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Commentaire de Alain Lipietz

sur Uribe, Correa et... Lipietz


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Alain Lipietz Alain Lipietz 31 mars 2008 02:51

Cher Monsieur Khondor

Vous me pressez sur mon propre blog de vous donner « une dernière réponse », tout en concédant (et je vous en remercie) que je n’en ai guère le temps. Je serai donc bref.

Vous vous étonnez d’abord de mon incompréhension devant l’étrangeté de votre article du 26 mars, l’incident frontalier du 1er mars entre l’Equateur et la Colombie étant clos. Vous reconnaissez avoir pris connaissance des excuses présentées à l’Equateur, lors de la réunion du groupe de Rio, par le Président Uribe, et vous reconnaissez l’obligation que lui en faisait le droit international. Quel est alors le problème ? Dans mes lettres du début du mois, je ne faisais qu’exprimer le soutien européen à la souveraineté territoriale équatorienne d’une part, et j’appelais d’autre part le Président colombien à tenir compte de la réprobation internationale. Ce fut fait, l’incident est donc clos au moment (deux semaines plus tard !) où vous intervenez. En revanche , ce n’était pas encore le cas au moment où j’écrivais ces lettres : à la conférence de l’OEA, soutenu par les USA, le Président Uribe en était encore à invoquer la résolution 1373 des Nations Unies pour « justifier » son droit de bombarder un campement Farc en Equateur, y envoyer des troupes aéroportées, etc.

Je ne prétends nullement que mes lettres aient joué un rôle plus décisif que telle autre prise de position. Simplement, entre la réunion de l’Organisation des Etats Américains et celle du groupe de Rio (les seuls pays latino-américains), le Président Uribe a pu mesurer son isolement international.

Un mot sur la résolution 1373. Cette résolution fait suite aux attentats du 11 septembre et est dirigée contre Al Quaeda. Elle interdit non seulement de soutenir mais d’accueillir des personnes ou des biens appartenant à des groupes terroristes. Très rapidement tous les gouvernements de pays en butte à un conflit intérieur (l’Algérie, le Sri-Lanka, etc) ont entendu cette résolution comme s’étendant à leurs adversaires, et pas seulement à Al Quaeda. D’où l’élaboration de listes des groupes terroristes concernés (listes différentes au niveau de l’ONU et de l’Union européenne !!)

Selon la plupart des diplomates de métier et spécialistes de relations internationales, la 1373 et les listes correspondantes sont de véritables pestes juridiques, contraires aux principes généraux du droit (qui ne permettent d’arrêter ou de saisir les biens que de personnes sur les quels pèsent des soupçons réels et concordants), mais qui surtout élèvent des obstacles insurmontables (sauf à en faire fi) à l’organisation concrète de négociations de paix. Il a même fallu sortir les Tigres Eelam-Tamoul de la liste pour organiser le sauvetage des victimes du tsunami au Sri-Lanka !

Un exemple : La Havane accueille, à la demande du gouvernement colombien, les négociations entre celui-ci et la guérilla ELN. Cuba viole donc la 1373. Cuba et tous les « parrains » de cette négociation, dont moi.

Mieux : le Président Uribe avait un moment accepté la mise en place d’une « zone de détente » pour discuter avec les Farc dans les environs de Cali, à La Florida, dans un des périmètres proposés par la troîka de médiateurs Espagne-France-Suisse. Les Farc avaient refusé ce périmètre. Mais s’ils l’avaient accepté, le Président Uribe se serait retrouvé devoir violer la lettre de la 1373 ! (Il la viole de toute façon avec les AUC de par la loi Justice et paix, mais c’est une autre histoire : le débat général sur les amnisties…)

Bref, tout médiateur entre les Farc et le gouvernement Uribe doit d’abord trouver un endroit tranquille pour violer la 1373. Et Dieu sait que le Président Uribe a multiplié dans ses déclarations publiques l’appel aux médiateurs pour discuter avec les Farc !! De mémoire (mais j’en oublie certainement) :


- le Royaume d’Espagne

- la République Française

- la Confédération Helvétique

- la République Bolivarienne du Venezuela

- la Conférence épiscopale de Colombie

- la Croix Rouge Internationale

- la République populaire de Cuba…

Toutes ces institutions sont forcées, elles-mêmes ou les médiateurs secondaires auxquels elles ont recours, de violer la 1373 pour parler avec le « ministre des affaires extérieures » et n°2 des Farc, Raul Reyes, et son successeur. En l’occurrence, il est clair que l’Equateur a fourni (peut-être pour des raisons de prestige que vous suggérez vous même dans votre article initial), un lieu pour ces discussions, donc a lui aussi violé la 1373, comme l’a fait en d’autres occasions la Communauté de Sant’Egidio, et sans doute l’Eglise Catholique elle-même (d’où l’allusion à la fin de ma lettre au Pt Uribe).


Vous affirmez ensuite que la France aurait démenti les propos de la sénatrice Cordoba selon les quels M. Restrepo aurait dissuadé les médiateurs français de se rendre au campement de Reyes en Equateur.

