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Accueil du site > Culture & Loisirs > Culture > Hommage à Umberto Eco : le nom de l’adieu

Hommage à Umberto Eco : le nom de l’adieu

C'est avec une immense tristesse que je viens d'apprendre la mort, ce matin, samedi 20 février 2016, d'Umberto Eco (84 ans), l'un des derniers géants de la littérature mondiale du XXe siècle.

Qui ne connaît, en effet, des romans tels que « Le Pendule de Foucault », « L'Île du jour d'avant », « Baudolino  » et, bien sûr, « Le Nom de la rose », magistralement adapté au cinéma, en 1986, par Jean-Jacques Annaud, avec dans le rôle principal, celui de Guillaume de Baskerville, ancien inquisiteur médiéval, un remarquable Sean Connery ?

La fulgurante notoriété de ces livres, autant de « best-seller  » ayant permis à leur auteur d'accéder rapidement ainsi à la célébrité internationale, ne devrait toutefois pas nous faire oublier qu'Umberto Eco fut bien autre chose, plus profondément encore, qu'un écrivain à succès, un merveilleux conteur dont les fabuleuses histoires seraient destinées, avant tout, au grand public.

 

INTELLECTUEL UNIVERSEL ET MODELE HUMANISTE

Car, homme hors du commun et à l'érudition encore bien plus impressionnante, Umberto Eco incarnait surtout la figure, par excellence, de l'intellectuel universel : un véritable humaniste, tels autrefois un Érasme, un Vinci ou un Diderot, au savoir encyclopédique.

Savant aux multiples facettes, cet être aussi curieux qu'exigeant, dont l'insatiable soif de culture n'avait d'égale que l'intarissable passion du monde, brassait tous les champs de la connaissance : de la littérature (il était l'un des plus fins connaisseurs de l’œuvre de James Joyce et de la poésie de Gérard de Nerval) à la philosophie (il était l'un des meilleurs exégètes de l'esthétique comme de la logique de Saint-Thomas d'Aquin), en passant par la sociologie (surtout celle des médias et des moyens de communication de masse), la linguistique, la sémiologie et même l'épistémologie (que l'on appelle, plus communément, la philosophie des sciences).

C'est, du reste, à ces dernières disciplines qu'Umberto Eco apporta, au sein de l'histoire des idées, la contribution la plus importante, sinon parfois décisive. Des livres tels que « Le Problème esthétique chez Thomas d'Aquin  », « Sémiotique et philosophie du langage  », ouvrages majeurs, publiés par les Presses Universitaires de France, « Art et Beauté dans l'esthétique médiévale  », « Lector in fabula  », « La Guerre du faux  », sortis tous chez Grasset, ou « L’œuvre ouverte  », parue aux Éditions du Seuil, constituent, de ce point de vue-là, autant d'indépassables, et encore très actuelles, références en ces matières, certes ardues, mais que le talent pédagogique d'Umberto Eco réussit, néanmoins, à rendre accessibles à un plus vaste lectorat.

 

LE PRISME DU SAVOIR

Bref : Umberto Eco, érudit dont l'intelligence réfléchissante m'a toujours fait penser à une sorte de prisme intellectuel, à l'image d'un Jorge Luis Borges ou d'un Michel Foucault, c'est une œuvre gigantesque, sans exclusive quant aux différents domaines du savoir, et qui, comme telle, échappe à toute restrictive, sinon réductrice, classification de genre. Telle est la raison, précisément, pour laquelle j'ai donné comme titre à l'ample biographie que je lui ai naguère consacrée, en 1998, (http://www.amazon.fr/Umberto-Eco-Le-labyrinthe-monde/dp/2841143813), « Le Labyrinthe du monde  » (Ed. Ramsay) !

Cette biographie intellectuelle, traduite en une dizaine de langues, Umberto Eco me fit l'insigne honneur, avant qu'elle ne fût publiée officiellement, de la relire entièrement, soigneusement mais humblement aussi, en l'annotant lui-même, de sa propre main, de quelques judicieuses observations. Ce manuscrit, sur lequel Eco écrivit, muni d'un stylo à l'encre bleue, ces quelques remarques, toujours très pertinentes, je le conserve d'autant plus précieusement, maintenant qu'il vient de quitter cette terre, aujourd'hui, tel un inestimable trésor !

C'est dire, donc, le chagrin qui m'étreint à l'heure où je rédige ce modeste mais sincère hommage.

 

SOUVENIRS PERSONNELS : DE MILAN A PARIS

Car cet immense intellectuel fut aussi, pour moi, un ami, que j'ai fréquenté, par-delà même nos intérêts communs sur le plan philosophique, de façon assidue.

