en voie de disparition, alors qu’elles sont majoritaires. La France périphérique est confondue avec la petite bourgeoisie pavillonnaire. Pour lui, « la représentation tronquée du territoire vise à dissimuler la question sociale et la précarisation des classes populaires (…) Sortir d’une représentation caricaturale de la pauvreté, c’est avant tout replacer la question sociale au centre du débat ».
Nous assistons à un véritable brouillage de classe : les classes supérieures se croient et se font passer pour des classes moyennes et les quartiers populaires sont réduits aux banlieues. Et un tel imaginaire fait des immigrés les seuls représentants de la France populaire : «
la question sociale est réduite à une question ethno-culturelle (…) Le conflit de classes est opportunément remplacé par la thématique de l’altérité culturelle. Une représentation qui permet aux classes supérieures d’accentuer leur domination par un discours bienveillant à l’égard de l’immigration qui renforce leur supériorité morale sans remettre en cause leur position sociale ». Avec l’explosion des très hauts salaires,
les élites croient sincèrement faire partie des classes moyennes, déformant leur vision de la société réelle.
Guilluy rappelle qu’en 2012, seuls 20% des célibataires gagnent plus de 2177 euros et 20% des couples plus de 4280 euros. Or dans l’imaginaire médiatique collectif il y aurait 1% de riches gagnant des millions, les 14% de pauvres sous le seuil de pauvreté (souvent immigrés) et une grosse classe moyenne, permettant aux métropolitains d’oublier la réalité de la vie des classes populaires de la France périphérique, qui n’apparaissent jamais et ne se reconnaissent que très rarement dans
ces journaux télévisés qui leur parlent de loisirs auxquels ils n’ont, ni potentiellement n’auront, jamais accès. Pour lui, en réalité, «
le système repose aussi sur une fraction importante de la société, notamment sur les catégories supérieures et intellectuelles », ceux qui bénéficient des effets de la mondialisation.
L’antifascisme devient une «
arme de classe », et le parapluie du PS, au moment même de son virage libéral et de son abandon des classes populaires : «
il confère une supériorité morale à des élites délégitimées en réduisant toute critique des effets de la mondialisation à une dérive fasciste ou raciste ». Il attaque le «
fascisme de l’antifascisme » qui refuse toute critique de la globalisation et de ses conséquences pour les classes populaires pour défendre les intérêts de classes des classes supérieures. Il plaide pour «
sortir du déni de la réalité, de cesser de criminaliser toute opinion critique du modèle dominant, mais aussi d’accepter enfin une représentation de cette France populaire et périphérique ». Il parle de la tentation d’un totalitarisme soft,
comme l’ont révélé les réactions au Brexit.
Et outre une vision déformée de la réalité, Guilluy rappelle le biais partisan des médias que le CSA avait dénoncé en parlant de «
l’absence de diversité dans le secteur du journalisme ».
Si on peut y trouver des raisons, il est clair que les représentations actuelles ne favorisent pas le débat dont nous aurions besoin pour sortir, poussant Guilluy à un discours assez noir sur lequel je reviendrai dans le prochain papier.
Source : « Le crépuscule de la France d’en haut », Christophe Guilluy, Flammarion