7 Morts sur ordonnances de Jacques Rouffio : l’énergie vitale est aussi dévastatrice
Qui se souvient du film de Jacques Rouffio dans les années 75 ?
Le réalisateur et scénariste s’appuie sur des faits réels survenus dans une ville de province française. Le film a bien vieilli, il est dans la tradition du thriller psychologique, comme nous l’apprécions en France (style Clouzot).
L’univers qu’il distille à pas lent, d’une manière feutrée et contenue et celui du pouvoir, d’un système de pouvoir, dans lequel tout homme peut succomber s’il ne reste pas vigilant. C’est la toile d’araignée ingénieusement tissée, tellement insignifiante et fragile. Dans cet environnement massif, robuste et puissant, elle avance gracieusement. Frêle, redoutable et patiente la prédatrice développe sa stratégie ingénument depuis le début des temps. Des insectes plus gros et plus puissants viennent succomber innocemment dans son piège immémorial. Si elle était humaine, cette répugnante créature excellerait dans la pratique des arts martiaux qui consiste, pour l’essentiel, à utiliser la force de l’adversaire.
Pour les besoins de mon propos, je focaliserai mon article sur ce qui fait l’essence du drame, considérant que le prolongement de l’histoire, même spectaculaire, n’est que triste répétition de la vie et de la mort. Les critères sont posés, une clinique de province, une ambiance doucereuse et paisible qui rappelle un peu l’environnement du Dr knock de Jules Romains. Cependant, il ne s’agit pas d’une tragi-comédie, mais d’une sombre tragédie... la vie.
Tout est tellement banal, tellement ordinaire, que cela constitue la trame d’une lente et monstrueuse mise en scène qui n’éveillera jamais et même, encore, trente-cinq ans plus tard, le moindre soupçon de l’environnement humain, du paisible troupeau.
La clinique est la propriété d’une famille de médecin, la famille Brézé. Médecins médiocres, mais bons gestionnaires, ce qui n’est pas une exception. L’aîné, le patriarche de la famille, le plus rusé sans doute, veille jalousement sur les intérêts familiaux.
Que peut-il manquer à l’homme de pouvoir qui sait en user ? Le talent, l’originalité dans l’être, le besoin d’être aimé pour lui-même... tout ce qui ne se monnaye pas, qui vient naturellement, avec l’éthique, la foi, la passion, le travail et les qualités d’être.
Le gros insecte se présente, il est talentueux, généreux, héroïque, courageux, célèbre, aimé et respecté dans cet environnement provincial. C’est un excellent chirurgien, un artiste, un demi-dieu pour ses patients, qui nourrissent pour lui une confiance absolue. Il déploie une ombre gigantesque au-dessus de la ville qui s’en accommode joyeusement. Au-dessus de cette famille d’envieux à l’esprit mercantile et sans éclat, la famille Brézé, il représente une véritable calamité qui souligne la médiocrité du clan.
Son nom est Berg, il doit son talent à son caractère, à une formidable énergie qui le traverse, une libido qu’il a canalisée et sublimée dans un beau métier. C’est un guerrier civilisateur, un humaniste actif, un sauveur d’âme, c’est ainsi qu’il se vit.
Homme simple par ailleurs, fils d’ouvrier, il dénote et surprend dans cette ambiance de petite bourgeoisie provinciale. Ce qui nourrit son talent le plus pur est une énergie qui a la puissance d’un torrent de montagne. Pour illustrer une des facettes de son caractère, il conduit une voiture puissante, son prolongement psychologique et matériel, souvent dans l’illégalité d’un conducteur brutal, naturellement révolté contre règles et les lois.
Le relief psychologique n’est pas sans présenter des facettes moins aimables, plus déroutantes et critiquables. Entre ce personnage au demeurant attachant, à l’humour sarcastique, qui accède au bloc opératoire en escaladant la corniche de la clinique, par l’extérieur, sous le regard amusé et attendri des soignants et des patients, se cache un provocateur. Un provocateur insolent, qui suscite les critiques et les railleries des propriétaires et directeurs de sa corporation. Ceux-ci s’attachent à la lettre au serment d’Hippocrate sans en connaître le fond. Ce gros bourdon, cette abeille ouvrière, selon le regard extérieur, est une insulte à leur misère humaine.
