Ecrire de tout pour tous
Interview de Pierre Béhel, un créateur multigenre partisan de Creative Commons et diffusant ses oeuvres via Internet.
Depuis quand écris-tu ?
Depuis tout petit ! Je fais de
tout, selon mon humeur : des nouvelles, des romans, des pièces
de théâtre,... Même des chansons ! Quant à ce qui est dans la partie nommée Delirium de mon site (http://www.pierrebehel.com), je ne sais pas comment la qualifier...
Et pourquoi ?
Rainer Maria Rilke disait qu’une
oeuvre est bonne quand elle répond à une
nécessité. Ecrire est une passion. C’est aussi une
manière de se distraire tout en réfléchissant.
As-tu déjà
été édité ?
J’ai proposé à deux
ou trois reprises des textes à des éditeurs
traditionnels, sans succès. Je n’ai guère
enthousiasmé les Grandes Maisons parisiennes ! Et puis je n’ai
pas insisté. En fait, au départ, j’écris pour moi
et mes amis. Puis j’ai jugé que certains textes pourraient
mériter une plus large diffusion, d’où ce site web,
réalisé aussi sur la pression de mes "fans"... Enfin,
"on" m’a convaincu que, vraiment, je devrais diffuser davantage mes
oeuvres, sous une forme plus ergonomique qu’un fichier à
télécharger et à imprimer. Alors, j’ai
été voir le cyber-éditeur
Publibook
que j’avais rencontré sur le Salon du Livre, à Paris.
Enfin, mon niveau technique s’améliorant, je me suis
aperçu que, finalement, je pouvais fort bien me passer d’un
cyber-éditeur : je réalise désormais
moi-même ma mise en page et recourir à un imprimeur en
direct me coûte quasiment le même prix qu’en passant par un
cyber-éditeur mais je dispose d’un vrai stock. Un
cyber-éditeur comme Publibook propose certes également
d’assurer la logistique et la distribution mais les volumes
concernés rendent son intervention inutile. La promotion
assurée par Publibook est de toutes façons proche du
néant (personne ne le paye pour la faire, d’ailleurs). Vendre en
direct sur un site web comme le mien est aisé grâce
à des outils tels que ceux fournis par Paypal, même pour
moi qui ne suis pas informaticien.
Mais passer à une diffusion publique est une démarche très différente et les
sauts successifs (site web, édition...) ont été
difficiles à franchir. Il s’agit d’écrire pour "les
autres", une foule non identifiée, que je ne connais pas.
Diffuser dans le circuit commercial implique aussi d’accepter
d’être un produit. Attention : je ne veux pas que ma remarque
soit mal perçue. Dès lors que quelque chose coûte
de l’argent, coûte du travail, c’est normal que l’on attende en
retour un bénéfice. Un livre édité doit
correspondre à une collection où des lecteurs potentiels
pourront trouver ce qu’ils aiment. Un acheteur de livre veut en avoir
pour son argent, lui aussi ! Alors, brûler les éditeurs,
c’est idiot si on ne brûle pas aussi les lecteurs ! Bien
sûr, si je devenais célèbre, adulé et
riche... je serais très content !
Tout d’abord, je te corrige sur un point essentiel : je ne me dessaisis de rien, bien au contraire. Je revendique haut et fort ma propriété intellectuelle. Mes oeuvres achevées sont déposées à l’IDDN. Celles en cours sont datées et tracées par les envois sur les listes de diffusion d’un tiers archiveur de confiance (au sens légal du mot). Le choix d’une licence de diffusion est même l’acte par lequel j’organise l’exploitation de ma propriété intellectuelle.
Alors, maintenant, soyons rationnels, contrairement à ces fous furieux qui multiplient les mesures techniques de protection sur les oeuvres.
En tant qu’artiste, et même si ce n’est pas mon métier principal, mon objectif est d’avoir un public. Professionnellement, je suis également un créateur de propriété intellectuelle et donc, de toutes façons, la propriété intellectuelle me permet de vivre. Je n’en suis donc clairement pas l’ennemi.