Umberto Eco, lorsque j'ai vécu, entre les années quatre-vingt et quatre-vingt dix, à Milan, en Italie, était, en effet, mon voisin de quartier : nous y habitions sur le « Foro Buonaparte  », l'une des plus belles avenues, en forme circulaire, de la capitale lombarde, à quelques dizaines de mètres de distance, à peine, l'un de l'autre. Il m'arriva donc souvent de le croiser, tôt le matin, lorsque j'allais boire mon « capuccino  » au café du coin ou que j'allais acheter le journal, « La Repubblica  », le grand quotidien italien pour lequel il écrivait alors régulièrement de très subtiles chroniques, souvent ironiques, parfois même cinglantes, mais toujours généreuses et, surtout, très attentivement lues, analysées et décortiquées, par les observateurs les plus avisés du monde moderne et contemporain, de ses faits de société les plus frappants comme les plus anodins. Umberto Eco, en bon sémioticien qu'il était, savait humer, respirer et commenter mieux que quiconque, comme le fit également Roland Barthes avec ses célèbres « Mythologies  », l'air du temps !

 

L'INJUSTE ET SCANDALEUX OUBLI DU PRIX NOBEL DE LITTERATURE

Ainsi, personne, en Italie, ne comprit véritablement pourquoi ce fut Dario Fo, auteur mineur et même quelque peu provincial, plutôt qu'Umberto Eco, qui fut lauréat, en ces années-là, en 1997 plus exactement, du prix Nobel de littérature. Eco, le grand oublié en effet, dans le dernier quart du XXe siècle et jusque dans ces deux premières décennies du XXIe siècle, du Nobel. Impardonnable, par cette grossière faute de jugement, pour cette vénérable institution ! Ce fut alors perçu, dans les milieux littéraires italiens de qualité, comme une injustice, sinon un scandale, et la polémique, dès lors, fit rage du nord au sud de la Péninsule !

Je me souviens, également, de la timide mais douce voix de sa femme. C'est toujours elle qui, extrêmement polie, répondait, nantie d'une émouvante gentillesse, au téléphone lorsque j'appelais son grand homme de mari, infatigable voyageur sans cesse parti aux quatre coins du monde, sur les campus des meilleures universités, de Bologne à Harvard, en passant par Yale ou La Sorbonne, afin d'y aller dispenser inlassablement, dans des auditoires pleins à craquer, ses savantes, quoique invariablement ponctuées d'un indéfectible humour, conférences publiques. Il fut en effet, à l'instar d'un Jacques Derrida, d'un Michel Serres ou d'un René Girard en Amérique, un excellent, et très couru, « visiting professor  ». Il fut même l'hôte, intronisé par cet autre puits de science qu'était Jacques Le Goff, du prestigieux Collège de France !

 

LE LABYRINTHE DU MONDE

Ainsi, après Milan, est-ce à Paris que je revis, à la fin des années quatre-vingt-dix, Eco. Il m'y invita même un jour chez lui, dans son petit mais bel appartement de la rue Saint-Sulpice, afin de relire ensemble, scrupuleusement, crayon à la main, parlant tour à tour le français et l'italien, le fameux manuscrit de cette biographie intellectuelle, « Le Labyrinthe du monde », que j'avais alors décidé de lui consacrer.

Ce manuscrit, apparemment, il l'apprécia puisque, dès que nous l'eûmes refermé, revu et corrigé (il n'y nota, en tout et pour tout, que trois petites erreurs, fort heureusement mineures par rapport à la thèse défendue dans ce gros livre), il me convia à aller boire une coupe de champagne, pour fêter dignement l'événement, au Café de Flore, en plein Saint-Germain-des-Prés, non loin de chez lui donc.

Aujourd'hui, maintenant que je pleure la disparition de celui qui me fut ainsi un ami tout autant qu'un maître, un complice intellectuel aussi bien qu'un modèle philosophique, ces bulles de champagne ont, en ma mémoire, l'ineffable saveur de l'éternité plus encore que l'incomparable goût de la fidélité.

Ciao, Umberto, amico mio : tu fus, pour moi, un frère d'âme !

 

DANIEL SALVATORE SCHIFFER*

 

*Philosophe, auteur de « Umberto Eco - Le labyrinthe du monde  », biographie intellectuelle (Ed. Ramsay, Paris, 1998) autorisée par Umberto Eco lui-même après qu'il en ait lu et revu tout le manuscrit.


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13 réactions à cet article    


  • Phoébée 20 février 2016 20:38

    Un membre de l’élite ....


    • Phoébée 21 février 2016 18:39

      @A moi même
      Je voulais dire qu’il méprisait le peuple : La bibliothèque contre l’amour charnel,

      et, sa déclaration anti-complotiste à propos des ’ 2 tours ’.

      Un bourgeois est mort, 2 le remplaceront.


    • julius 1ER 20 février 2016 20:41

      je n’aime pas intervenir sur tous les forums car je n’ai pas la prétention d’avoir un avis sur tout ...


      mais néanmoins quand des personnes d’un tel calibre s’en vont c’est toujours triste et une grande perte pour l’humanité. 

      merci à toi Umberto pour la qualité de tes écrits et bon voyage dans le monde des gens de progrès et humanistes sincères ... tu nous manqueras !!!

      • Clark Kent M de Sourcessure 20 février 2016 23:01

        Un de ses admirateurs a demandé récemment à Eco comment aborder la mort. 

