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La découverte du quotidien

A propos de Bruce Bégout, La découverte du quotidien. Et si cela recouvrait quelque improbable enjeu politique ?

Ce 11 avril 2006, les salons de la librairie Mollat ont accueilli Bruce Bégout, pour qu’il évoque son étude sur l’existence quotidienne. En quelques mots, sa démarche se veut phénoménologique. Elle vise à s’imprégner des choses, à s’immerger dans le réel sans le bousculer, sans s’y noyer, avec une attention portée à la saisie des détails du vécu pouvant être catégorisés et, le cas échéant, fournir la matière à une conceptualisation, ou alors expliquer pourquoi la chose échappe au concept. Selon Bégout, le quotidien n’est pas une réalité que l’on subit mais qui s’invente, se construit, parfois à l’insu de son auteur. Cette opération effectuée dans le temps et l’espace est désignée comme quotidiennisation. Néologisme subtil, traduisant la dimension opérationnelle du sujet.

 

Bégout n’hésite pas à affirmer que ce processus caractérise l’essence de l’existence humaine. Ce postulat relève d’une ontologique anthropologique au même titre que celle de Hegel pour qui le travail (le produire) est aussi l’essence de l’homme. Cependant, la comparaison s’arrête là, car travailler au sens moderne du terme et produire du quotidien ne peuvent être assimilés. La finalité et le sens sont radicalement distincts, autant que le principe, puisque le travail relève du collectif, l’œuvre ou le bien produit étant destiné à l’échange, alors que l’invention du quotidien, même si elle inclut les rencontres, est mise au service du Sujet. La quotidiennisation est un processus pour soi.

 

 

La découverte du quotidien, de Bruce Bégout, paru en 2005 chez Allia, mérite certainement un détour, ne serait-ce que pour approfondir cette étude permettant d’élucider la conditions humaine et, à travers les non-dits et les choix implicites, servant de levier pour configurer la situation de la philosophie contemporaine, puis établissant quelques perspectives avec les formes d’art, leur sens précis dans un contexte de quotidiennisation, livrant quelques sens de la politique actuelle, enfin discutant sur la destination de l’homme, âme dans l’entre-deux, cherchant à habiter la finitude autant qu’à dé-finir son habitat et le clôturer (allusion aux Sphères de Sloterdijk) ; ou alors refusant les limites et tentant des ouvertures vers l’extatique par des voies diverses que l’on peut imaginer liées au pouvoir, à la puissance, au sens de Nietzsche, à l’art, à la mystique. Ce sont des perspectives assez connues en Occident mais qui peuvent être repensées encore et toujours, avec l’enrichissement offert par des philosophes qui comptent. Bégout en est-il ? Il faut lire son livre pour en décider.

 

 

On retiendra quelques lignes générales permettant de dessiner la figure générale du quotidien et d’expliquer pourquoi ce processus est mis en branle. A travers l’élaboration et la compagnie du quotidien, l’homme cherche à conjurer son inquiétude, sa peur de l’incertitude. Il est en quête de point de repère, d’une familiarité avec le monde lui offrant une sorte de stabilité qu’on dira affective. C’est aussi une stratégie, ou plutôt une tactique, pour se mettre en situation de sur-vie, de puissance (allusion à Masse et puissance de Canetti). