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Commentaire de L’Ankou

sur Les invariants des religions


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L’Ankou 11 janvier 2011 17:45

Je vous remercie d’avoir développé ainsi votre pensée. Votre texte témoigne d’un parcours qui ressemble beaucoup au mien, à ceci près que j’ai finalement franchi ce fleuve de la foi, dont vous longez la rive. J’espère que cela ne rendra pas nos démarches respectives totalement irréconciliables. Il est vrai que ce fleuve manque cruellement de ponts. Puisse votre article contribuer à en bâtir un. J’ai l’espoir immodeste que ma réponse encouragera aussi quelques lecteurs à l’emprunter.

Je comprends votre logique : les religions semblent diviser les hommes et s’exclure les unes les autres, alors même que leur sens général serait plutôt de prôner l’entraide, la compassion et la fraternité, voire, pour certaines, un Amour du prochain profondément idéalisé.

Il n’y a pas de raison de croire l’une plus que l’autre. D’où l’idée : ne sont-elles pas également vraies ? C’est tentant. Elles diraient la même chose, mais avec des mots différents. Montrons leurs points communs et cela apaisera les conflits qui surgissent entre elles. C’est ce qui gouverne, il me semble, votre recherche « scientifique » des « invariants » des religions.

Pour la forme, mais c’est un débat accessoire, votre approche est certes « rationnelle ». « Scientifique » ? Moins. Mais ce n’est pas grave. La Raison est un outil. Il sert en théologie, dans les controverses doctrinales, n’en déplaise aux scientistes.

La science est une méthode ou une posture, qui consiste à ne rien tenir a priori pour vrai ou pour sacré. C’est donc l’exact contraire de la Foi, qui caractérise une confiance en certaines choses tenues pour vraies, sacrées, incontestables. Mais ce n’est qu’un détail : si important soit-il à mes yeux, il ne disqualifie pas votre approche.

Vos « invariants » sont intéressants, comme base de débat. La tâche était ardue : trop de précision et vous excluez des religions. Pas assez, et vous n’excluez plus rien, et l’invariant n’a plus d’intérêt. Vous frôlez parfois cet écueil, cependant.

Selon vous, « nous faisons tous partie de quelque chose de plus grand, qui nous dépasse ». C’est bien un invariant religieux, mais pas seulement : nous faisons tous partie de l’Univers, ce qui est littéralement « quelque chose de plus grand », sans pour autant y mettre une connotation religieuse. Nous faisons aussi partie d’une famille, d’une lignée, d’une commune, d’un pays, d’un écosystème, d’une espèce, du règne animal, d’un biotope, du Vivant... Aussitôt vous précisez, en empruntant à Philip K. Dick, sa définition de « SIVA ». Mais c’est déjà trop précis : Le Tao est-il intelligent ? Est-il « vivant » ? De même, le Dieu-Monde des panthéistes répond-il aux critères ? Voltaire et les théistes n’estiment-ils pas que, s’il existe un Dieu, il n’est pas agissant ? L’animiste et le chaman sont-ils constitués chacun d’un seul « système » de croyances, où au contraire sont-ils une boîte à outils qui superpose des représentations « magiques » du monde (les esprits, les ancêtres, les totems...), chacune expliquant quelques phénomènes mais jamais tous ? (Exactement comme les physiciens, qui ont recours à la physique quantique ou à la relativité, en alternance, selon les phénomènes qu’ils ont besoin d’observer, et en admettant qu’il ne savent trouver une cohérence entre ces systèmes apparemment contradictoires).

Je vous propose de considérer le lieu plutôt que l’être :

Déjà, l’homme préhistorique observait le ciel. Les étoiles sont toujours placées pareillement les unes par rapport aux autres. On peut s’orienter, mesurer le temps par le soleil, savoir à quelle période de l’année nous sommes selon l’endroit où il se lève. Les phases lunaires semblent immuables. Quelques étoiles bougent, selon un mouvement, étrange, inexplicable mais, à la longue, lui aussi prévisible : les planètes. Mais qu’ont-elles donc à nous dire ? Quel contraste avec notre environnement terrestre, notre « ici-bas » et ses contraintes, le froid, la faim, les prédateurs, les accidents, les dangers, les maladies, et la mort inéluctable et incompréhensible... Le « réel » semble le règne de l’injustice, du hasard, des accidents, des fatalités, des coups du sort, des calamités collectives ou individuelles, des épreuves imméritées, des punitions excessives... Et des iniquités, insupportables. Pourquoi des forts et des faibles ? pourquoi la laideur et la beauté ? Pourquoi la maladie, la dégénérescence, la vieillesse, la mort ? Pourquoi la douleur, la faim, la blessure, l’impotence ? Pourquoi le sort s’acharne-t-il sur certains - et pas sur mon ennemi qui, lui, le mériterait pourtant - ?

