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L’Apollon populaire

Cet article prend acte de la dérive propre à l’art contemporain, tissé de provocations dérisoires qui l’ont mené tout droit à l’insignifiance, empêchant la transgression intelligente des traditions esthétiques, que seul le grand artiste, classique et romantique à la fois, parvient à dépasser tout en les respectant. La beauté ne saurait se rencontrer dans des productions réservées à un public de bo-bos et de li-lis parvenus, s’achetant aujourd’hui, à travers ces œuvres désolantes, un hermétisme de pacotille. À la limite, il y a beaucoup plus de beauté dans les objets de consommation courante et dans certaines pratiques populaires. Contre un art prétendument élitiste, réduit en réalité à un vaste foutoir idéologique, Apollon, dieu de l’ordre et de la mesure, serait-il devenu marxiste en se rapprochant du peuple ?


On pourrait appeler « classique » l’attitude qui consiste à créer pour un public, « romantique » celle qui veut créer contre tout public. Ces qualificatifs correspondent d’ailleurs assez bien à certaines époques. Au XVII° siècle, des artistes comme Molière, Corneille, Racine inventent un théâtre destiné, fondamentalement, à plaire à un monarque et à sa cour. C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre la notion de « public », prépondérante, d’autant que ces artistes sont assujettis, matériellement, à des pensions qui leur permettent de vivre, et, d’un point de vue politique, à des bienséances et à une espèce d’obligation de réserve absolutiste qui leur interdit tout débordement. Par contre, au XIX° siècle, on voit surgir des « artistes maudits », notamment des poètes, des peintres, toute une race de « révoltés » issus de milieux huppés, mais qui méprisent les valeurs bourgeoises de leur époque et leur lancent comme un défi perpétuel (lire par exemple : http://www.lexpress.fr/informations/la-grande-revolte-des-dandys_611167.html), préfigurant ce que sont aujourd’hui les « bo-bos », mais avec un génie bien supérieur. A la limite, leur solitude aliénante, pour certains, ou encore, pour d’autres, les procès d’intention, voire les procès (http://www.poesie.net/baudel3.htm) tout court qu’on leur intente – et pour tous, en tout cas, le manque de reconnaissance, réel ou fantasmé, auquel ils sont confrontés, tout cela constitue à leurs yeux l’indication globale de leur talent quand ils n’y voient pas carrément le signe d’une élection surnaturelle. En clair, si les classiques admirent la prudence et se coulent dans un cadre préétabli, les romantiques chérissent l’orgueil et l’exaltation du moi.

Pourtant... Le plus inculte en histoire de l’art sait bien, cependant, que ces attitudes ne sont que des tendances, et, qu’à toutes les époques, chez tous les artistes, dans tous les types de société, il y a, si l’on peut dire, des apaisements de classicisme et des tiraillements de romantisme. Ordre et Progrès, dirait Auguste Comte : c’est le déroulement normal de l’histoire de l’art, et de toute Histoire en général. Hugo ou Lamartine, considérés comme des poètes romantiques, ressemblaient-ils à des réprouvés, peut-on les assimiler à des clochards métaphysiques perdus à la surface d’un monde hostile ? A contrario, les grands dramaturges du XVII° ne savaient-ils pas aussi (et autant) prendre des risques, s’exposer à l’insuccès, voire à la disgrâce ? Tout créateur vrai est intimement travaillé par cette contradiction, féconde, entre romantisme et classicisme. Pour dire les choses d’une manière un peu comique, il y a ceux qui « créent utile » et ceux qui créent pour « transgresser »... Mais, en définitive, ce sont les mêmes. Cette contradiction n’empêche aucunement le génie ; on peut même affirmer qu’elle le conditionne.