        “Je lui ai répondu que la seule façon de s’y préparer est de se convaincre que tous les autres sont des couillons :
        si tu avais la certitude inaltérable que le monde est plein de couillons – de ces jeunes gens qui s’amusent aux politiciens qui proposent des solutions malhonnêtes à nos maux – ne serais-tu pas heureux, soulagé, satisfait, d’abandonner cette vallée de couillons ?” 

        CIAO MAESTRO


        • Shawford 20 février 2016 23:08

          @M de Sourcessure

          Yep on dirait, c’est pourquoi Christiane, celle d’ici et celles d’ailleurs, on vous tend la main


        • bakerstreet bakerstreet 21 février 2016 01:18

          @M de Sourcessure

          Juste un trait d’ironie, car je ne pense qu ’Eco pensait un mot d’une pensée si commune. La connerie est à l’oeuvre partout, et en nous aussi d’ailleurs, tous les jours. 
          Il y a ceux simplement qui sont conscients de leurs limites, de leurs contradictions, une forme de connerie, et parviennent à en rire, et ainsi à ne pas se prendre au sérieux, tout en aimant la vie, sa prodigieuse effervescence. 
          Qu’est ce que la littérature d’Eco, si ce n’est le jeu de l’ironie et de l’intelligence, sur le fond de l’éternelle vanité humaine ?
          D’ULysse à Don quichotte, c’est le même panel de combats perdus d’avance, mais dont le seul intérêt est la passion, la démesure, et la tentative de comprendre.
           Même les cons sont parfois beaux !...Et même géniaux ! Regardez Picasso !
          De toute façon, à ce niveau, le langage et la logique nous abandonnent, 
          Nous nous cramponnons à la falaise, et quand nous lachons, ce n’est pas parce que nous avons vu un con passer sur la route !

        • juluch juluch 21 février 2016 11:43

          Un bel hommage Daniel


          Pour ma part j’ai lut que le Nom de la rose et le Pendule de Foucault.

          L’adaptation au cinéma du premier était pas mal fait.....un grand auteur viens de nous quitter.....RIP

          • keiser keiser 21 février 2016 12:45

            Salut

            Quand des gens de cette trempe nous quittent, ça fait toujours bizarre, on les crois immortels.
            Mais bon 84 piges, c’est un age raisonnable pour aller voir si il y a d’autres couillons au paradis des écrivains.

            Allez pour la peine, je vais me relire l’ile du jour d’avant .  smiley


            • alain_àààé 21 février 2016 15:27

              je ne peu rien dire sur l article mais je voudrais dire que le NOM DE LA ROSE a été écri par moine vers le moyen age alors s il vous plait souyer modeste


              • zic_quili 21 février 2016 16:19

                C’est vrai que c’est une grande tristesse, la disparition d’un tel erudit humaniste.
                Je suis parfaitement en accord sur ce point.

                Malheureusement, j’ai comme l’impression que l’auteur de ce billet se fait allegrement mousser a raconter sa propre vie par le biais d’Umberto Eco, et profite de maniere assez laide, voire plus, de la mort de celui-ci pour se mettre en avant et parler de lui-meme, son probable sujet de predilection.

                Je peux me tromper, mais je trouve que ce billet manque singulierement de pudeur. Il me met mal a l’aise. J’en ressentirais presque de la honte pour son auteur. 


                • keiser keiser 21 février 2016 17:24

                  @zic_quili

                  Faut pas exagérer non plus.
                  Je ne vois pas ce que tu dis et pourtant ...
                  Parfois il arrive que El Salvatore me fatigue un peu. smiley

                  Mais si il a connu Monsieur Eco, je ne vois pas en quoi il serait empêché de témoigner.
                  Et toi, tu l’as connu ?
                  Ou alors tu nous fais un petit transfert  !? ...

                  Merci pour cette petite tranche d’histoire Mr Schiffer . 


                • jambon31 21 février 2016 17:40

                  Monsieur l’auteur de l’article ; Le prix Nobel on s’en fout ! J’ai lu Umberto Eco, j’ai lu et vu Dario Fo et j’aime les deux. Fo est plus court, une lettre de moins, c’est un signe, surtout, plus directement accessible, la lecture de Eco demande une attention soutenue. Pourquoi comparer (camembert ou livarot) ?
                  Merci pour votre article.


                  • ben_voyons_ ! ben_voyons_ ! 21 février 2016 21:08

                    Merci à Umberto Eco d’’avoir glissé dans « Le Nom de la Rose » une référence à Fra Dolcino et aux Dolciniens, bien oubliés de nos jours :

                    https://fr.wikipedia.org/wiki/Dolcinien

                    https://fr.wikipedia.org/wiki/Fra_Dolcino

                    Au nombre de ses idées on compte :

                    1. Le refus de la hiérarchie ecclésiastique et le retour aux idéaux originaux de pauvreté et d’humilité.
                    2. Le refus du système féodal
                    3. La libération de toute contrainte et de tout assujettissement.
                    4. L’organisation d’une société égalitaire d’aide et de respect mutuel, mettant en commun les biens et respectant l’égalité des sexes.

                    Les Dolciniens ont terminé sur le bûcher.

                    S’ils renaissaient de nos jours, ils seraient jetés en prison...

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