Notre héros présente les vices et les défauts de cuirasse, inhérents à l’excellence de ses prestations et de ses qualités naturelles.
La pulsion dominante qui articule son personnage d’homme et de chirurgien est la pulsion sadique. Chez lui, elle est partiellement sublimée. Partiellement, car nous voyons poindre les débordements, les excès... les risques.
Il n’est pas grande différence de tempérament entre un grand chirurgien et un dangereux sadique, criminel ou gangster. La structure du caractère fait la différence dans l’apport culturel, éducatif, dans la construction de l’éthique, la chance... nous sommes vulnérables.
Je pourrais fournir beaucoup d’exemples crapuleux qui déconcertent le commun des mortels, parce qu’il ignore le fondement du comportement humain. Peut-être que ça l’arrange, au fond, il ne veut rien savoir, prisonnier qu’il est des croyances éducatives.
Berg, cet idéaliste insouciant, cet homme de génie a, entre autres talents, celui de bien jouer au poker. Dans cette petite ville de province, il faut bien flirter avec le jeu. Les distractions ne sont pas nombreuses. Actif, combattif, il est aussi redoutable stratège, seulement pour la gloire, pour le plaisir. C’est un flambeur majuscule, c’est pour le plaisir qu’il triche, pour emmerder ces gros cons de bourgeois assoupis dans l’alcool... pense-t-il.
Les gros cons de bourgeois, qu’il fustige avec panache, comme un Don Quichotte de province, ont l’intelligence de la basse besogne. Celle des faibles, des médiocres, qui patiemment et attentivement, entassent leurs preuves d’épiciers détaillants, comptables des larcins qui leur sont familiers.
Doucement, innocemment la toile se tisse. Il est tellement sûr de lui, ce chevalier des temps modernes, avec ses grands gestes généreux, quelquefois désordonnés. Hors du bloc opératoire, le royaume qui le grandit et l’investit d’un pouvoir sur la vie. D’un pouvoir sur sa vie, celui d’adhérer majestueusement à sa plus belle identité d’homme.
Son arrogance et sa violence verbale à l’endroit de ses patrons, qu’il méprise sans vergogne, fournissent aux comploteurs blessés des armes redoutables.
Au fond, le mobing, est à double tranchant, mais c’est toujours le système qui triomphe sur l’individualité.
Un spécialiste du poker, payé par la direction de la clinique, prendra en flagrant délit ce provocateur impénitent... première entrave, premier contact avec le piège tendu. Berg un tricheur, c’est insupportable, c’est inconvenant... c’est discréditant !
D’ailleurs, notre héros malheureux ne s’y trompe pas, c’est en faisant un bras d’honneur à l’assemblée des notables indignés, qu’il s’extrait de la pièce en proférant l’insulte brutale.
Le destin s’acharne, la nature même le trahit. Il prend conscience d’un problème oculaire. Lors d’une intervention chirurgicale, il défaille, hésite, inquiète. Sa vue lui fait défaut. Il reçoit, dans un coup mortel, la botte qui le terrasse. Goliath s’effondre, la misère humaine l’envahit. Lui, le sauveur de lumière s’engouffre dans sa nuit d’homme ordinaire.
A partir de ce moment, tout va très vite, tout bascule, dans ce dernier acte shakespearien, il se métamorphose brutalement, la société des hommes l’abandonne, la nature l’abandonne. Un mur colossal vient de stopper l’écoulement de sa merveilleuse, mais dangereuse énergie. Rien, plus rien n’est possible. Fatale issue par manque d’issue, Mr Hyde occulte le Dr Jekyll, la bête originelle l’investit, l’envahit, le submerge.
Il rentre chez lui halluciné et hallucinant, décroche le fusil, qu’il charge de chevrotine, les prédateurs humains affectionnent les armes puissantes. Maintenant, il vient de pénétrer dans sa phase originelle, de chasseur et tueur sanguinaire, la plus pure expression animalière du prédateur, il abat sa femme et ses trois petits, dans une dernière lueur de conscience humaine, prévient son ami psychiatre par téléphone et se fait sauter la tête.
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