L’ennui, c’est que le vingtième siècle a failli mettre à bas cette contradiction vivifiante, et ce n’est pas être « réactionnaire » que de l’affirmer (voir les analyses d’Antoine Tzapoff – elles conviendraient du reste tout aussi bien à la littérature qu’aux arts plastiques – sur http://cemi.ehess.fr/docannexe.php?id=1068). Certes, le nihilisme artistique ne concerne certainement pas tous les artistes, et il est fort probable que peu d’entre eux soient de vrais escrocs, du moins pas dans la totalité de leur production. En outre, il existe peut-être des arts ingrats, tels que la danse, où l’escroquerie n’est guère possible, le moindre faux pas étant sanctionné par le ridicule. Mais, il faut le reconnaître, dans le domaine des arts plastiques, parfois aussi en musique, en littérature, on a vu bien des fumisteries... Il ne nous appartient pas ici de déterminer pourquoi certains arts se prêtent plus facilement que d’autres à l’arnaque tapageuse. Par contre, il s’agit de décrire une mentalité globale. L’idéologie qui prédomine encore aujourd’hui demande aux artistes d’être des visionnaires, et des visionnaires de haut-niveau comme il existe des décideurs de haut-niveau ; les artistes devraient « voir » ce que les braves gens ne voient jamais, ou ce que seuls « voient » les happy few. On assigne à l’artiste la mission de se faire l’oracle d’une vérité mystérieuse, réservée à lui seul, ou plutôt à une élite minuscule ; d’où les poses concentrées, savantes, graves que prennent ceux qui visitent la dernière exposition en vogue.

Il y a sans doute une logique économique derrière tout cela : l’art représentant un marché colossal, il faut créer de toute pièce un public de snobs, c’est-à-dire, essentiellement, de parvenus trop incultes pour voir l’escroquerie, mais suffisamment riches pour en acheter les productions, vendues fort cher, quand bien même le prix de revient en serait faible et le temps de création dérisoire. Mais surtout, il y a un tendance idéologique de fond ; il s’agit de créer une atmosphère de pseudo-mystère qui conforte le pouvoir effectif des élites, l’art n’étant qu’un moyen parmi d’autre. Le grand public est naïvement (mais provisoirement) impressionné par les « connaissances », le jargon, les pirouettes sophistiques de ceux qui le gouvernent, de ceux qui ont de l’influence : politiques, pseudo-penseurs et, pourquoi pas, pseudo-critiques. L’art lui-même peut devenir discours politique, une manière de dire au citoyen lambda : « Ne te fatigue pas ; de toute façon, tu n’y comprends rien. » L’art frelaté est aux pouvoirs diffus d’aujourd’hui ce que le latin d’église était autrefois aux despotiques institutions religieuses : c’est un langage, un discours, incompréhensible pour la plupart des gens, qui ne véhicule rien de précis ni de bon, mais qui « fait » savant, qui donne aux petits l’impression qu’ils sont gouvernés par des gens qui, pervers ou bien intentionnés, sont de toute manière inattaquables, puisque issus d’une caste à part, supérieure, et mystérieuse.

Sophiste en barbouillage parmi les sophistes en paroles, et payé pour cela, le pseudo-artiste « contemporain », celui qui est à l’art ce que la démagogie est à la dialectique (et cela demande quand même des connaissances techniques) n’a plus qu’à s’exécuter, qu’à réussir la pirouette. En définitive, c’est toujours un « artiste », un bonimenteur de l’art, et il y a souvent du brio dans l’arnaque. On lui demande de s’associer à la « néo-philie », au « bougisme » majoritaires, et il le fait bien. Les politiques, les chefs d’entreprises, les mandarins se présentent eux-mêmes comme des novateurs, des gens modernes, des battants prêts à croquer l’avenir... Alors, pourquoi pas l’artiste ? On lui dit : bouleversez les structures, secouez les lieux-communs, ayez des idées neuves ! On exige de lui qu’il rompe avec la tradition (le traditionnel est toujours ringard aux yeux des « bougistes » promus et adoubés par la rhétorique dominante du changement).

On en arrive donc à un art coupé de toute histoire, de tout héritage, de toute référence, même les plus appropriés. Par cette dislocation du temps culturel, la transgression qu’on demande à l’artiste tourne court, elle devient transgression ex nihilo, du vide sur du vide. Fabriquez une table, mais, surtout, sans pieds ni plateau... Un cube alors ? En fait de transgression, on obtient simplement une provocation dérisoire, convenue et banale étant donné que les provocateurs copient leur vide les uns sur les autres, une provocation qui masque à grand peine son insignifiance derrière des battages médiatiques, des vernissages risibles et un discours critique financé et diffusé à proportion de sa complaisance.

