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Accueil du site > Culture & Loisirs > Culture > A propos de... Lettres à un ami allemand d’Albert Camus

A propos de... Lettres à un ami allemand d’Albert Camus

Dans la préface à la publication en italien des « Lettres à un ami allemand », 1948, Albert Camus éprouve la nécessité d'expliquer le sens de ces lettres et plus particulièrement de certains mots.

On peut souscrire sans peine que ces lettres constituent « un document de la lutte contre la violence »,dans la droite ligne de sa pensée et qu'il s'agit d'« écrits de circonstances ».

Mais Albert Camus est moins convaincant quand il affirme : « Lorsque l'auteur de ces lettres dit « vous », il ne veut pas dire « vous autres Allemands », mais « vous autres nazis ». Quand il dit « nous », cela ne signifie pas toujours « nous autres Français » mais « nous autres, Européens libres ».

Ces quatre lettres sont datées de juillet 1943, décembre 1943, avril 1944 et juillet 1944, c'est à dire après la bataille de Stalingrad (17 juillet 1942 - 2 février 1943) et avant le débarquement en Normandie (pour les trois premières), et la Libération de Paris. Au moment où les choses basculent, difficilement.

Elles témoignent de l'engagement et de la foi d'Albert Camus dans la victoire et du besoin d'expliquer son engagement dans la guerre en fonction de ses idées politiques et philosophiques.

Ces Lettres sont adressées à « un ami allemand » : non à un ami nazi, ni même à un ami allemand devenu nazi. D'ailleurs, en dehors de la préface de 1948, le mot nazi n'apparaît pas une seule fois dans le texte.

Dans ces lettres qui font allusion à d'anciennes conversations, qui ont eu lieu 5 ans auparavant donc en 1938, Camus se souvient de l'amour proclamé de son ami pour l'Allemagne et du reproche qu'il lui portait de ne point aimer le sien, la France. Camus se défend, avec force, d'une telle absence de sentiment et cela le conduit à une comparaison-opposition permanente entre sa vision de l'Allemagne et des Allemands (non des nazis) et sa vision de la France et des Français (non de l'Europe et des Européens). De façon une peu caricaturale, Allemands et Français comme peuples homogènes. Au point qu'on finirait pas croire que tous les Français partagent la philosophie de Camus.

Selon Camus, les deux amis partent d'une même constatation mais en tirent des choix politiques totalement opposés : « Ce monde n'a pas de sens supérieur... De la même solitude, d'un même principe nous avons tiré des morales différentes... »

L'ami allemand tirait de cette absence de sens que « tout était équivalent, le bien, le mal... En l'absence de morale humaine ou divine, seules valeurs celles qui régissent le monde animal, violence, ruse... Las de lutter contre le ciel, vous avez choisi l'injustice, avec les dieux... Ajouter de l'injustice à l'injustice ». Et comme« La grandeur de mon pays n'a pas de prix... Vous en avez conclu que l'homme n'était rien et qu'on pouvait tuer son âme, que dans la plus insensée des histoires la tâche d'un individu ne pouvait être que l'aventure de la puissance, et sa morale, le réalisme des conquêtes ».

« Et à la vérité, moi qui croyais penser comme vous, je ne voyais guère d'argument à vous opposer, sinon un goût violent de la justice... la justice pour rester fidèle à la terre... Retrouver leur solidarité pour entrer en lutte contre leur destin révoltant... Vous acceptiez de désespérer et... je n'y ai jamais consenti... Si le monde n'a pas de sens, quelque chose en lui a du sens : l'homme, seul être à exiger d'en avoir... L' homme devait affirmer la justice pour lutter contre l'injustice éternelle, créer du bonheur pour protester contre l'univers du malheur... contre le destin qui nous est imposé ».

Mais le choix de l'ami allemand entraine Camus, pour s'y opposer, à le « suivre dans la guerre, sans oublier le bonheur, le souvenir d'une mer heureuse, d'une colline jamais oubliée, le sourire d'un cher visage ».