La diffusion gratuite me permet simplement de me faire connaître. En optant pour des formats standards, je permets à un maximum de gens de lire mes oeuvres. Mais, soyons clairs, la lecture sur écran est fastidieuse. La plupart des gens qui seront « accrochés » voudront donc imprimer. Or imprimer un livre coûte, selon l’imprimante et le nombre de pages, en coût total, de l’ordre de 5 à 15 euros. Vendre un vrai livre vers les 15 euros est donc raisonnable. De toutes les façons, ceux qui n’achèteront pas la version imprimée ne l’auraient de toutes façons pas achetée, même en librairie. Je ne perds donc rien à leur offrir. Bien au contraire, j’ai une chance d’inciter à l’achat ou, au pire, de faire jouer le bouche-à-oreille.
Enfin, si quelqu’un passe par là et veut m’éditer, tout est en place pour lui permettre de le faire : mes oeuvres sont mises en page d’une manière exploitable par une imprimerie, une licence spécifique est disponible... sans aucune exclusivité car je me refuse à être prisonnier d’un distributeur. Comme je l’ai dit tout à l’heure, un éditeur est contraint par des démarches commerciales, une vision de son marché (juste ou non)... toutes sortes de contraintes que je ne veux pas subir. Qui aurait intérêt à le faire ? Probablement un libraire ou une chaîne de librairies, autrement dit un distributeur qui s’adresse au client final, le lecteur, puisqu’il disposerait d’une marchandise à un coût bien plus faible qu’avec un éditeur tout en ayant la maîtrise de la promotion sur le lieu de vente et des stocks. Peut-être aussi un imprimeur pour utiliser des stocks de papier ou des bandes inexploitées dans les planches qu’il imprime pour des clients.
Par ailleurs, l’absence d’exclusivité entraîne soit la complémentarité des différents diffuseurs (s’ils décident chacun de s’attaquer à une zone, un marché ou un type d’oeuvre) soit à une concurrence, chose qui n’existe habituellement que pour des grands classiques tombés dans le domaine public. Cette concurrence ne peut qu’être profitable qu’à mes lecteurs autant qu’à moi-même selon les règles habituelles des marchés.
Le choix de licence que j’ai opéré a une conséquence amusante. Imaginons une entreprise quelconque qui veut faire un cadeau original à ses clients. Rien ne lui interdit de choisir un de mes livres et de l’imprimer avant de le distribuer gratuitement aux dits clients, cela sans rien me demander ni me devoir puisque la mise à disposition est gratuite (c’est un cadeau). L’entreprise y gagne (elle obtient un cadeau peu cher et original) et, moi, j’y gagne une publicité gratuite. La licence exige en effet que la diffusion se fasse à l’identique, donc notamment en intégrant les revendications de propriété intellectuelle et l’adresse de mon site web.
A terme, soyons optimistes et imaginons que j’ai du succès, je ne vois pas pourquoi je changerais ma méthode de distribution qui est très souple pour tout le monde et me laisse indépendant et libre de tout distributeur tout en m’assurant des revenus que je contrôle directement. Le grand problème de tous les auteurs est toujours de pouvoir contrôler la diffusion de leurs oeuvres. Il y a déjà eu des procès retentissants.
Imaginons enfin que j’entre dans le panthéon de la littérature, que mes oeuvres soient étudiées à l’école dans un siècle ou deux... ou, même, simplement, que j’intéresse encore quelqu’un dans vingt ans ou un siècle. L’absence de mesures techniques de protection garantit la pérennité de l’accès à mon oeuvre, sans devoir demander d’autorisation à qui que ce soit ni devoir retrouver on ne sait quel programme sur on ne sait quel matériel qui n’existera plus depuis des années.