Et pourtant, au milieu du chaos, il y a parfois des beautés et des complexités qui nous étonnent, nous ravissent, nous intriguent. Nous pensons les comprendre, et, de proche en proche, décrypter le monde. Mais toujours, le sens général nous échappe. Quoi ? Notre esprit semble fait pour trouver du sens, et le monde n’en aurait pas ? Justement, il y a cette voute céleste, qui semble présider à des évènements d’en bas : les migrations, la pousse des végétaux, les hibernations, les récoltes, la fécondité des femmes... Tout se passe comme si le monde céleste gouvernait l’alternance des jours et des nuits, des saisons, des phénomènes répétitifs et immuables, et le monde terrestre, qui lui est soumis, obéit à ses dictats. L’ordre, bienveillant, qui impose son rythme au chaos. Il est facile d’imaginer que le ciel prît une importance « divine », et bien avant, même, que les hommes ne le peuplent de Dieu(x).

La religion doit naître dès qu’un homme invente qu’il existe un sur-monde où il projette son désir d’expliquer et de donner du sens à son « ici-bas ». Le monde où nous vivons est « insensé », ce qui nous plonge dans un grand désarroi, voire une angoisse existentielle. « Heureusement », la religion propose un « ailleurs » idéal qui lui donne sens. C’est ce « sur-monde » que je vous propose comme invariant. C’est un monde qui nous dit que la souffrance est, quelque part, récompensée, que justice sera rendue, que les sacrifices ne sont pas inutiles, qu’il y a une promesse de revanche ou de rédemption, de reconnaissance, de compensation...

Second invariant : l’affirmation que la mort n’est pas la fin de l’existence... Soit. Mais cette notion se vit très différemment d’une religion à l’autre. Ainsi, dans le Bouddhisme (si je n’en ai pas une vision trop occidentalisée et idéalisée), l’immortalité est une prison d’où l’on s’échappe difficilement. Les êtres sont condamnés, pour leur malheur, au cycle des réincarnations. La mortalité de l’âme comme délivrance ultime ?

En plus, dans la plupart des religions, l’immortalité de l’âme n’est pas accessible à tous. Ainsi, en Égypte antique, il est acquis que Pharaon est immortel. Sa famille et sa caste aussi, sans doute. Mais le simple citoyen ? L’esclave ? Le prisonnier de guerre ? l’étranger ? C’était sans doute des civilisations moins individualistes que la nôtre, où l’esclave pouvait sacrifier sa vie et en être récompensé par procuration, par l’immortalité du Pharaon.

Nos monothéismes ne sont guère moins sélectifs et discriminatoire... Je vous renvoie, concernant le catholicisme, à la célèbre controverse de Valladolid qui, si elle conclue que les sauvages des Amériques ont bien une âme, affirme qu’ils se distinguent en cela des peuples noirs, qu’on peut ainsi continuer à réduire en esclavage... Le Coran, pour ce que j’en connais, prédit la disparition des incroyants dans des souffrances qui n’ont rien d’éternelles puisque leur destruction est définitive. Il faudrait voire les religions une par une, mais l’immortalité générale de toutes les âmes me semble une invention très contemporaine... un réécriture récente que certaines religions se donnent depuis peu.

Et si c’est un invariant, il oppose les religions plutôt qu’il ne les unifie : chacune prétendra que croire en l’autre compromet vos chances de Salut. C’était prévisibles : beaucoup ne se sont construites que pour lutter contre l’hégémonie d’une autre. Elles sont conflictuelles par essence, par nature, par construction.

Deux parenthèses : d’une part, je crois dommageable que vous extrapoliez l’immortalité de l’âme dans un domaine pseudo-scientifique des « morts imminentes ». Ça ne sert pas directement votre thèse, et l’on vous répondra légitimement que les témoignages peuvent aussi bien résulter de la façon dont nos cerveaux s’éteignent en délirant... S’ils génèrent des impressions de lumière bienveillante ou de voyage astral, ça reste un délire de vivants et non un souvenir volé à l’Au-Delà. D’autre part, l’argument de la « vie avant la vie » sous forme de « projet » ou d’intention est purement rhétorique. On aborde là un débat passionnant sur ce qu’est la vie, quand elle commence, quand elle finit. Il y a des implications éthiques : le débat sur l’avortement, la conception in vitro, le clonage, les cellules souches, et, à l’autre bout de la vie, sur l’euthanasie, l’acharnement thérapeutique... Mais ça a peu à voir avec les invariants des religions.

L’invariant suivant, que vous proposez, est de devoir « laisser de bons souvenirs ». Là encore, est-ce que cela ne caractérise que les religions ? Loin s’en faut, à mon avis ! On ne fait plus, heureusement, le procès des athées sous l’angle de leur

immoralité ! On peut être incroyant et avoir un code d’honneur, un code de conduite, une honnêteté, une conscience, un sens des responsabilités... toutes valeurs qui inclinent également à laisser « de bons souvenirs » (et avec d’autant plus de mérite qu’on n’attend rien de Dieu en retour).

