« Achille et la tortue », ou Kitano par Kitano
Achille et la tortue*, titre repris au dicton du mathématicien grec Zénon d’Elée dans son traité Physique (« Achille ne peut jamais rattraper la tortue »), repose sur un paradoxe : pour une course à pied, alors que le héros grec, certain de sa victoire, laisse une longueur d’avance à une tortue, celui-ci, pourtant, ne parviendra jamais à la rattraper ; l’idée étant que la force de l’évidence, même si elle repose sur la science, peut être trompeuse. Ce film suit la trajectoire brinquebalante de Machisu, un peintre sans talent cherchant à persévérer dans son art au risque d’être constamment moqué. Cela se passe en trois temps : l’enfance, la jeunesse et la maturité ; cette dernière tranche de vie étant interprétée par Kitano, ce qui entraîne qu’il n’apparaît qu’aux deux tiers du film. Machisu, fils d’un riche collectionneur d’art, voit son père mourir. Il est hébergé par une famille d’accueil qui a bien du mal à accepter sa passion dévorante pour le dessin. Devenu jeune homme, il parvient néanmoins à intégrer une école d’art puis rencontre sa future femme, Sachiko, la seule à croire en sa peinture. A 50 ans, Machisu a toujours soif de reconnaissance : tel Achille, arrivera-t-il à dépasser la tortue ? Mais les apparences sont trompeuses : c’est peut-être en acceptant davantage sa condition de tortue (un mec à la ramasse, en marge de tout système mercantile) qu’il a le plus de chances de se réaliser. En étant une voiture-balai boulimique d’images, de livres, de tendances artistiques, Machisu/Achille cherche à les ingurgiter, ça passe par tout et n’importe quoi, le plagiat, le tachisme, le dripping, l’action painting et que sais-je encore, mais il fait du surplace. A vouloir aller trop vite, on risque d’aller nulle part. A vouloir monter trop haut, on risque, comme Icare ou Achille, de se brûler les ailes, de se ramasser. C’est la course à l’ego et la foire aux vanités (briller dans les galeries d’art, se faire un nom tel un blason ou une marque déposée) qui risquent de phagocyter la singularité initiale de l’artiste.
Achille et la tortue, 14e film de cet acteur-réalisateur, appartient, avec Takeshi’s (2005) et Glory to the filmaker ! (2007), à ce que Kitano nomme lui-même sa « trilogie fantaisiste ». Entre la farce et le drame, Kitano signe un film à son image, à savoir mélancomique. Précisons que, pour tous ses films, Kitano en est, outre le réalisateur et le scénariste, le monteur. A mon avis, c’est dans l’art du montage, des collusions d’images, que ce cinéaste excelle. Se souvenant de la devise des Surréalistes, héritée de Lautréamont (« comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie »), on peut dire d’un film de Kitano qu’il est la rencontre improbable entre Ozu et Mel Brooks. Achille et la tortue, avec ses plages de solitude, ses aplats de couleurs, ses silences, son romantisme mélancolique, peut apparaître tel un film zen, mais il est court-circuité, sans cesse, par l’esprit potache et la tendance masochiste de Kitano à se tirer volontairement une balle dans le pied. Ce cocktail détonant donne alors une comédie dramatique estampillée Office Kitano. Par rapport à ses longs métrages plus « classiques » - aussi bien ses films marqués par une esthétique orientalisante (Dolls) que ses films de yakusas (Aniki, mon frère) et œuvres auréolées de grand prix internationaux (Lion d’or à Venise pour Hana-bi, 1997, et Lion d’argent pour Zatoïchi, 2003) -, Achille et la tortue, bien que plus linéaire que ses deux précédents films, a une narration plus éclatée : au cinéma, l’« auteur » Kitano ne cesse désormais d’être pris en otage par son double cathodique provocateur, le ludique Beat Takeshi, star iconoclaste des plateaux TV au Japon. Comme le précise Michel Temman dans Kitano par Kitano (éd. Grasset, 2010 - je précise que les propos de Kitano rapportés ici sont issus de ce livre d’entretiens passionnant), Achille et la tortue s’inscrit dans « une trilogie survoltée, relevant de la catharsis libératoire, mêlant autobiographie et fiction ». En jouant sur le collage d’images décousues, Kitano avance dans ce qu’il appelle son « processus de déconstruction en art », ce qui entraîne qu’il peut perdre au passage une partie de ses spectateurs et que celui qu’on a qualifié au départ de « Chaplin nippon » est en passe de devenir le… « Godard japonais » ! Non, ne fuyez pas ! Même s’il cherche à mettre à plat le cinéma et la peinture, ou plutôt l’idée que l’on s’en fait, le cinéma kitanesque de la trilogie fantaisiste reste très drôle, à condition, il faut tout de même l’avouer, d’être en empathie (ce qui est mon cas) avec l’homme-orchestre bien barré qu’est Kitano. Par contre, si on n’est pas sensible à son art-thérapie, à son cinéma poseur et à son visage-paysage (précisons que sa « gueule cassée » provient d’un grave accident de scooter en 1994), alors on risque de passer à côté de ses films-haïkus. Selon moi, la force de Kitano est d’offrir une expérience, ou proposition, de cinéma qui sorte des sentiers battus.