Pour« ne rien refuser du drame qui est le nôtre, mais en même temps sauver l'idée de l'homme au bout de ce désastre de l'intelligence.... L'homme est cette force qui finit toujours par balancer les tyrans et les dieux... Pour avoir dédaigné cette fidélité à l'homme, vous, par milliers, allez mourir solitaires... Vous êtes l'homme de l'injustice... Nous allons vous détruire sans pitié, cependant sans haine contre vous. »

Cette opposition frontale entraîne Camus dans des comparaisons stéréotypées où, bien qu'il refuse d'être accusé de nationalisme, tout ce qui est la France ou les Français est idéalisé dans des affirmations discutables : « pas un prêtre français n'aurait accepté de mettre son Dieu au service du meurtre... Nous ne lui avons pas donné d'esclaves... Une nation admirable et persévérante... Entrés dans cette guerre les mains pures... »

Bien entendu l'image de l'Allemange et des Allemands est beaucoup moins flatteuse et tout aussi discutable même si Albert Camus déclare dans la préface de 1948, pour s'opposer à ce que certains pourraient penser de ces Lettres, « j'aurais honte aujourd'hui si je laissais croire qu'un écrivain français puisse être l'ennemi d'une seule nation ». Mais c'est bien l'Allemagne, la culture allemande et les Allemands qui sont en cause.

Camus reproche à son ami de choisir son pays contre la vérité ou la justice. Ce n'est pas spécifiquement nazi, ni même allemand. C'est même à un officier de marine franco-étasunien, (Stepen Decatur 1779–1820) qu'on doit la phrase célèbre  : “ Right or wrong, our country !” C'est probablement la pensée de beaucoup de nationalistes.

Les deux icones historiques que cite Albert Camus ne sont pas nazies mais appartiennent à la culture allemande : Siegfried, héros de la Chanson des Nibelungen, composée au XIIIe siècle, devenue épopée nationale allemande ; Faust, personnage d'un conte populaire du XVIème siècle, repris par un des plus grands auteurs allemands, Goethe (1749-1832)qui en a fait une desoeuvres les plus importantes de la littérature allemande.

Dans l'opposition entre la justice et le désordre, on pense encore à Goethe et à une de ses phrases célèbres :« J'aime mieux l'injustice qu'un désordre » " Ce qui peut être fortement contesté mais qui n'en fait pas pour autant un nazi, même avant l'heure.

« Les dieux eux-mêmes chez vous sont mobilisés... », rappelle le fameux « Gott mit Uns » (« Dieu avec nous »), qui ne date pas du IIIème Reich, c'est une devise militaire allemande depuis le Saint Empire romain germanique...

Dans son argumentation, Albert Camus ne met pas en question des valeurs ou des personnages nazis ou de l'Allemagne nazie mais qui appartiennent à la culutre et à l'histoire allemandes. Références peu progressistes, peut-être nationalistes, mais pas spécialement nazies.

Quand Camus dit « nous », c'est de la France et des Français qu'il s'agit, rarement des Européens libres ou de l'Europe. D'ailleurs, Camus lui-même l'avoue une première fois  : « Pour nous présenter devant vous, nous avons dû revenir de loin. Et c'est pourquoi nous sommes en retard sur toute l'Europe, précipitée au mensonge dès qu'il le fallait, pendant que nous nous mêlions de chercher la vérité... »
Et ailleurs : « Mais lorsque je me laisse aller à penser que mon pays parle au nom de l'Europeet qu'en défendant l'un nous les défendons ensemble... »Il ne s'agit que d'une éventualité, une faiblesse peut-être. Il ne semble pas cependant que ce soit le cas général, comme dans la préface.

Cette opposition se retrouve sur la conception de l'Europe « pour vous » « propriété » , « terre à soldats », « grenier à blé »... et « pour nous cette terre de l'esprit où depuis vingt siècles se poursuit la plus étonnante aventure de l'esprit humain. Elle est cette arène privilégiée où la lutte de l'homme d'Occident contre le monde, contre les dieux, contre lui-même, atteint aujourd'hui son moment le plus boule-versé. Vous le voyez, il n'y a pas de commune mesure ».

