Curzio Malaparte, le génie méconnu
Malaparte est probablement un des écrivains à la fois parmi les plus méconnus et les plus grands du XX° siècle ! Qui n’a lu Kaputt et la Peau n’a rien lu sur la guerre. Ni Norman Mailer, dans les nus et les morts ni Tolstoï dans guerre et paix n’arrivent à mêler horreur, flamboyance, humour noir et dérision avec autant de verve iconoclaste que Malaparte. Et pourtant, il n’est que peu cité comme auteur important et même en Italie il n’est pas apprécié à sa juste valeur. Malaparte est un bouffon truqueur, un dandy qui ne respecte rien et en même temps un sage qui au travers de galéjades et de descriptions à la limite de l’onirisme nous fait réfléchir sur les horreurs en les distillant avec humour tout au long de ses deux ouvrages majeurs.
"Un état totalitaire est un état où tout ce qui n’est pas défendu est obligatoire".
Curzio Malaparte, écrivain italien, né Kurt Suckert en Toscane en 1898 de père allemand, mort en 1957. Il change de nom en l’italisant comme un pied de nez à Bonaparte. Il a bien commencé et il a mal fini, moi c’est l’inverse, dira-t-il ! Quant à Curzio, le prénom fait obligatoirement penser à Kurz, le héros du Cœur des ténèbres de Joseph Conrad qui inspira Apocalypse now ! C’est à peu près tout ce qui est retenu de ce génie littéraire.
Pourtant, Malaparte est revenu d’actualité très récemment avec les événements de Gaza. Une des scènes principales de Kaputt, son roman phare publié en 1943, raconte sur un ton dilettante un pique-nique surréaliste en famille où des dignitaires nazis regardent des hauteurs de Varsovie de jeunes juifs essayant de sortir du ghetto. Et quand ils en ratent un au fusil, entre un verre de bière et des œufs durs disposés sur une nappe étendue sur l’herbe, ils se plaignent en disant que les plus petits sont les plus vicieux et les plus difficiles à atteindre. Cette scène bucolique fait immédiatement penser à ces images d’Israéliens regardant Gaza sous les bombes, assis sur des chaises en plastique au sommet d’un plateau dominant la ville.
On fera aussi un rapprochement historique récent avec la guerre en ex-Yougoslavie en parcourant le même livre, lors de la description des paniers d’yeux serbes arrachés amenés par les oustachis à leur leader croate collaborateur des nazis, Ante Pavelic. Scène qui se reproduira près de cinquante ans plus tard lors du nettoyage ethnique des Serbes de la Krajina par les successeurs des oustachis au servir de Franjo Tudjman.
Malaparte est donc d’actualité en ces temps troubles et si les exactions sont à un niveau moindre que pendant la deuxième guerre mondiale, c’est que la médiatisation actuelle ne permet plus d’organiser des massacres à très grande échelle sans que l’opinion internationale ne s’émeuve et ait un effet de contre propagande.
Chez Malaparte la truculence fait passer l’horreur et les pires atrocités sont décrites sur un ton badin, souvent poli et mondain comme si les interlocuteurs parlaient de golf ou de littérature lors d’un dîner mondain. La description de juifs morts étouffés dans des wagons en Roumanie est digne d’un film de Fellini. Et, dans la Peau la main du goumier tombée par inadvertance dans la marmite ayant préparé le repas de Malaparte lors de la marche vers Rome des armées alliées, sert à une description amusée, toute en réserve et retenue digne du Major Thomson.
Malgré tout, avec tout son humour décalé, son cynisme, ses descriptions de Naples « libéré » par les Américains, Malaparte décrit la souffrance et les humiliations et les bassesses concomitantes de tout un peuple face à l’occupation d’une armée fût-elle libératrice. Une Italie blessée, débarrassée du fascisme et des Allemand, mais une Italie essayant de survivre dans la déliquescence.
Malaparte est autant bouffon, cuistre et précieux qu’il est cultivé humain et humaniste dans ses caricatures. Il semble ne rien prendre au sérieux, accentuant le trait et se comportant comme un autre dandy italien qu’il a du croiser un jour, Gabriele d’Annunzio. D’ailleurs, les deux personnages ont au moins en commun d’avoir possédé des résidences remarquables et hors normes. La villa de Capri d’accessibilité difficile et d’architecture hors du commun pour l’époque de Malaparte a attisé autant la curiosité et l’étonnement de ses contemporains que celle de D’Annunzio, la Vittoriale degli Italiani sur le lac de Garde.
Les deux auteurs sont sulfureux et pas seulement à cause de leurs relations troubles et mouvementées avec le fascisme de Mussolini.
Malaparte a rejoint le fascisme en 1919, mais ne pouvant pas la fermer, son ironie dérange dès 1923. Ses pamphlets ironiques, iconoclastes et assez loin de la ligne du parti fasciste irritent en haut lieu et sa liberté de penser le conduira en résidence surveillée aux îles Lipari pendant cinq ans à partir de 1931. Rentré en grâce il se retrouve correspondant de guerre du côté allemand en Pologne en Finlande et en Roumanie, ce qui lui donnera matière à son chef-d’œuvre Kaputt. Là aussi son irrévérence et sa liberté de ton irritent les nazis qui considère sa prose comme de moins en moins correcte
En 1943, il change de camp et suit Badoglio dans la reconquête de l’Italie avec les troupes alliées et en profite pour pondre son deuxième meilleur roman, la Peau.
D’Annunzio ira plus loin dans l’engagement politique et militaire en particulier lors de l’opération romanesque de Fiume entre 1919 et 1920 et la création de sa République éphémère allant jusqu’à déclarer la guerre à l’Italie, quoique Malaparte ait combattu comme volontaire dans l’armée française lors du premier conflit mondiale comme Lazare Ponticelli le dernier poilu. Il s’engage à seize ans et se retrouve sur le front de l’Argonne avant de revenir sur le front italien.
Mais ce qui rend d’Annunzio passionnant c’est qu’un lui attribue de s’être fait scier les dernières côtes pour avoir plus de souplesse dans la flexion du buste et pouvoir s’auto satisfaire buccalement. Il est d’ailleurs amusant de constater le regard contrit que peut vous jeter un vieux restaurateur italien quand après avoir longuement scruté le menu, vous demandez sur un ton naïf s’il n’y a pas de côtelettes de veau, costeleta di vitello alla d’Annunzio, sauce à la crème épaisse bien entendu ! C’est encore mieux qu’à la milanaise.
Il faudrait aussi s’étendre sur l’engagement politique de Malaparte, l’auteur de « Technique du coup d’état » qui lui vaudra la relégation et sera interdit de publication en Italie jusqu’en 1948, c’est-à-dire bien après la chute de Mussolini. Enfin, dernier pied de nez de celui qui va là où on ne l’attend pas, avant de mourir en 1957, il entre au parti communiste et lègue sa maison de Capri à la République Populaire de Chine.
Malaparte est difficilement cernable. Il ne se prend pas au sérieux pour nous décrire des événements tragiques. C’est probablement là où réside son génie. Au lieu d’être sinistre et pontifiant pour nous décrire les horreurs de la guerre il prend un ton presque anodin, précieux sans être ridicule et nous assène des caresses qui sont autant de poings dans la gueule
Lisez donc Malaparte si vous en avez le temps et le loisir, vous en reviendrez ébranlé d’un voyage au bout de l’enfer… mais pavé de bonnes intentions.
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