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Accueil du site > Culture & Loisirs > Culture > Cyrano m’était conté...

Cyrano m’était conté...

 Oui, oui, vous pouvez me fustiger d’un titre aussi grossier. De la grosse artillerie en somme comme si j’avais écrit, tenez, par hasard : Cyracuse m’était donnée ? Entre du Bigard et du Desproges (je me flatte, mais si j’attendais que quelqu’un le fît, j’aurais bien le temps de retourner à la poussière). Mais foin de ces divagations : Cyrano de Bergerac, puisque c’est bien de lui qu’il s’agit, de lui ensuite, et la pièce d’Edmond Rostand d’abord, est un morceau de poésie absolue qui a fait que beaucoup auraient aimé avoir un grand nez sans en espérer la fin, avoir le crâne fendu d’un coup de bûche.

Il serait fort déplacé ici de vous faire découvrir la pièce sans doute la plus connue de France, de Navarre et de Bergerac. Je ne veux que vous entraîner vers vos souvenirs et y mêler les miens.

Entre Cyrano et moi, c’est une sorte d’histoire d’amour qui a commencé par des détours et qui s’est planté dans mon cœur et mon âme pour ne les lâcher que lorsque mon dernier soupir viendra et que l’ombre couvrira mes yeux. Le destin a voulu que ma solide carcasse un peu brute et imperméable fut attaquée d’estoc et de taille à trois époques de ma vie par des biais assez malins, dirait Méphisto, pour fendre ma cuirasse de cuir formé et m’inoculer ce virus saviniesque qui a fait son nid dans mon ADN.

La toute première incidence de cette histoire fut le fait d’un certain Bruno auprès duquel il faut que je m’arrête un instant. Cet élève de ma classe avait une paire de fesses imposante qui nous fascinait tous. Chaque fois qu’il était devant moi, ébahi, je sortais mon double décimètres pour confronter la mesure à l’observation. La mesure ne démentait pas l’observation, les proportions de l’assise de B. était considérables. Ce n’était que la partie visible de l’animal, car en dedans de lui logeait un caractère étrange pour les mauvais élèves que nous étions. En effet, sa culture dépassait la taille de son postérieur. Il avait eu aussi comme idée, extraterrestre pour nous, d’avoir appris à écrire de la main gauche au cas où - tenez-vous bien - il lui arrivait un malheur quelconque du bras droit, celui de la main qui tenait son stylo toujours en action, il pourrait toujours venir en classe et copier les cours de la néfaste main. Pas mal non ? Qui dit mieux en matière de conscience lycéenne ? Pas nous en tout cas. C’est donc ce forçat de l’étude qui m’a piqué le premier par une expression qu’il aimait à semer à tout vent, notamment de façon assez méprisante - car la modestie et l’arrogance étaient les deux autres mamelles de son caractère et n’avaient rien à envier à la dimension de son assise phénoménale - une variante de mon aimé Cyrano : De lettres tu n’en as que trois : celles qui forment le mot sot. J’étais réjoui de cette formule car je la comprenais et j’en comprenais le subtil humour. En d’autres mots, j’étais fier de moi. J’ignorais bien évidement que ce n’était pas de lui ce qui grandissait son aura auprès de moi, mais moins si à l’époque j’avais su que cela lui venait de ses heures et ses heures de lecture assidue de tout ce qui traînait autour de lui. C’était un livrophage. Et il était affamé et insatiable. Et lorsqu’on l’insultait, il répondait en se présentant : Enchanté moi c’est B...

Plus tard, un ami, qui me fut le plus proche, avait pour habitude de déclamer une certaine tirade qu’à ma grande honte je n’ai découverte qu’avec lui et surtout dont je confondais le titre. En effet, moi qui me prenais pour un latiniste savant et efficace, Virgile m’en est témoin, lorsqu’il m’annonçait qu’il allait me sortir sa fameuse tirade des nez - car le salaupiaud avait de la mémoire et le talent que demande cette tirade où un acteur se démultiplie -, je ne voyais pas le rapport entre cet exercice de bravoure et le fameux Enée. Pourquoi le fils d’Anchise et de Vénus en viendrait-il à dire ceci : « C’est un roc !... C’est un pic !... C’est un cap  !... Que dis-je, c’est un cap ?... C’est une péninsule  !  » ? Je n’osais pas lui en demander le lien subtil trop honteux de ma bêtise ou de mon ignorance.

