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Accueil du site > Culture & Loisirs > Culture > Degas, le voyeur de génie

Degas, le voyeur de génie

Le regard de Degas se fait indiscret, un peu inquisiteur. C'est comme s'il regardait par le trou de la serrure ces danseuses qui s'apprêtent pour le ballet et qu'il surprend dans des poses peu avantageuses. C'est que le peintre ne cherche pas à représenter la beauté mais la vérité de l'instant et le naturel du geste. Il ne regarde pas en face les specimens d'humanité mais souvent du dessus (en plongée), par dessous (en contre-plongée), de côté. Les visages l'intéressent moins que les mouvements.

Voyeur Degas ? Sans doute mais un voyeur créatif. C'est passé la cinquantaine que ce trait de son talent s'épanouit et produit les chefs-d'oeuvre modernes que l'on connaît.

Ami des impressionnistes, il ne peindra pas comme eux. Créateur de tableaux d'apparence traditionnelle, il est en réalité radicalement novateur et avant-gardiste. Quand les autres peintres rejettent la photographie, il s'en saisit au contraire. Bref, Edgar Degas avait tout d'un caractère indépendant. Cassant, sarcastique, volontiers misogyne, il avait aussi des défauts qui allaient forger son style bien à lui.

Voici le plan de cet article : copieur des grands maîtres (I), Degas était l'héritier d'Ingres pour le dessin (II). Ami des impressionnistes (III), il ne fut pas lui-même membre de ce courant. Il traça sa route, solitaire, en précurseur des artistes modernes (IV). Pour finir, nous verrons que Degas était un sorcier avant gardiste (V).

Les toiles qu'a signées Degas
Ne peuvent nous laisser de glace.
Les étonnants tableaux d'Edgar
Nous fascinent à bien des égards.

Ce fils héritier de la banque
Fréquenta pas les saltimbanques.
Il ne peignait pas sur commande.
Il vivait seul plutôt qu'en bande.

Aussi auguste que Renoir,
Il savait bien tirer sa ligne
Et son regard perçant souligne
Ce que sa mémoire aime revoir.

Edgar Degas coupait la scène parfois avec un mur, une porte, une étagère.

D'autres fois, le peintre donnait à la vue une perspective en tronquant des parties des éléments du tableau.

I - Degas, copieur des grands maîtres

- Fils de banquier. Fils d'Auguste de Gas, banquier et de Célestine Musson, originaire de La Nouvelle-Orléans et issu de la noblesse bretonne, Edgar de Gas grandit dans un milieu bourgeois cultivé non loin du jardin du Luxembourg. Il décroche son diplôme universitaire pour satisfaire son père mais c'est l'art qui l'intéresse.

- Copieur inlassable. Dessinateur passionné, il copie des œuvres au Louvre : Albrecht Dürer, Andrea Mantegna, Paul Véronèse, Francisco Goya, Rembrandt. Comme il passe ses journées au Louvre, il est recruté comme "copiste". Son père, amateur raffiné d’art et de musique, lui présente quelques-uns des plus grands collectionneurs de Paris, comme Lacaze, Marcille, et Valpinçon. Il fait plusieurs séjours en Italie, pélerinage obligé pour s'inspirer directement de l’art des grands maîtres classiques tels Luca Signorelli, Sandro Botticelli et Raphaël. C'est dans ce pays qu'il se lie d’amitié avec le peintre Gustave Moreau, futur représentant du courant symboliste. Degas côtoie aussi en Italie le sculpteur Maillol et le compositeur Georges Bizet.

II - L'héritage d'Ingres

Degas jeune avait étudié la peinture avec Louis Lamothe, qui avait été un disciple d’Ingres et des frères Flandrin. En 1855, il put rencontrer Ingres en personne dans son atelier par l'entremise de Valpinçon. Degas a alors 21 ans et le vieux Ingres est pour lui un modèle. Il peindra dans l'année des oeuvres présentées dans la rétrospective consacrée à Ingres. Cette rencontre marquera Degas pour la vie. Degas partage avec Ingres une passion pour l'idéal de beauté éternelle sous le patronage des grands maîtres. Le contour net chez Degas est un héritage d’Ingres.

« La Famille Bellilli » est typique de la manière de peindre d'Ingres. Les époux Bellilli sont les oncle et tante de Degas.

Il est aussi très révélateur que le premier grand autoportrait de Degas soit aussi clairement une référence à celui d'Ingres réalisé de 1804 et que Degas y pose non pas en peintre mais en dessinateur, un porte-fusain à la main. "Faites des lignes, beaucoup de lignes, et vous deviendrez un bon artiste ", lui disait un jour Ingres.

« Petites filles de Sparte provoquant les garçons ».

