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(A)pollonia de Krzysztof Warlikowski au Festival d’Avignon 2009

(A)pollonia de Krzysztof Warlikowski, selon les textes d’Euripide, Eschyle, Tagore, Littell, Coetzee, Krall et d’autres, au Festival d’Avignon 2009

Parlons-en ! Plutôt – reparlons-en ! Tout était dit, oui, mais il faut en reparler. En effet, pourquoi donc déchirer les plaies vieilles de 60 ans ? Par une obligation morale ? Il n’y a aucune obligation morale si les faits ne la traduisent pas en devenir des hommes, des êtres vivants, des choses. Dans ce sens la Deuxième Guerre Mondiale est bien finie, elle ne continue plus, même si certains conflits plus récents reproduisent ses atrocités. Est-elle l’incarnation ultime de l’idée d’un conflit total ? Au vue des statistiques on peut être tenté par une réponse positive : le génocide d’un peuple qui ne disposant pas d’état ne pouvait même pas compter parmi les belligérants, le nombre de combattants sans égal dans l’Histoire… Mais qu’est la statistique dans le domaine de la guerre ? C’est un moyen rhétorique qui tourne vite en dérision quand on l’applique au réel subjectif des victimes innocentes, des soldats aspirés dans la tuerie par les machines étatiques et des protagonistes coupables de la conscience « motrice » des crimes. Par rapport à la conscience que les gens en ont au moment des « opérations », la statistique n’est rien. Elle n’est même pas le langage de la conscience collective. La raison de la reprise du thème de la Deuxième Guerre Mondiale avec son corollaire « la Shoah » ne repose pas sur son caractère exceptionnel. L’inventivité dans le crime massif, autant que dans le crime « ponctuel », est infinie, il serait donc imprudent d’en rester à un exemple unique, aussi terrible soit-il dans ses conséquences. L’intelligence doit rester ouverte à l’accueil des faits à venir ou même des faits historiques à découvrir. Elle doit s’exercer dans l’art de la souplesse. Si la Deuxième Guerre Mondiale doit nous revenir en tant que matériel de l’exercice de l’intelligibilité, c’est précisément parce que l’indicible ampleur de son atrocité a empêché de penser certains de ses aspects des plus importants. Tant que demeurera l’impensé nous aurons des raisons de reparler de la Deuxième Guerre Mondiale. Et aujourd’hui l’impensé non seulement perdure mais aussi s’amplifie, tant dans les conflits ouverts que dans les conflits larvés, dont on observe les effets dans la vie de tous les jours des peuples qui sont en apparence loin de déclarer une quelconque hostilité collective.

Reparler nécessite le temps. Warlikowski se donne ce temps. Quatre heures et demie de spectacle nocturne, avec tous les moyens de poser, de spécifier, de revisiter et de clarifier le nœud du problème. Le renouveau des moyens théâtraux apparaît sous le mode de l’évidence. Avant tout, la chosification de chaque élément : textes classiques instrumentalisés, voix amplifiée et « larsenée », objet usuel, corps de soi et corps de l’autre, espace déthéâtralisé, temps simultané. Vient ensuite l’usage « performatif » de la chose obtenue de cette manière. Aucune possibilité de distanciation n’est laissée au spectateur. La vidéo pénètre dans la chair de l’image pour déjouer la frontalité spectatorielle et dégager à la vue le punctum émotionnel invisible. La musique retrouve son emploi cathartique d’antan. C’est comme faire du n’importe quoi quand on ne peut plus rien faire : la torpeur se manifestant par le grattage de la peau, par le rasage inutile, le maquillage saugrenu…

Ce sont bien des moyens rhétoriques, autant conscients de leur rhétoricité que la statistique ne l’est pas. D’abord, la Deuxième Guerre Mondiale n’est pas comprise en tant que mondiale. Elle reste la guerre nazie, et on n’élucide pas assez les motifs des autres participants. Elle reste la guerre des oppresseurs là où elle devrait être appropriée en la guerre des opprimés. Elle paraît concerner les acteurs immédiats, quand elle pèse fatalement sur les acteurs non-immédiats.

Dans (A)pollonia, les faits sont dispatchés sur trois générations, c’est-à-dire le vécu est simultané pour les générations qui sont, d’ordinaire, appelées à partager, chacune dans sa propre position, l’expérience qui le constitue existentiellement. Il est impossible pour un enfant de ne pas vivre l’histoire de son parent, autant que pour ce dernier de ne pas vivre ce que vivent son ascendance et sa descendance. Il est impossible de vivre la parenté sans vivre la grand-parenté.

Mais la filiation, on le sait, ne s’arrête pas là. Elle court dans un avenir que l’on imagine mal, mais qui germe aujourd’hui, et elle plonge dans l’origine que l’on ne se représente guère, mais qui nous forme. Quand l’Homme est poussé à l’extrême, on interroge son essence, on interroge autant sa divinité que son animalité. L’Homme est à l’image de Dieu mais l’Animal n’est pas à l’image de l’Homme. La vérité est inverse : l’Homme est à l’image de l’Animal et le Dieu donc à l’image de l’Homme… Le Dieu détermine l’Homme à l’image du traitement que ce dernier réserve à l’Animal. L’impensé de la bestialité guerrière de l’Homme prend la forme légitime de la filiation depuis la mécanisation des abattoirs de Chicago, en passant par le sympathisant américain du nazisme, Henry Ford, vénéré par Hitler pour ses usines de véhicules employant des robots humains, pour aboutir aux camps de la mort pendant la Deuxième Guerre Mondiale. Isaac Bashevis Singer pense cette filiation réelle et plus tard elle sera explicitée par l’historien américain Charles Patterson dans son livre Un éternel Treblinka, des abattoirs aux camps de la mort. Mais l’interprétation génétique de la crise de conscience humaine n’est qu’une approche unilatérale du drame que celle-ci produit. A l’autre pôle de la dialectique se situe l’anti-phénomène d’Insight. Warlikowski convoque ainsi Wolfgang Köhler et ses travaux sur les anthropoïdes dans la station de l’Académie prussienne des sciences sur l’archipel des Canaries. La genèse de l’intelligence par sauts qualitatifs constitue l’autre versant de l’impasse tragique dans laquelle l’Humain s’est enfermé, et dont la tragédie grecque est la plus poignante expression. Ce versant permet de grimper et de sortir par le haut de l’effort de l’espoir éternel, tel un accouchement qui s’autoreverse et s’auto-consume, telle une palingénésie qui rompt le cercle des pensées mal posées et leur intente le procès kafkaïen où l’artiste est l’huissier de son propre délit d’être. La jeunesse est délivrance. Les êtres juvéniles, depuis le Ghetto de Varsovie jusqu’à l’armée israélienne, accomplissent ce saut qui est la boucle de l’Histoire.

Marcin Sobieszczanski, Université de Nice Sophia-Antipolis

 

D’après le récit d’Hanna Krall, Apollonia Machzynska-Swiatek, mère de trois enfants et enceinte du quatrième, cache pendant la guerre vingt-cinq Juifs, dont survit une seule personne. Son père, chez qui elle s’est réfugiée à son tour, refuse l’« offre » de s’inculper à sa place. Elle est fusillée par les nazis. Apollonia a reçu, à titre posthume, la médaille des Justes parmi les Nations de l’Institut Yad Vachem à Jérusalem.

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