C’est là que mon grand-père, un érudit comme l’on n’en rencontre pas souvent, qui encore vers la fin de sa vie s’amusait à composer des vers en latin, me fit ouvrir les portes du paradis (jardin en persan) où je n’ai pas trouvé Eve, mais cette fameuse pièce d’Edmond Rostand. Depuis, son évocation seule suffit à m’emplir l’âme de joie (oui je sais, c’est beaucoup et un peu flonflon).

Ce n’est qu’en fin d’article que je laisserai quelques-uns de ses plus célèbres vers. Ici et maintenant, merci Jésus, je ne vais vous entretenir que de la marque qui reste en moi et d’autres vers que je ne citerai que de mémoire, donc avec son lot d’imprécision. Pour l’histoire de la pièce qui fut dès sa première représentation un immense succès tout comme le film de Rappeneau qui m’a fait aimer pour une fois Depardieu, je ne dirai que deux mots car vous pouvez par vous-mêmes en savoir bien plus avec peu d’effort et internet. Rostand a modifié sa pièce uniquement pour l’acteur coqueluche Constant Coquelin. En d’autres mots, il a outré sa pièce au service de cet acteur comique à notre plus grand plaisir. Comme vous le savez, cette pièce est inspirée d’un personnage pas piqué des hannetons Savinien Cyrano de Bergerac. Et il faut s’attarder un peu sur lui. Son personnage virtuel a dépassé de loin sa dépouille mortelle et ses œuvres. Peu sont allés par curiosité visiter les mondes lunaires et solaires de ce pamphlétaire de génie, libre-penseur et bretteur. Ce n’est pas l’objet ici de développer un article pour ce fameux personnage, mais il serait injuste de se taire. Si ma mémoire ne vacille pas, dans un certain de ses livres, il développe sept techniques pour monter jusqu’à la lune. Je ne m’en souviens immédiatement que de deux : se coucher à côté de la rosée pour que les premiers rayons du soleil qui évaporent celle-ci vous entraînent avec elle. Une autre serait de monter sur une chaise et de la retirer de sous soi assez vite pour la faire s’élever d’une hauteur et de remonter illico presto dessus et ainsi de suite. Je crois aussi, mais je peux me tromper, là mes cellules grises, icelles à moi qui sont bien moins efficaces que celles de Poirot Hercule, qu’il y a celle qui dit qu’il suffirait de regarder la lune au travers d’une lunette astronomique, ce qui rapprocherait l’astre mort et pâle de nous et de tendre la main pour y accéder. Celle-là je ne vous la garantis pas sur facture. Si j’ai un conseil à vous donner, c’est de ne pas passer à côté des deux voyages de Savien dans la lune et dans le soleil. C’est tout à la fois drôle et profond, bien vu et réjouissant. Ce Cyrano-là, de chair et d’os, me fait penser à Servantès par un parcours similaire, acteur de l’histoire et écrivain, dont on n’a retenu de son don Quichotte de la Manche que Dulcinée, Rossinante, le plat à barbe en guise de casque et ces fameux maudits moulins à vent qui au milieu de plus de 1 200 pages ne représentent que trois ou quatre d’entre elles, et oubliant un personnage faire-valoir, le fameux Sancho Pança - vous pourrez lire ainsi que dans Wikipédia ce personnage se résume dans un seul extrait, celui des moulins à vent, comme quoi tout cela est bien réducteur et bien détestable -, qui pourtant fut un maître à penser quand il fut le roi d’une île au milieu d’un fleuve, île qu’il administra avec justice et bon sens et dont il eut du mal à se séparer. Après ce détour vers cet autre architecte de la pensée libre, je reviens à nos moutons et à leur pâtre qui n’a rien de grec, l’estimé Edmond. De lui, j’ai ensuite lu L’Aiglon, dont j’espérais beaucoup à la suite de Cyrano car le thème ne pouvait qu’aiguiser mon romantisme d’adolescent qui n’a jamais voulu s’éteindre malgré les paquets d’eau que la vie a jetés sur lui, mais l’écriture n’était ni à la hauteur du thème ni à celle de son ancêtre et Chantelclerc où je n’ai rien compris. Honte à moi. J’en fais acte de contrition tous les jours ... ou presque.