Ici Degas rend hommage à l'"Apothéose d'Homère" d'Ingres que Degas appréciait particulièrement. Les jeunes filles spartiates incitent les jeunes garçons à la lutte devant les mères des combattants.

Même à la fin de sa carrière, Degas n'abandonna pas l'approche académique, créant des compositions à l'aide de dessins préparatoires. Pas plus qu'il oublia d'appliquer les préceptes d'Ingres.

Se souvenant des nus féminins d'Ingres comme la " Baigneuse Valpinçon ", il dessine ses femmes à leur toilette, en cernant d'un trait sombre les contours de leur corps sensuel.

III - L'ami des impressionnistes

Degas et Manet

Un jour qu'il copiait "l'Infante Marguerite" de Vélazquez au Louvre, Degas fait la connaissance de Manet. La fréquentation de Manet pousse Degas peu à peu vers le réalisme théorisé par Courbet, ce qui l'amènera plus tard à ne peindre que des scènes de la vie de son époque. Il récuse l'art historique appliqué au passé. L'année 1868 est importante : il fréquent la bande de Batignolles. A Paris, il participe activement aux discussions qui réunissent les jeunes artistes d’avant-garde et son ami Édouard Manet au café Guerbois.

"Monsieur et Madame Edouard Manet". Ce tableau fut un sujet de fâcherie entre Degas et Manet, lequel refusa le don du tableau. Les deux peintres, qui avaient en commun de préférer le Louvre au plein air, s'estimaient mutuellement mais ne parvenaient pas à s'accorder.

Ce qui différencie Degas des impressionnistes

Si l’art impressionniste, c'est l'art de capter les effets de lumières en plein air, alors cela ne concerne pas Degas En fait, Degas fut l'un des principaux animateurs des expositions des peintres impressionnistes, mais c'était par amour de la liberté. Il ne fit jamais sa place au sein de ce mouvement. Au plein air il préfère, et de loin, « ce que l’on ne voit plus que dans sa mémoire ». Et d'ailleurs il aurait un jour dit à Pissaro : «  A vous, il faut la vie naturelle, à moi la vie factice. ».

Si Degas fit officiellement partie des impressionnistes, il ne les rejoint pas dans leurs traits les plus connus. Degas avait une démarche artistique intellectuelle, cérébrale, réfléchie. Et, plutôt que de s'en remettre à la première impression, il préférait utiliser sa mémoire qui filtre l'essentiel, et procéder par reconstruction.

IV - Un peintre indépendant et solitaire

Degas s'est toujours senti seul. C'était un solitaire, un introverti, ne vivant que pour son art, au détriment de la vie amicale et affective. Il gardait ses distances avec les gens. Ce grand détachement aiguisa son sens de l'observation et sa capacité à saisir ce qu'il appelait les "gestes essentiels".

- Son indépendance se traduit par son usage personnel du dessin

Degas utilise beaucoup le dessin comme moyen de reconstruction de la réalité (contrairement à Cézanne pour qui la couleur faisait la forme). Le pastel lui permet d’exceller comme coloriste (ci-dessus "La danseuse au bouquet saluant ").

La peintre Berthe Morisot révèle que Degas disait toujours que "l'étude de la nature est insignifiante parce que la peinture est un art de la convention et qu'il vaut mieux apprendre à dessiner d'après Holbein." Ainsi pour "Madame Jeantaud devant son miroir" : le modèle est de profil mais son reflet nous fait face.

Le dessin n’est plus utilisé comme trame mais comme couleur et point cardinal de l’œuvre. Voir « Danseuses en bleu ». Le dessin n’est pas la forme mais le moyen de voir la forme. Une tache de couleur ou un contour épais discontinu peut y aider. Voir « Danseuses à la barre ». Avec "Répétition d'un ballet sur la scène", le peintre a réalisé un monochrome où le blanc est quasiment incandescent.

Plus que les danseuses, ce sont leurs mouvements qui passionnèrent le peintre. Dans "Danseuses aux jupes jaunes", il aligne même les jeunes filles, détaillant les différentes attitudes pour décomposer le mouvement.

- Le crépuscule des yeux 

Voyeur aveuglé d'avoir trop regardé ?

A la fin de sa vie, plongé dans la quasi cécité, Degas se retire du monde. L'aggravation des troubles oculaires du peintre n'explique pas à elle seule l'évolution de sa palette et l'usage de couleurs audacieuses. Il faut y voir aussi une affirmation de la puissance expressive de la ligne. Ainsi, par exemple, dans « La Coiffure » : la ligne noire discontinue qui définit le contour dans cette toile n’existe pas dans la réalité !