Pour terminer, si j’offre mon travail à mon public, pour les raisons que je viens d’expliquer, je me refuse à être exploité par des gens qui tireraient un profit sur mon dos, par exemple en vendant mes oeuvres sans me verser de redevance. Les enregistrements de mes oeuvres via l’IDDN ou les listes de diffusion seraient largement suffisants pour me permettre de me défendre devant un tribunal si un tel cas de contrefaçon se présentait. Contrairement à ce que certains croient, ce n’est ni compliqué ni cher et je n’hésiterais pas.
Avec la publication de tes
oeuvres sur listes de diffusion Internet, tu as réinventé le
feuilleton. L’écriture de cette manière est-elle
radicalement différente ?
Je ne sais pas si j’ai
inventé ou pas quelque chose. Ce qui est sur, par contre, c’est
que écrire de cette façon est réellement
différent d’une écriture "en bloc". Quelque part, on
revient en arrière... Au départ, c’est un accident. Le
premier texte que j’ai écrit comme cela, c’était Les Aventures de la Petite Fée, devenues Les Contes de la Forêt Magique, présentées ici dans le
Delirium. La dédicace explique les circonstances de la
création de ce personnage hors du commun. Puis j’y ai pris
goût. J’ai continué dans le Delirium avec les aventures du
Saigneur des Agneaux. Enfin, je me suis attaqué à
l’écriture d’un roman traditionnel sur le même principe
avec Carcer.
L’avantage, lorsque l’on écrit sur traitement de texte, c’est de
pouvoir remanier facilement son texte à tout moment. Avec
l’écriture à épisodes, c’est impossible : ce qui
est diffusé l’est pour de bon. Bien sûr, lors de la
consolidation du texte, on peut toujours modifier des détails
mais l’essentiel reste inchangé. Cela oblige donc à une
grande rigueur dans le schéma narratif. Autre contrainte, cela
oblige aussi à une certaine productivité. Sinon, les
lecteurs s’impatientent : "Bon, et la suite ?".
Quelque part, Internet permet de recréer les bons feuilletons de
la fin du XIXème siècle. Tous les romans de cette
époque qui ornent nos bibliothèques, avec couverture en
cuir repoussé et frappée de caractères
dorés, ont tous été publiés au
départ sur du papier journal, dans des magazines à
quelques sous. Et même des auteurs comme Balzac ou Hugo
étaient payés à la page remplie. Il fallait
remplir (ça se voit d’ailleurs parfois, même chez Hugo),
noircir du papier, tenir le lecteur en haleine... pour faire bouillir
la marmite. La dictature de l’audience fonctionnait déjà
à l’époque. D’où des thèmes
récurrents : l’amour malheureux, l’épopée
militaire... La disparition des journaux littéraires et
l’émergence du livre de poche, économique, ont
sonné le glas de ce genre d’écriture à diffusion
régulière. Internet, encore une fois, permet le retour,
sous une forme nouvelle, de quelque chose de très ancien.
Si je pouvais marcher sur les traces des illustres devanciers que j’ai
cités, ce serait vraiment le rêve !
Tu travailles et l’écriture n’est pour toi qu’un loisir. A quels moments trouves-tu le temps d’écrire ?
Eh
bien, le soir, le week-end... quand je peux et que je suis inspiré !
C’est pourquoi ma production est très irrégulière et que j’ai toujours
deux ou trois oeuvres en route en même temps. Selon l’humeur, je fais
progresser telle ou telle. Sans oublier que je dois faire face au
lobbying de mes lecteurs, surtout mes fans, c’est à dire ceux que je
connais personnellement et qui exigent que telle oeuvre qu’ils
soutiennent avance ! Arrêter Les Contes de la Forêt Magique a été très
difficile pour cette raison, d’ailleurs : on voit bien au fil du récit
que j’essaye d’arrêter à plusieurs reprises mais certaines fans ont des
arguments pour m’obliger à reprendre jusqu’à ce que la corde soit
vraiment trop usée pour continuer de tirer dessus...
Quelles sont tes sources d’inspiration ?