Voilà ce qui reste imprimé en moi de cette pièce inoubliable et malheureusement peu à peu effacée. Le personnage de Cyrano est fascinant et la langue d’Edmond (oui je suis familier avec lui, après ce qu’il m’a fait subir il me doit bien cela) un régal de chaque instant. Il a réussi le tour de force d’allier la forme à un fond que les pragmatiques déplorent et supposent être de la mièvrerie, mais qui touche à ce qui pourrait être de plus noble en nous : le désintéressement, l’honneur, un orgueil des actes et non de soi, la probité, la droiture, la constance, le courage en un mot le panache qui clôt la pièce et la profonde générosité. De toute cette pièce, il me revient des images et des mots que je citerai de mémoire quitte à les écorcher.

Dès le début de la pièce, on est pris pour ne plus être lâché. Montfleury, gras à souhait tant dans sa peau que dans la brume de sa suffisance, se pavane et se flatte de par son médiocre talent de pouvoir conquérir la belle et ingénue Roxane dont quatre hommes espèrent les faveurs. Il y a ce mot qui me réjouit encore quand Cyrano interrompant la pièce de ses cris lui dit qu’il allait lui fesser les joues. Vous voyez le rapport avec ce B. dont je vous ai entretenu plus haut et mon insistance à parler de ses joues basses. Ah ce fesser les joues. Bien joué ! Ensuite quand son ami Le Bret lui reproche d’avoir jeté à la face du tenancier du théâtre pour rembourser la séance qu’il avait ainsi interrompue la bourse qui était la pension de tout son mois alors que ce dernier commençait à peine, il lui répond quelque chose comme : Oui, mais le geste est beau. Ce n’est pas tant la parole, bien que ciselée, mais tout ce que cela sous-tend de grandeur et d’orgueil sans doute du personnage, plus loin de sa liberté, un geste qui le condamne à la pauvreté. Une pièce à faire lire à nos politiques... À ce geste qui trahit ou plutôt révèle une partie du caractère de Savinien, suit une scène qui démontre sa générosité absolue et sa sensibilité. Alors qu’une vendeuse a tout vu de la scène et tout entendu et propose à Savinien gratuitement des macarons, Cyrano pour ne pas la vexer tout n’en abusant pas lui prend juste un grain de raisin, un demi-macaron et un verre d’eau. Tout à la fois il ne refuse pas l’aide qu’il sait généreuse pour ne pas la vexer, tout à la fois il respecte son engagement de ne pas profiter et accepte les conséquences de son geste. Toute la pièce navigue entre le caractère héroïque de Cyrano et son sentimentalisme qui l’honore. Il soupire de l’amour réciproque, croit-il, entre Roxane et Christian, une sorte de bellâtre courageux dans la guerre, mais pleutre pour ses sentiments, à l’esprit lourd même s’il aime sincèrement Roxane. Le cœur en morceau Cyrano va l’aider. Et le protéger, car l’innocente Roxane, dans une scène tragique pour notre beau héros, lui a fait promettre de le défendre en avouant son amour pour Christian. Plus tard pour faire le faraud, ce petit amoureux se pique de provoquer Cyrano par ce qu’il a de plus proéminent et qui le rend le plus suceptible, Cyrano qui de par sa promesse reste coi. Un des moments forts de cette pièce c’est lorsque Christian, habile en parole comme une gueuse que l’on jette au fond d’un puits, perd pied au bas du balcon de Roxane. Il bafouille et risque de tout perdre. Cyrano a beau lui souffler les mots, cet âne bâté n’y arrive pas. D’un coup, Savinien prend sa place et déclame tout l’amour qu’il a en lui pour sa petite cousine. Alors Roxane s’étonne qu’elle entende tout à coup mieux sa voix et surtout qu’il y ait eu un temps de silence. Cyrano lui dit alors que les mots mettent plus de temps à monter que ceux de Roxane à descendre. Et il y a ce passage qui m’a ravi au premier coup. Le pragmatique Christian veut absolument un baiser, ce que refuse de demander à sa place dans un premier temps Cyrano. Il finit par céder et le formule ainsi : le baiser est comme le point sur le i du verbe aimer. Sans m’étendre encore trop longtemps, je vais juste rapporter encore ces deux scènes, sans oublier au passage les vers de mirliton du boulanger-pâtissier Ragueneau qui aime plus la poésie que son porte-monnaie et emballe les gâteaux dans du papier imprimé de vers. La première et avant-dernière dont je vais parler est lorsque Le Bret demande à son ami s’il pleure. Et celui-ci lui répond que c’est impossible. Ce n’est pas impossible parce qu’un homme ne peut pas pleurer, c’est impossible car une larme est trop belle pour venir s’abîmer auprès d’un pareil nez. La beauté ne peut se salir au contact de la laideur. Pour terminer, la scène finale. Cyrano a reçu une bûche sur la tête dont il se meurt. La nuit approche et Roxane qui est dans un couvent, porte le deuil de Christian mort à la guerre, mort qui condamne Cyrano car il se refuse alors que « la place » serait libre à trahir même jusqu’à la mémoire de Christian, alors elle lui demande de lire une des lettres de Christian. D’un coup, Roxane se rend compte que l’obscurité est trop sombre pour que Cyrano puisse lire. C’est la terrible et très triste révélation. Roxane n’a pas aimé Christian, mais à travers lui celui qui a écrit les lettres. La mort de Christian tout en la faisant souffrir l’a protégée de la désillusion de cette vérité. Notre héros héroïque jusqu’au dernier souffle s’en va pour un monde meilleur avec panache rejetant tout ce qu’il a combattu les lâchetés, les mensonges, les trahisons, la corruption et l’asservissement, mourant debout contre une arbre et non assis, libre et avec panache. Cyrano de Bergerac ce n’est pas La Belle et la Bête. Avant cette fin de héros, il veut rassurer et consoler Roxane, l’amour perdu : Grâce à vous une robe a passé dans ma vie.