Or, les grands et les vrais artistes savent tous qu’il faut du travail, qu’il est impératif de combattre la paresse, et cela, même s’ils ont des « facilités » supérieures (les facilités, les dons individuels, n’autorisant en aucun cas la facilité). De ce point de vue, ce sont bien des valeurs apolliniennes qui doivent déterminer in fine la création esthétique : maîtrise de soi et du temps, goût de la règle, amour du travail bien fait.

De fait, il existe des exigences de perfection à l’intérieur même de l’aspiration à la beauté. Certes, la perfection, comme concept général, n’est pas la beauté ; elle désigne simplement, selon Kant, l’adéquation totale entre quelque chose et la fin, fixée par l’homme, pour laquelle cette chose existe. Ce couteau est parfait pour découper le jambon, cette vieille voiture est parfaite pour transbahuter les gravats de la semaine, ma tondeuse à gazon fonctionne à la perfection depuis que je l’ai graissée... Une lanceuse de poids soviétique, bien carrée d’épaules, bien virilisée, bien hormonée, était parfaite pour lancer le poids ; cela ne signifie pas qu’elle fût belle. Toutefois, en art, beauté et perfection vont de pair : c’est ce que Kant nommait la beauté adhérente. Plus exactement, en art, la perfection est la condition nécessaire, même si elle est non-suffisante, de la beauté, un peu comme la cohérence interne est la condition sine qua non de la recevabilité d’une théorisation scientifique. L’artiste doit maîtriser ses techniques, tout en produisant le beau.

Le respect des règles est indispensable en art. Bien évidemment, il ne s’agit point de purisme, c’est-à-dire d’une observance maladive des règles, qui, en outre, ne donne pas souvent de belles œuvres : comme le disent souvent les profs de Lettres, on peut rédiger un sonnet régulier et parfait, mais totalement insipide. Le « romantisme » des grands artistes, de toute manière, sait s’élever à l’occasion contre certaines règles qui ne pourraient qu’entraver inutilement la création et ralentir le processus historique de l’innovation esthétique. Mais on dit bien certaines règles, pas toutes les règles, l’essentiel est là. À s’affranchir de toute règle, on sombre vite dans le théâtre sans personnage, l’architecture sans façade, la musique sans note, la peinture-monochrome, la sculpture qui expose des sanitaires trouvés dans une décharge, etc. Plus subtilement, il arrive un moment où la facilité est telle qu’il n’existe plus beaucoup de différence entre l’artiste et l’homme du peuple. On se heurte alors immanquablement à l’objection populaire, parfaitement légitime dans certains cas : « Ce truc, même mon petit dernier, il pourrait le faire. » Ainsi, pour évoquer une figure mythologique, c’est alors Apollon, le dieu des règles et de l’ordre, qui doit veiller au grain.

Cela posé, il est possible, en déplaçant l’analyse, en quittant la philosophie esthétique proprement dire pour la sociologie, de mettre l’accent sur deux tendances sociétales qui semblent bien dénoter, dans la civilisation contemporaine, un certain retour, limité il est vrai, à l’ordre d’Apollon, fût-il un Apollon populaire. On pourrait appeler cela, d’une part, les extases du quotidien, et, d’autre part, les arts écologiques. C’est peu de choses et c’est beaucoup à la fois : la société, le peuple, semblent, dans une certaine mesure, plus artistes que certains artistes ; l’artisanat plus professionnel et plus vrai que l’art ; le beau réservé à la « masse » plus réellement beau que le beau de « l’élite » ; l’Apollon populaire plus véritablement ordonné et plaisant que les pseudo-mystères des bo-bos et des li-lis.

Avec un peu de provocation tranquille, mais on devrait parler plus justement de transgression discrète, l’art écologique tourne résolument le dos à l’art « contemporain », déjà plus si contemporain. Finis ces écrans de télévisions qui tapissent un mur entier pour exposer trente fois le même visage fixe ! Finies ces sculptures électriques à la merci de la moindre panne ! Finie cette débauche de plastique, de circuits intégrés, de haute technologie ! L’art écologique préfère des mobiles métalliques qui bougent avec le vent ; des instruments de percussion complexes et simples à la fois qui, actionnés par une manivelle centrale, produisent tout un concert ; des sculptures éphémères de glace ou encore des poteries traditionnelles... Surtout, l’architecture écologique s’efforce de concilier l’autonomie énergétique avec le bien-être et le bien-regarder, les matériaux nobles, bois, chaux naturelle, verre, étant fréquemment les plus isolants, les plus performants, les plus esthétiques et les plus confortables. Les savoir-faire écologiques contiennent ainsi les frémissements non seulement d’un monde meilleur, mais d’un monde moins laid. Il faut dire qu’en se gardant simplement de saccager son environnement, l’humanité accomplirait déjà la quasi-totalité de son travail esthétique !