Elles
sont très variables ! Très souvent, une discussion avec des amis, à
l’occasion d’un bon repas, va aborder un thème intéressant et je me dis
« tiens, c’est pas bête ça ! Et si... ». Dans un certain nombre de cas,
ça devient presque de l’oulipisme. Par exemple, Le Saigneur des Agneaux
a commencé par une blague : et si j’écrivais une histoire de vampires
sociale ? Je réalise parfois même de vraies commandes, comme ce fut le
cas avec Les Contes de la Forêt Magique. Il arrive aussi que la simple
rencontre de quelqu’un alors que je suis en train d’écrire quelque
chose me fasse croiser une caractéristique de cette personne avec la
situation sur laquelle j’écris. C’est ainsi que la rencontre d’une
jeune correctrice m’a inspiré une nouvelle dans Le Temps Perdu.
Ton site web présente
très peu de choses ! Pourquoi ?
Les premières choses
que j’ai faîtes n’ont aucun intérêt. Même moi
je n’ai pas tout gardé. En fait, j’ai choisi ce que je
préférais, en omettant tout ce qui est trop personnel.
D’une manière
générale, les textes présentés ici sont
assez noirs. C’est général dans ce que tu écris ?
Tout n’est pas noir, il ne
faut pas exagérer ! Mais je veux être clair : les
histoires de jolis coeurs, ça ne m’intéresse pas. J’aime
surtout analyser cet étrange animal que l’on nomme l’être
humain, savoir comment il pense, pourquoi il agit... La place et le
devenir de l’Homme dans l’univers, en tant qu’espèce comme
d’être pensant, sont également des sujets de
préoccupation pour moi. En corollaire, on retrouve bien
sûr des thèmes fédérateurs : la
liberté et le libre-arbitre face à toutes les dictatures
dont celle du devoir, Dieu et la religion, l’histoire (une passion que
nous partageons tous les deux)...
Dans les textes que tu as
choisis de publier sur ton site web, on rencontre plusieurs fois des prisons. Ce n’est guère
la "liberté" dont tu parles...
Bien au contraire ! Mes
héros ne se retrouvent parfois enfermés que, justement,
pour être amenés à réfléchir sur
cette notion de liberté, à quoi elle sert et si elle
existe vraiment. De la même manière, certains ont des
actes dictés par des pulsions (quel est le libre-arbitre en la
matière ?) ou par le devoir qu’ils s’imposent.
On rencontre aussi beaucoup
un thème que tu n’as pas encore évoqué : le sexe.
Et c’est souvent sous la forme de la perversité. Quel est le
lien avec le destin de l’Homme auquel tu sembles surtout
t’intéresser ?
Depuis Freud, on sait que le sexe
gouverne en grande partie l’être humain. A mon avis, cependant,
on commet trop souvent deux erreurs : d’une part, s’il est important,
le sexe n’est pas tout ; d’autre part, en la matière,
l’être humain ne diffère guère des animaux. Sauf
sur le plan de la perversité, qui n’existe qu’au sein des
espèces "supérieures". D’où mon
intérêt particulier pour le sujet. De plus, lorsque l’on
étudie les pourquoi et les comment de relations
sado-masochistes, on s’intéresse aussi ("surtout", en ce qui me
concerne) aux relations dominants-dominés. Or, dans toute
société, il y a des dominants et des dominés. Bien
sûr, je ne dis pas que tous les chefs de service sont des
sadiques et tous les manoeuvres des masochistes mais pourquoi Untel
obéit à un autre, jusqu’où il peut obéir,
pourquoi il le fait... Voilà des choses intéressantes !
Et Dieu dans tout ça ?
Je ne suis pas fâché
avec lui et j’espère qu’il ne l’est pas après moi... s’il
existe. Cependant, je pense évident que je ne suis pas un
catholique traditionaliste...
Et si on parlait un peu de
toi, sur un plan plus personnel ?
Je n’y tiens pas du tout. Pas "en
public".
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