Citations (un peu longues et dans le désordre) :

Le Vicomte : Maraud, faquin, butor de pied plat ridicule !
Cyrano (comme s’il se présentait) : Ah ?... Et moi, Cyrano Savinien-Hercule de Bergerac.

À la fin de l’envoi, je touche.

Et que faudrait-il faire ?
Chercher un protecteur puissant, prendre un patron,
Et comme un lierre obscur qui circonvient un tronc
Et s’en fait un tuteur en lui léchant l’écorce,
Grimper par ruse au lieu de s’élever par force ?
Non, merci. Dédier, comme tous ils le font,
Des vers aux financiers ? Se changer en bouffon
Dans l’espoir vil de voir, aux lèvres d’un ministre,
Naître un sourire, enfin, qui ne soit pas sinistre ?
Non, merci. Déjeuner, chaque jour, d’un crapaud ?
Avoir un ventre usé par la marche ? Une peau
Qui plus vite, à l’endroit des genoux, devient sale ?
Exécuter des tours de souplesse dorsale ?...
Non, merci. D’une main flatter la chèvre au cou
Cependant que, de l’autre, on arrose le chou,
Et donneur de séné par désir de rhubarbe,
Avoir un encensoir, toujours, dans quelque barbe ?
Non, merci ! Se pousser de giron en giron,
Devenir un petit grand homme dans un rond,
Et naviguer, avec des madrigaux pour rames,
Et dans ses voiles des soupirs de vieilles dames ?
Non, merci ! Chez le bon éditeur de Sercy
Faire éditer ses vers en payant ? Non, merci !
S’aller faire nommer pape par les conciles
Que dans les cabarets tiennent des imbéciles ?
Non, merci ! Travailler à se construire un nom
Sur un sonnet, au lieu d’en faire d’autres ? Non,
Merci ! Ne découvrir du talent qu’aux mazettes ?
Être terrorisé par de vagues gazettes,
Et se dire sans cesse : "Oh, pourvu que je sois
Dans les petits papiers du Mercure François ?"...
Non, merci ! Calculer, avoir peur, être blême,
Préférer faire une visite qu’un poème,
Rédiger des placets, se faire présenter ?
Non, merci ! Non, merci ! Non, merci ! Mais... chanter,
Rêver, rire, passer, être seul, être libre,
Avoir l’œil qui regarde bien, la voix qui vibre,
Mettre, quand il vous plaît, son feutre de travers,
Pour un oui, pour un non, se battre, - ou faire un vers !
Travailler sans souci de gloire ou de fortune,
À tel voyage, auquel on pense, dans la lune !
N’écrire jamais rien qui de soi ne sortît,
Et modeste d’ailleurs, se dire : mon petit,
Sois satisfait des fleurs, des fruits, même des feuilles,
Si c’est dans ton jardin à toi que tu les cueilles !
Puis, s’il advient d’un peu triompher, par hasard,
Ne pas être obligé d’en rien rendre à César,
Vis-à-vis de soi-même en garder le mérite,
Bref, dédaignant d’être le lierre parasite,
Lors même qu’on n’est pas le chêne ou le tilleul,
Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul !



Que dites-vous ?... C’est inutile ?... Je le sais !
Mais on ne se bat pas dans l’espoir du succès !
Non ! Non, c’est bien plus beau lorsque c’est inutile !

Moi, c’est moralement que j’ai mes élégances


Ah ! Non ! C’est un peu court, jeune homme !
On pouvait dire... Oh ! Dieu !... Bien des choses en somme.
En variant le ton, - par exemple, tenez :
Agressif : « Moi, monsieur, si j’avais un tel nez
Il faudrait sur-le-champ que je me l’amputasse ! »
Amical : « Mais il doit tremper dans votre tasse :
Pour boire, faites-vous fabriquer un Hanape ! »
Descriptif : « C’est un roc !... C’est un pic !... C’est un cap !...
Que dis-je, c’est un cap ?... C’est une péninsule ! »
Curieux : « De quoi sert cette oblongue capsule ?
D’écritoire, Monsieur, ou de boîte à ciseaux ? »
Gracieux : « Aimez-vous à ce point les oiseaux
Que paternellement vous vous préoccupâtes
De tendre ce perchoir à leurs petites pattes ? »
Truculent : « Ca, monsieur, lorsque vous pétunez,
La vapeur du tabac vous sort-elle du nez
Sans qu’un voisin ne crie au feu de cheminée ? »
Prévenant : « Gardez-vous, votre tête entraînée
Par ce poids, de tomber en avant sur le sol ! »
Tendre : « Faites-lui faire un petit parasol
De peur que sa couleur au soleil ne se fane ! »
Pédant : « L’animal seul, Monsieur, qu’Aristophane
Appelle Hippocampéléphantocamélos
Dut avoir sous le front tant de chair sur tant d’os ! »
Cavalier : « Quoi, l’ami, ce croc est à la mode ?
Pour pendre son chapeau, c’est vraiment très commode ! »
Emphatique : « Aucun vent ne peut, nez magistral,
T’enrhumer tout entier, excepté le mistral ! »
Dramatique : « C’est la mer Rouge quand il saigne ! »
Admiratif : « Pour un parfumeur, quelle enseigne ! »
Lyrique : « Est-ce une conque, êtes-vous un triton ? »
Naïf : « Ce monument, quand le visite-t-on ? »
Respectueux : « Souffrez, Monsieur, qu’on vous salue,
C’est là ce qui s’appelle avoir pignon sur rue ! »
Campagnard : « Hé, ardé ! C’est-y un nez ? Nanain !
c’est queuqu’navet géant ou ben queuqu’melon nain ! »
Militaire : « Pointez contre cavalerie ! »
Pratique : « Voulez-vous le mettre en loterie ?
Assurément, Monsieur, ce sera le gros lot ! »
Enfin parodiant Pyrame en un sanglot :
« Le voilà donc ce nez qui des traits de son maître
A détruit l’harmonie ! Il en rougit, le traître ! »
Voila ce qu’à peu près, mon cher, vous m’auriez dit
Si vous aviez un peu de lettres et d’esprit :
Mais d’esprit, ô le plus lamentable des êtres,
Vous n’en eûtes jamais un atome, et de lettre
Vous n’avez que les trois qui forment le mot : sot !

Eussiez vous eu, d’ailleurs, l’invention qu’il faut
Pour pouvoir là, devant ces nobles galeries,
Me servir toutes ces folles plaisanteries,
Que vous n’en eussiez pas articulé le quart
De la moitié du commencement d’une, car
Je me les sers moi-même, avec assez de verve,
Mais je ne permet pas qu’un autre me les serve.


CYRANO
Que Montfleury s’en aille,
Ou bien je l’essorille et le désentripaille !