Dans les années 1880, alors que sa vue commence à décliner, Degas privilégia le pastel, auquel il mêlait parfois l'aquarelle et la gouache. À la fin des années 1890, le dessin qui sert la structure formelle ne sufit plus, en raison de la cécité grandissante. L'artiste va recourir de façon plus régulière et même quasi exclusivement à la sculpture. Pour mieux représenter le cheval en peinture, Degas sculpte le corps de l'animal.

V- Degas le sorcier avant gardiste

- Degas disait qu'il faut "ensorceler la vérité", ouvrant le champ à l'oeuvre de la volonté. A rapprocher de la déclaration de Baudelaire : "La poésie est ce qu'il y a de plus réel, c'est ce qui n'est complètement réel que dans un autre monde" (notes polémiques sur le réalisme de Champfleury). Indifférent à toute idéologie, il a tracé son chemin d'artiste, affirmant le principe de l'art comme vie avec une détermination infatigable.

- La capture de l’instant. Il utilise aussi l’appareil photo. La capture de l'instant est chez lui le couronnement d'un travail antérieur d'analyse et d'étude. Elle est le résultat de la volonté du créateur de transformer un geste, une expression, en moment esthétique, absolu et immuable. Pas de recherche narrative. "C'est jusqu'à présent l'homme que j'ai vu le mieux attraper, dans la copie moderne, l'âme de cette vie" (Edmond de Goncourt). Degas peint ses ballerines dans leurs mimiques ou leurs postures préparatoires. « La Danseuse posant chez un photographe est ainsi disgracieuse.

- Des innovations formelles audacieuses. Les critiques d’alors furent souvent déstabilisés par l'avant-gardisme de Degas qui est un moderne. Pierre Francastel dit de lui : "Très Second Empire dans la première partie de son oeuvre, il est tout près de nous par la dernière." Degas fut un touche-à-tout, à la fois peintre, graveur, sculpteur et photographe. Il a eu recours à des innovations techniques qui vont de pair avec des innovations formelles. Plans en plongée pour ses balerines ou comme avec "Miss Cassatt assise, tenant des cartes" : Miss Cassatt est une peintre anglaise amie de Degas. Elle pose aussi dans certaines toiles « Chez le modiste ».

Parfois avec une pointe de misogynie, Degas peint les femmes dans des poses naturelles voire dans leur toilette intime. A propos de « Femme s’essuyant le cou » (après le bain), le critique d’art Huysmans est impitoyable. Il voit dans la représentation de ce geste une atteinte intolérable à l’icône de la femme qui s’en trouve avilie.

Avec "Femmes à la terrasse d’un café, le soir", le peintre moque ces dames oisives élégantes mais aux gestes vulgaires : l’une claque son ongle contre sa dent, l'autre balaie la table de sa main gantée.

Vidéos et expositions

Vidéos de l'exposition "Degas et le nu" au musée d'Orsay (13 mars - 1 juillet 2012)

Exposition que la Fondation Beyeler consacre à Edgar Degas à Bâle du 30 septembre 2012 au 27 janvier 2013


 


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5 réactions à cet article    


  • Taverne Taverne 15 décembre 2012 12:04

    Degas aimait la photographie, il aurait aimé le cinéma. Imaginez que pour les 3 tableaux en illustration de l’article, il aurait fait un travelling de la droite vers la gauche pour surprendre les personnages dans leur intimité.


    • Richard Schneider Richard Schneider 15 décembre 2012 17:24

      à l’auteur,

      Belle et aussi complète que possible présentation de ce grand peintre français « indépendant et moderniste », pour reprendre vos termes.
      Il y a eu une exposition Degas au musée de Bâle, il y a deux mois. Ce fut un régal de la visiter.
      Toutes mes félicitations pour ce magnifique travail.
      Bonne soirée,
      RS

      • sam turlupine sam turlupine 16 décembre 2012 12:49

        Bon article, bien documenté et bien explicatif, sur un peintre majeur.
        J’ai vu l’exposition au Quai d’Orsay ; magnifique.
        Degas a dû être le seul à faire d’aussi grands formats uniquement aux pastels, ce qui prouve, qu’effectivement, pour lui, le dessin était plus propice à l’expression de son art, que la peinture.


        • sam turlupine sam turlupine 16 décembre 2012 12:51

          p.s. : je ne comprends pas ceux qui moinssent ce genre d’article ????
          Soit ils ne sont pas d’accord avec l’analyse de l’auteur, et n’ont qu’à s’exprimer, soit... c’est juste de la pure connerie.

          Enfin, bon, j’dis ça, j’dis rien...


        • Taverne Taverne 16 décembre 2012 15:59

          Avec un peu de retard, voici la vidéo (en position 6 de la playliste)

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