M. Khondor, vous vous vantez d’être hispanophone !! Or, selon l’article que vous citez, la France n’a nullement démenti ce point, mais une affirmation de Mme Cordoba (que j’avais d’ailleurs mise au conditionnel) selon laquelle les conversations satellitaires entre les Français et Reyes auraient permis de localiser son campement et de le bombarder. On comprend que la diplomatie française ait démenti ce point. Si vous lisez l’intégralité de l’interview de Mme Cordoba dans Cambio, vous constaterez que celle-ci fait visiblement un complexe de culpabilité pour avoir commis elle-même ce genre d’erreur. Il est possible évidemment que les Français l’aient commise… tout arrive.

Vous contestez ensuite que, selon l’ordinateur saisi sur les lieux, il soit établi que ce camp était une facilité offerte à Reyes par les Equatoriens pour y négocier des libérations d’otages, dont celle du soldat Moncayo (le « doyen » des prisonniers des Farc). C’est ce que j’ai lu dans toute la presse, mais comme ces informations sont fournies par les autorités colombiennes elles-mêmes, je n’ai pas de raison de les mettre en doute. Peut-être disposez-vous d’autres versions.


Ensuite vous affirmez que le campement de Reyes, qui accueillait de notoriété désormais publique plusieurs étudiant-e-s en relations internationales et en sociologie (deux d’entre elles, mexicaine et colombienne, sont dans un hôpital de Quito), était en fait un centre d’entraînement ! Vous vous appuyez pour cela sur un article citant des videos saisies dans le campement par les forces héliportées colombiennes, montrant ces étudiantes paradant avec les armes des guérilleros ! Soyons sérieux. Pourquoi ne pas citer le paragraphe suivant : « También se observa una fiesta en la que algunos supuestos militantes del grupo se disfrazan de mujeres y desfilan ante los presentes para elegir a la "señorita Putumayo", para luego desarrollar el baile en el que hay comida y bebida », et nous expliquer que le campement était en fait une base de Mme de Fontenay pour organiser l’élection d’une « Miss Terrorisme » ?

Enfin, vous semblez ironiser sur mon refus d’expliquer ici ma propre activité médiatrice : « Dommage que vous soyez en possession d’informations “top secret” que vous vous abstenez de révéler dans l’intérêt de tout le monde. Le débat serait moins faussé. »

Et bien oui, et je persiste. Je trouve que beaucoup trop de gens parlent, et parlent trop vite, pour se faire mousser dans cette histoire. Quand un « round » de négociation est fini, on peut révéler les dessous de l’affaire, ce que je fais parfois après coup, donnant dans mon blog le maximum de ce que je peux rendre public pour mes électeurs (par exemple sur la négociation « bananes », affaire qui mobilise beaucoup plus de temps-diplomatie-européenne que celle des otages), mais pas quand une négociation est en cours. La vie des otages en dépend parfois.

Un petit détail cependant : vous mélangez souvent « négociateur » et « médiateur ». Le négociateur représente une des parties en conflit. Le médiateur est quelqu’un avec qui l’une des parties accepte de parler pour négocier avec l’autre partie.

La distinction est parfois ambiguë. Quand je parle ou écrit directement aux Farc , qui ont enlevé mon amie et candidate présidentielle de mon parti (Vert) en Colombie, Ingrid Betancourt, je m’adresse à des ennemis qui ont agressé mon parti : je négocie. Quand j’élabore ou transmet un compromis possible entre deux des multiples « médiateurs » désignés par le Pt Uribe ou les Farc, je fais de la « médiation ».

Le rôle du médiateur peut parfois aller jusqu’à conseiller le ou les « médiés » pour arrondir les angles. Vous, qui semblez scruter les medias latino-américains, m’avez certainement vu sur TeleSur le 9 février appelant le Pt Chavez, au nom de son rôle si positif dans l’unification de l’Amerique du Sud lors de la Conférence de Cuzco (tiens, d’ailleurs, relisez mon blog sur le sujet , vous y entendrez le Pt Uribe s’asseoir sur la 1373), à modérer le ton de ses critiques de la Colombie, son plus proche et nécessaire voisin !

La négociation oppose et unit deux parties, parfois plus. Les médiations représentent parfois de longues chaines de médiateurs, même s’il n’y a que deux parties en conflit.

Je ne vous livrerai qu’un exemple. La presse s’est étonnée qu’à la conférence du groupe de Rio le Pt Chavez ait été très modéré, ce qui a permis au Pt Uribe de présenter ses excuses au Pt Correa. Inutile de dire qu’un si heureux aboutissement public est le fruit d’une « négociation » au moins implicite. Je peux vous décrire la chaine (une des chaines ?) de « médiation » : elle est passée par un ministre d’un pays tiers, deux hauts diplomates de métier et un parlementaire européen.

En espérant avoir satisfait une partie de votre curiosité, je vous invite à suivre de temps en temps la suite des évènements andins sur mon blog.
 


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