UNE VOIX
Mais...
CYRANO
Qu’il sorte !
UNE AUTRE VOIX
Pourtant...
CYRANO
Ce n’est pas encore fait ?
Avec le geste de retrousser ses manches.
Bon ! Je vais sur la scène en guise de buffet,
Découper cette mortadelle d’Italie !

MONTFLEURY, rassemblant toute sa dignité
En m’insultant, Monsieur, vous insultez Thalie !
CYRANO, très poli
Si cette muse, à qui, Monsieur, vous n’êtes rien,
Avait l’honneur de vous connaître, croyez bien
Qu’en vous voyant si gros et bête comme une urne,
Elle vous flanquerait quelque part son cothurne.



Que tous ceux qui veulent mourir lèvent le doigt.
Silence
La pudeur vous défend de voir ma lame nue ?


CYRANO
Pourquoi donc prendre un air dénigrant ?

- Peut-être que monsieur le trouve un peu trop grand ?
LE FACHEUX, balbutiant
Je le trouve petit, tout petit, minuscule !
CYRANO
Hein ? Comment ? M’accuser d’un pareil ridicule ?
Petit, mon nez ? Hola !
LE FACHEUX
Ciel !
CYRANO
Énorme, mon nez !

- Vil camus, sot camard, tête plate, apprenez
Que je m’enorgueillis d’un pareil appendice,
Attendu qu’un grand nez est proprement l’indice
D’un homme affable, bon, courtois, spirituel,
Libéral, courageux, tel que je suis, et tel
Qu’il vous est interdit à jamais de vous croire,
Déplorable maraud ! Car la face sans gloire
Que va chercher ma main en haut de votre col,
Est aussi dénuée...
Il le soufflette.
LE FACHEUX
Aïe !
CYRANO
De fierté, d’envol,
De lyrisme, de pittoresque, d’étincelle,
De somptuosité, de nez enfin, que celle...
Il le retourne par les épaules, joignant le geste à la parole.
Que va chercher ma botte au bas de votre dos !


LA DISTRIBUTRICE, toussant derrière son petit comptoir
Hum ! ...
Cyrano et Le Bret se retournent. Elle s’avance intimidée.
Monsieur... Vous savoir jeûner... le cœur me fend...
Montrant le buffet.
J’ai là tout ce qu’il faut...
Avec élan.
Prenez !
CYRANO, se découvrant
Ma chère enfant,
Encore que mon orgueil de Gascon m’interdise
D’accepter de vos doigts la moindre friandise,
J’ai trop peur qu’un refus ne vous soit un chagrin,
Et j’accepterais donc...
Il va au buffet et choisit.
Oh ! Peu de chose ! - Un grain
de ce raisin...
Elle veut lui donner la grappe, il cueille un grain.
Un seul ! ... Ce verre d’eau...
Elle veut y verser du vin, il l’arrête.
Limpide !

- Et la moitié d’un macaron !
Il rend l’autre moitié.
LE BRET
Mais c’est stupide !
LA DISTRIBUTRICE
Oh ! Quelque chose encore !
CYRANO
La main à baiser.
Il baise, comme la main d’une princesse, la main qu’elle lui tend.
LA DISTRIBUTRICE
Merci, Monsieur.
Révérence.
Bonsoir.
Elle sort.

Ce Silène,
Si ventru que son doigt n’atteint pas son nombril,
Pour les femmes encore se croit un doux péril,
Et leur fait, cependant qu’en jouant il bredouille,
Des yeux de carpes avec ses gros yeux de grenouilles ! ...
Et je le hais depuis qu’il se permit, un soir,
De poser son regard, sur celle... Oh ! J’ai cru voir
Glisser sur une fleur une longue limace !


Qui j’aime ? ... Réfléchis, voyons. Il m’interdit
Le rêve d’être aimé même par une laide,
Ce nez qui d’un quart d’heure en tous lieux me précède ;
Alors moi, j’aime qui ? ... Mais cela va de soi !
J’aime - mais c’est forcé ! – la plus belle qui soit !

Ah ! non, cela, jamais ! Non, ce serait trop laid,
Si le long de ce nez une larme coulait !
Je ne laisserai pas, tant que j’en serai maître,
La divine beauté des larmes se commettre
Avec tant de laideur grossière ! ... Vois-tu bien,
Les larmes, il n’est rien de plus sublime, rien,
Et je ne voudrais pas qu’excitant la risée,
Une seule, par moi, fut ridiculisée ! ...

