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Commentaire de easy

sur « Black Swan », danse avec les signes


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easy easy 14 février 2011 12:01

J’ai 58 ans et j’ai toujours été strictement hétérosexuel. Entre mes 16 et 22 ans, j’avais fait de la danse, quelque chose dans le genre de Béjart et autre chose de plus jazz aussi. Il était indispensable, me disait-on, de prendre des cours de classique. Je me suis donc retrouvé dans Paris, dans une de ces salles avec barre et avec des filles en tutu et chaussons à pointe acier, devant, derrière, tous à transpirer, à tirer sur toutes nos limites y compris d’amour propre. C’est un domaine à fort cisaillement entre narcissisme physico-artistique (on incarne l’oeuvre artistique) et humilité (puisqu’on n’arrive jamais à réaliser les performances qu’on fantasme et où il est beaucoup question de lévitation).

Dans Billy Elliot, on voit le parcours difficile d’un garçon qui tenait (plus que moi) à faire carrière dans ce métier. On y voit surtout ses difficultés sociales car on n’est que rarement compris, même par les siens, quand on veut devenir danseur. Dans ce film, on est ému par le travail d’intégration sociale de Billy, par le travail des siens aussi puisqu’ils finissent par le soutenir. 

Dans Hair, on a essentiellement la dimension philosophique et politique du mouvement anti impérialiste qui ressort. Et on est ému par cette forme de lutte sociale.

Black Swan nous ramène au monde de la danse classique, à sa bulle. Même son interférence avec le public, tout de même visible lorsque la salle applaudit debout, est minorée. Et du reste, le spectacle offert sur la scène par le ballet est complètement minoré. On n’en voit rien et ne montre rien d’exceptionnel. 

Tout est vu depuis l’intérieur, l’intérieur de la troupe et surtout l’intérieur de la tête d’une danseuse étoile. C’est un point de vue similaire à celui que proposait La pianiste. C’est cela qui est exceptionnel.

Car l’intérieur d’une danseuse, d’un danseur, c’est bourré d’égocentrisme d’abord et de fantasmes (les rêves d’un danseur ne versant pas forcément dans la danse)
Ces fantasmes, ces rêves éveillés, le danseur, bien plus souvent la danseuse, s’efforce de les réaliser et comme il n’y a qu’une seule première place, la compétition est rude tant à la barre que dans les couloirs et les coulisses. C’est un monde où, en toute logique, 30 filles espèrent une contre performance de l’étoile pour envisager de la remplacer. Black Swan réprésente très bien cet aspect.

Qui plus est Aronofsky a choisi de situer son film dans une entreprise visant à remonter le Lac des cygnes. Or c’est clairement une histoire toute centrée sur le dualisme blanc / noir & pudeur / exhibitionnisme de chacun de nous. Quelle que soit l’idée de base, si l’on tourne un film installé sur le Lac des Cygnes, on doit montrer notre dualisme donc nos cisaillements.

Et puis il y a la mère de l’héroïne. Comme dans La Pianiste, cette mère est envahissante. Dans ces domaines que sont la musique classique et la danse classique, les enfants (les filles quand il s’agit de danse) y viennent très souvent par pression familiale.
C’est à peine croyable la quantité d’investissement des mères sur les filles qui font de la danse classique. Qui plus est si ces mères ont elles-mêmes été danseuses. Comme c’est un milieu particulièrement statique sur le plan culturel, une mère qui aurait fait de la danse 20 ans plus tôt, retrouvera dans le contexte où se trouve sa fille, exactement les mêmes éléments, les mêmes endroits, les mêmes codes, les mêmes accessoires, les mêmes musiques, les mêmes dieux qu’à son époque.

La danse classique est certainement le domaine où une mère -qui l’aurait pratiquée- peut le mieux retrouver le contexte qui était le sien 20 ou 30 ans plus tôt. Même une grand-mère s’y retrouverait 60 ans plus tard. Et il manque régulièrement aux auteurs de faire apparaître la grand-mère qui, elle aussi, pousse à la roue.

Dans la danse classique, les pratiquants s’y retrouvent grâce à cette fixité, alors ils s’y perdent psychologiquement parlant. Le parent se projette en son enfant qui se retrouve en compétition avec le fantôme et le fantasme de son parent.


On pourrait faire un film intéressant sans jamais montrer les visions ou fantasmes du héros. Ici Aronofsky a au contraire choisi de ne montrer que ce qu’il y a dans la tête d’une danseuse très motivée. Et c’est donc parfaitement fantasmagorique. C’est aussi parfaitement singulier. Aronofsky entre dans les pensées et nous les expose, comme l’avait fait Dostoïevsky.

La chambre de l’héroïne, remplie de poupées et de peluches, sa sujétion à sa mère, l’effet bulle, tout cela est très représentatif de la réalité nostalgique des danseuses de l’Opéra.


La Lune dans le caniveau, c’est la vision poétique de la vie d’un docker. Beinex nous montre comment il esthétise une réalité et cette esthétisation est étrangère aux personnages. Presque pareil pour Diva.

Black Swan n’est pas une vision poétique de la danse ou de la vie d’une danseuse. Aronofsky nous montre de manière très objective voire scientifique, la réalité, des fantasmes et des délires d’une danseuse classique dans lesquels l’esthétique et l’esthétisation sont capitales. Dans Black swan, tout ce qui est esthétique ou esthétisé, tout ce qui est sublimé et dramatisé, l’est par les danseurs, les chorégraphes, les éclairagistes, les décorateurs eux-mêmes, par le milieu de la danse lui-même, par Petipa, par Tchaïkovsky.

A la base d’un ballet, il y a une vision poétique des choses. Mais au niveau des danseurs, dans le travail qu’ils ont à accomplir, il n’y a plus de poésie, il n’y a plus qu’un fantasme à réussir 50 fouettés en tournant sur la même marque au sol. Réussir cela c’est mettre la salle en feu.

Enfin, dans Black Swan, le chorégraphe reproche à l’étoile d’être trop peu sensuelle. Insuffisamment vamp. En effet, c’est précisément le défaut de la danse en tant qu’art pratiqué. Tant d’énergie est consacrée à réaliser des mouvements techniquement parfaits qu’il n’y a plus de place pour d’autres ambitions, d’autres attentions.


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