Les Lettres peuvent être lues « comme un document de la lutte contre la violence... » et on peut reconnaître que Camus « ne déteste que les bourreaux » mais il aurait pu se contenter dans la préface de 1948 de reconnaître qu'il s'agissait d' « écrits de circonstances... qui peuvent donc avoir un air d'injustice. Si l'on devait en effet écrire sur l'Allemagne vaincue, il faudrait tenir un langage un peu différent » sans dire « maintenant que je n'en renie pas un seul mot ». On lui aurait facilement reconnu des circonstances atténuantes pour ces propos de 1943-44.

PS : A la lecture de ces « Lettres à un ami allemand », remonte immédiatement à l'esprit ce que Missak Manouchian(1906-1944), à la prison de Fresnes, écrivait dans sa dernière lettre à sa femme Mélinée, quelques heures avant d'être fusillé, le 21 février 1944. Il y parlait aussi de bonheur, de guerre et de paix, du peuple allemand... Cette lettre a été reprise en 1955, par Louis Aragon, sous forme de poême « Strophe pour se souvenir ». Poême mis en musique et chanté par Léo Ferré en 1959 :  L'Affiche rouge.


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4 réactions à cet article    


  • ZEN ZEN 17 octobre 2013 08:00

    Merci à l’auteur pour cet aspect de Camus que je ne connaissais pas.


    • Taverne Taverne 17 octobre 2013 09:31

      Cet article est instructif. Je me permets d’en citer un passage :
      « Siegfried, héros de la Chanson des Nibelungen, composée au XIIIe siècle, devenue épopée nationale allemande ; Faust, personnage d’un conte populaire du XVIème siècle, repris par un des plus grands auteurs allemands, Goethe (1749-1832)qui en a fait une des oeuvres les plus importantes de la littérature allemande. »

      Il se trouve que les Nibelungen ont été mis en scène au cinéma par Fritz Lang et Faust se retrouve en partie dans son Docteur Mabuse. Pardon pour cette référence à mon article d’aujourd’hui sur Fritz Lang mais il se trouve que nos propos se rejoignent sur ces points et mon commentaire vient donc ici à propos.


      • Paul ORIOL 17 octobre 2013 10:33

        Bonjour,
        Je n’avais pas lu votre article.
        Excellent mais qui dépasse largement mes compétences et connaissances cinématographiques.


      • Darkhaiker Darkhaiker 17 octobre 2013 19:16

        La culture n’est pas la nation, même si celle-ci se définit essentiellement par cela, et même et surtout si la culture est sociologique : dans sa sociologie, des éléments « spirituels » ou « métaphysiques »

        coexistent avec des éléments plus « ethniques » ou « populaires », comme l’a bien monrré Simmel.


        Si tous ces éléments sont manipulables ou évolutifs, il y a des noyaux de cristallisation auxquels on ne peut toucher, sous peine de trahir et dégénérer « l’essence » d’une culture : exemple : l’utilisation faite par les nazis de Nietzsche, ou à un autre niveau, d’une certaine culture scientifique.


        Mais l’existence d’une culture « dégénérée », comme celle du nazisme, ne tombe pas d’un ciel positivement métaphysique : elle tombe du ciel métaphysique « négatif », nihiliste. Celui qui nie le sens de la vie, non pas en ce monde limité par l’homme et ses fantasmes de puissance, mais au niveau « universel », de la raison d’abord et de la fraternité (« désastre de l’intelligence » et « mourir solitaires »).


        Ce qui s’oppose, ce ne sont pas deux pays, ou même deux cultures, mais d’une part, un certain humanisme, et d’autre part un humanisme inhumain au nom de l’humain, dont sont revenus d’ailleurs des gens comme Ernst Junger, allemand remarquable ayant fait le tour de la culture allemande en profondeur, pour reconnaître, comme Nietzsche et bien d’autres allemands, « la lumière de midi », venue de méditerranée.


        Mais j’aime votre article, il est humain, au sens plein et noble, malgré un antinationalisme communiste fraternitaire, à la fois plein de tendresse humaine et de ressentiment pour une culture française parfois très arrogante, quand elle ne fut pas, alliée au nazisme, criminelle. Cependant, un cercle a un centre, qui ne peut être partout et nulle part. Et je ne crois pas que l’on puisse mélanger, même avec un romantisme que je comprends, quand on se bat, centre et circonférence.