"Croyez que devers vous mon cœur ne fait qu’un cri,
Et que si les baisers s’envoyaient par écrit,
Madame, vous liriez ma lettre avec les lèvres ! ..."


ROXANE
Aujourd’hui...
Vos mots sont hésitants. Pourquoi ?
CYRANO, parlant à mi-voix, comme Christian
C’est qu’il fait nuit,
Dans cette ombre, à tâtons, ils cherchent votre oreille.
ROXANE
Les miens n’éprouvent pas difficulté pareille.
CYRANO
Ils trouvent tout de suite ? Oh ! Cela va de soi,
Puisque c’est dans mon cœur, eux, que je les reçois ;
Or, moi, j’ai le cœur grand, vous, l’oreille petite.
D’ailleurs vos mots à vous descendent : ils vont plus vite,
Les miens montent, Madame : il leur faut plus de temps !
ROXANE
Mais ils montent bien mieux depuis quelques instants.
CYRANO
De cette gymnastique, ils ont pris l’habitude !
ROXANE
Je vous parle en effet d’une vraie altitude !
CYRANO
Certes, et vous me tueriez si de cette hauteur
Vous me laissiez tomber un mot dur sur le cœur !


Un baiser, mais à tout prendre, qu’est-ce ?
Un serment fait d’un peu plus près, une promesse
Plus précise, un aveu qui veut se confirmer,
Un point rose qu’on met sur l’i du verbe aimer ;
C’est un secret qui prend la bouche pour oreille,
Un instant d’infini qui fait un bruit d’abeille,
Une communication ayant un goût de fleur,
Une façon d’un peu se respirer le cœur,
Et d’un peu se goûter, au bord des lèvres, l’âme !

ROXANE
J’ai fait votre malheur ! Moi ! Moi !
CYRANO
Vous ? ... Au contraire !
J’ignorais la douceur féminine. Ma mère
Ne m’a pas trouvé beau. Je n’ai pas eu de sœur.
Plus tard, j’ai redouté l’amante à l’œil moqueur.
Je vous dois d’avoir eu, tout au moins, une amie.
Grâce à vous une robe a passé dans ma vie.


la pièce


Moyenne des avis sur cet article :  3.4/5   (15 votes)




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8 réactions à cet article    


  • Olga Olga 4 juin 2008 13:09

     

    @imhotep

     

    Je vois que personne n’ose commenter cet article. Sa longeur en serait-elle la cause ? Laissez-moi le temps de relire ces tirades et je reviens vous voir en bonne camarade.


    • Imhotep Imhotep 4 juin 2008 17:13

       Camarade Olga : cela sent tout de suite l’OSS 117...


    • Olga Olga 4 juin 2008 17:25

      OSS combien ? C’est celui qui aime se dorer la biscotte ?


    • Imhotep Imhotep 4 juin 2008 18:09

       le prince Malko Linge, autrichien et bien d’autres qualités, notamment 120 millions d’exemplaires vendus je crois


    • sisyphe sisyphe 4 juin 2008 14:26

      Personnellement, j’adore aussi Cyrano ; surtout cette tirade :

      Un baiser, mais à tout prendre, qu’est-ce ?
      Un serment fait d’un peu plus près, une promesse
      Plus précise, un aveu qui veut se confirmer,
      Un point rose qu’on met sur l’i du verbe aimer ;
      C’est un secret qui prend la bouche pour oreille,
      Un instant d’infini qui fait un bruit d’abeille,
      Une communication ayant un goût de fleur,
      Une façon d’un peu se respirer le cœur,
      Et d’un peu se goûter, au bord des lèvres, l’âme !

      j’ai seulement survolé l’article, parce que je trouve que l’essentiel se trouve dans le texte original

      Merci quand même !


      • Gracian Gracian 4 juin 2008 18:21

        Pour moi Cyrano réunit tout ce qu’il y a de détestable dans le caractère français : fort en gueule avec insolence, vantard, esprit facile C est un craneur de bistrot qui se révèle à l’épreuve, faiblard et d’une piteuse sensiblerie face à sa belle.

        Plus la qualité des vers de Rostand... ;franchement !

        La Comédie Française vient de le remonter dans le genre Branquignol parait-il. Pour une fois, une audace qui parait heureuse.

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