Mais réciproquement, on peut aussi disserter sur ce qu’on appelle « bon » souvenir. Toute l’éthique repose sur la relativité de ce qui est bien, selon les cultures, les régions, les circonstances, les époques. Il n’est qu’à considérer la loi Weil, ou l’abolition de la peine de mort, par exemples, pour voir que la notion du « bon souvenir » diffère énormément selon les personnes. A fortiori d’une croyance à l’autre... Du coup, même si c’était un invariant, il est plus source de conflit que de paix.

Par contre, on peut se demander s’il n’y a pas un invariant voisin : l’arbitraire religieux, qui s’arroge, justement, la définition du « bon » et du « mauvais ». Le bon, c’est ce qu’on vous dit de faire. Le mal, c’est ce qu’on vous interdit. Il ne vous est pas

demandé de comprendre mais d’appliquer la règle. S’il faut chercher un invariant - mais il n’est pas fédérateur - ce serait plutôt dans la permanence de cet arbitraire religieux, des consignes, des règles, des interdits alimentaires, vestimentaires,

comportementaux et sexuels, des obligations, des rituels de soumission... Cela génère des souffrances, des frustrations, des résignations, des renoncements, des soumissions, mais la religion explique alors que le Salut (ou quelle que soit la forme de la récompense post-mortem) est à ce prix.

L’invariant suivant - le recueillement - est également bien vu. Vous notez vous-même qu’il ne caractérise pas que les religions, puisque vous le retrouvez dans la concentration du sportif avant exploit. On trouverait beaucoup d’exemples similaires. Pour restreindre aux religions, on pourrait formuler l’hypothèse qu’il s’agit d’une prise de contact intentionnelle avec ce qu’on imagine être Dieu ou son équivalent, ou avec l’ensemble des croyants qui partagent la même foi (vivants ou morts, selon qu’on croit, par exemple, aux esprit des ancêtres ou aux saints patrons). Il y a aussi ce qui entoure le recueillement et lui donne sa solennité : le rituel, la purification, les ablutions, la confession, les formules récitées, le fait que ça se pratique en groupe ou dans certains lieux ou à certaines heures... Là encore, on observera que les rituels ne sont pas interchangeables d’une croyance à l’autre, et l’invariant, dès qu’on essaye de le décrire et de lui donner un contenu, divise encore, plus qu’il ne fédère.

Il reste la question des Mystères.

Les religions - c’est leur force - fournissent des explications génériques. Je vous renvoie à la réponse de Laplace à Napoléon, sur le fait que les religions expliquent tout mais ne permettent de rien prédire, ce qui est ici la raison d’être de la science. La puissance d’une réponse générique et pan-explicative est sans doute la raison d’un grand succès des religions, tant cela permet de résister à l’étendue incommensurable de notre ignorance et de notre incompréhension du sens de la vie.

L’autre posture consiste à admettre que la quête de sens est inutile ou biaisée. Les explications religieuses semblent une alternative plus assimilable et elles soignent mieux ces angoisses existentielles.

Pour autant, les religions n’expliquent pas tout ou tiennent parfois des discours contradictoires sur certains points. Les controverses doctrinales, présentes dans la plupart des religions, l’illustrent bien. Si l’on considère que sa religion est révélée
par Dieu ou son prophète, on doit se résoudre à appeler ça « Mystère » et à laisser la Foi prendre le relais de la Raison, pour admettre que la réalité est sans doute trop complexe pour que son Créateur en révèle toutes les clés à sa créature...

Pour qui estime que les religions sont des œuvres humaines, il est logique qu’une explication soit datée, qu’elle reflète les limites d’un état donné de connaissances, de culture, de sciences... et incidemment qu’elle soit porteuse des limites mêmes des esprits humains qui l’ont produite. Et cela n’a plus rien, alors, de mystérieux.

Mais si les mystères ont une fonction première de rassurer par delà l’incomplétude des explications fournies, ils contribuent également à assurer la force et la pérennité des religions en tant que pouvoirs. L’admission du « mystère », c’est la soumission à l’autorité de « ceux qui savent ». C’est comme le symbole, la parabole, ou un texte écrit dans une langue inconnue ou perdue : il faut un intermédiaire, un interprète, un traducteur... Il y a ceux qui savent et les autres, qui dépendent des premiers, leur doivent respect, voir soumission et obéissance. Toutes les religions ont leurs rites initiatiques, qui séparent clairement celui qui est instruit des choses religieuses et celui qui ne l’est pas.

Voilà. Je suis désolé si certains trouvent ma réponse trop longue, et j’espère quelle contribuera à alimenter un débat sain et constructif.

Bien à vous,
L’Ankou


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