En réalisant un film sur la peinture, on pourrait penser que Kitano, peintre à ses heures perdues, va forcément faire l’éloge de la figure de l’artiste, ce qu’il fait, via le pastiche, en rendant hommage à des écorchés vifs qui ont tout sacrifié pour leur art (Van Gogh, Basquiat), mais d’un autre côté, il montre que ceux-ci sont des monstres, des « grands fauves » ou grands arbres à l’ombre desquels rien ne pousse systématiquement. Que de ratages en vue, pour beaucoup, dans cette croyance absolue en l’art ! « Nous vivons dans une époque où celui qui rêve de devenir peintre est mieux considéré qu’un employé de bureau, satisfait de sa condition. On nous force à croire que nos rêves doivent devenir réalité. On encourage beaucoup les enfants à se singulariser et ils finissent frustrés. Honnêtement, je suis outré par ce discours ambiant qui impose de faire dans la vie ce qu’on aime vraiment. (…) Aujourd’hui, les gens de ma génération défendent la grandeur de l’art. Mais je ne suis pas d’accord. Je crois, au contraire, que l’idée de l’art est surestimée. » (Kitano). Ainsi, dans le film, très intéressante la scène où des étudiants en art, sortes d’ayatollahs de la cause artistique, parlent avec un cuistot-philosophe leur disant – « En Afrique, devant des gens affamés, mettez un Picasso et une boulette de riz, ils se jetteront sur le riz. », l’un des étudiants, arrogant, lui dit alors qu’il prendrait le Picasso, et le cuistot de lui répondre aussitôt que l’art n’est qu’illusion et qu’il vit dans une bulle. Par ailleurs, grâce à Kitano, on suit dans le film un cours accéléré d’arts plastiques et c’est jouissif. Puisque Machisu s’inscrit un temps dans la quête des avant-gardes (tropisme du modernisme en art dont le risque est de faire de la course à l’avant-garde un académisme comme un autre), il multiplie les expériences, absorbant, telle une éponge, le réalisme, l’impressionnisme, le cubisme, le surréalisme, l’expressionnisme abstrait, le pop art, l’art brut, le tag, la performance. Voir dans le film des étudiants à bicyclette, armés de pots de peinture, se jeter sur de grands supports blancs est à mourir de rire, on pense à Niki de Saint-Phalle ; voir une Sachiko faire du vélo, sous les directives de son mentor Machisu, afin que ses traînées zigzagantes deviennent drippings à
Au final, s’il laisse une chance à son personnage Machisu, c’est que Kitano croit moins en Achille (artiste Formule 1 courant après le succès et l’argent) qu’en la tortue. En traçant son propre sillon, loin des trompettes de la renommée et au plus près de sa femme qui l’aide à poursuivre leurs rêves, Machisu est heureux ; le mot de la fin à Kitano san : « S’investir totalement dans l’acte créatif devient de l’art en soi et ce processus se suffit à lui-même. C’est la conclusion à laquelle parvient mon personnage. La mienne, c’est qu’il est fondamental de continuer à travailler et à jouer la comédie, contre vents et marées. La joie réside dans la création elle-même. » Achille et la tortue, du 5 sur 5 pour moi.
* Date de sortie cinéma : 10 mars 2010.
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