Dans les extases du quotidien, il y a comme une résonance de la notion d’insignifiance. Pourtant, l’extase du quotidien, c’est, à l’intérieur même de ce qui paraîtrait insignifiant, un retour discret d’Apollon, une recherche de la beauté dans les petites choses et pour les petites gens, un amour profond des fragiles merveilles domestiques, comme l’éventail qui orne le mur ou le coussin brodé du sofa. On vit à l’heure actuelle dans une civilisation du mignon... Les périphéries des villes regorgent, non seulement de grandes surfaces généralistes, mais aussi de bazars en tout genre où, précisément, on peut acheter des poteries multicolores, des meubles de bois peints de couleurs joyeuses, de l’encens et des parfums pour égayer la maison... Des programmes télévisés exaltent la remise à neuf des appartements et la décoration à la portée de tous. Les automobiles optent résolument pour des formes rondes et juvéniles. La mode vestimentaire favorise ce qui est ample, un peu flou, ce qui donne au corps un aspect à la fois souple et robuste ; bodybuilding et fitness valorisent l’ordre et la méthode dans l’hygiène de la construction des muscles. Autour de nous, le look des supermarchés eux-mêmes s’améliore ; en architecture, d’une manière générale, on fait un peu plus attention aux façades, on veut rompre avec l’inhumanité des décennies précédentes. Certes, l’analyse politique pourrait bien voir dans toutes ces choses une ènième modalité de l’aliénation au grand capital. Mais, ici, il s’agit d’indiquer une tendance sociétale. Si la population veut du mignon, du joli, du net, du propre aussi, c’est déjà qu’elle a envie de reconquérir le beau, à son échelle, avec ses moyens ; du reste, une société plus égalitaire ne serait pas moins, mais plus esthétique car moins dévastée et désolée. En tout cas, un besoin d’esthétique est en train d’aérer la consommation. C’est peu de choses, surtout dans un monde de brutes, mais ne faut-il pas, malgré tout, s’en réjouir ? Surtout si l’on songe que ce sont les faux ascètes des castes favorisées qui fustigent avec le plus de mépris le consumérisme... des pauvres.

 

 


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1 réactions à cet article    


  • Patrick Sargos 20 février 2010 16:03

    Cet article nous rappelle que le « beau » revient à la mode. Les centres-villes ont été mis en valeur de façon remarquable ces vingt dernières années ; la plupart des villages ont essayé de faire de même. Les façades ravalées ont rendu aux grandes avenues leur splendeur. Les créateurs de voitures font des efforts pour que tous les modèles progressent en esthétique (et en efficacité), sans parler des hauts de gamme qui arrivent au chef d’oeuvre. Il semble que tous les hommes modernes se mettent à aimer le beau.
    Tous ? Non ! Des irréductibles amateurs de laideur se complaisent dans l’art contemporain déjà suranné. Des « visionnaires » achètent pour des millions d’euros des imitations de décharge publique, parce qu’elles sont accompagnées d’un verbiage qu’ils sont seuls à comprendre.
    Le problème devient grave quand nos dirigeant politiques, d’une inculture stupéfiante en matière artistique, décident de se donner une couleur culturelle. Ils vont automatiquement du côté de l’art contemporain. Ils fondent des centres d’art-poubelle à des prix indécents. Ils subventionnent des immenses expositions de linge sale dans les grands lieux de la culture française. On assiste à la « disneylandisation » du palais de Versailles et du musée du Louvre.
    De plus en plus d’articles comme celui de M. Roche dénoncent ce phénomène ; le peuple gronde en silence, car on ne peut pas défiler contre l’art contemporain. En vain, rien n’y fait.
    Patrick Sargos

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