        Quand Camus parle d’esprit, je ne crois pas vraiment qu’il parle de la France, pas plus que Bernanos ne définissait celle-ci par un territoire, pas plus que beaucoup, parfois à tort, considèrent encore la France comme un « pays » phare, non de la prétention, mais d’une certaine intelligence « sensible », non pas « universalisante » au sens normatif impérial, mais ouverte aux cultures essentielles du monde et de l’esprit, et de leur liberté. Je crois que si quelqu’un aimait l’esprit, c’était bien Camus, contre un certain « esprit national ». Ce qui est certain, c’est que Camus était pour un certain « métissage », physique et spirituel, et admirait, pour cela, le Brésil.


        Mais le problèmes est ailleurs : dans l’affrontement de deux humanismes, dont l’un, et vos citations le montrent bien, désespère de tout, sauf de l’ordre donc, et considère que l’ordre prime sur l’injustice, et l’autre, qui considère que le désordre est la première injustice, comme l’injustice le premier désordre. Il n’y a pas à choisir : ordre et justice ne peuvent être qu’interchangeable. Goethe, là dessus, s’il impressionne les allemands, n’est pas impressionnant pour un esprit « français », d’Algérie ou d’ailleurs.


        En ce sens, l’esprit français, par exemple celui que Nietzsche admirait chez Pascal, n’est pas une logique, ou un esprit de logique (culturelle, nationale...) mais une disposition, un état, une attitude

        humaine d’esprit, un choix qui pèse et équilibre entre logique et intuition, plus qu’un raisonnement existentiel malheureux convaincu d’en finir avec le mal. En finir ? Là est l’illusion et l’idéalisme, pas ailleurs ! Le mal n’est pas « en l’autre »...l’ennemi de convention déterministe, il est entre les deux, « interposé », immiscé, infiltré, insinué, construit culturellement, ou plutôt, contre-culturellement...en général.


        Le malheur du monde s’équilibre en un seul instant, d’une intensité « première » ou ultime, face au destin, ni juste ni injuste, puisque l’injustice, là, commence avec le refus. Camus a bien montré que la bonne façon de la refuser, c’est de ne l’accepter que pour la dépasser, donc d’avoir une relation de judoka avec elle, pas de social kamikaze.


        De Manouchian dans sa lettre, je retiens : « Je pardonne à tous ceux qui m’ont fait du mal ou qui ont voulu me faire du mal sauf à celui qui nous a trahis pour racheter sa peau et ceux qui nous ont vendus. »

        En ajoutant : le plus difficile reste à faire : savoir, sans se tromper, qui est ennemi, qui est traître, ce qui effectivement, n’a rien à voir. Et je vois, qu’avant de mourir, il l’a parfaitement vu, dans un sentiment d’humanité à la fois tendre et dur, ouvert et fermé...l’inconciliable et l’irréparable.


        Merci de votre article, même si, j’appartiens à « l’autre » camp.

        Un camp où, avant la « nazification », on savait respecter un ennemi pour sa bravoure morale, plus que pour sa force physique ou « animale », ce qui n’était d’ailleurs pas plus français qu’allemand, mais européen, comme l’esprit d’une certaine chevalerie. Ce que le désespoir fait irrémédiablement perdre, ce n’est pas l’idéal illusoire et romantique, c’est le positif concret entre deux hommes de chair et de sang, comme en comportent, hélas, toutes les histoires de guerre. Mais heureusement aussi : ce positif concret entre deux hommes est la preuve de l’inutilité absolue de celle-ci, seulement et seulement si on reste humain. Sinon, effectivement, il ne reste plus d’autre choix que la solitude de la trahison. Comme le comprit bien, aussi, Manouchian, je crois.


        Là où je vous rejoins absolument, c’est sur la haine. Mais je n’ai pas encore vu Camus en exprimer, même entre les lignes. Défendre une culture contre une contre-culture n’est pas, à mes yeux, en exprimer contre celle-ci. On peut aussi « défendre », comme Manouchian, par amour.


        Très cordialement, et peut-être fraternellement, si vous en voyez l’intérêt moral unique mais vital.





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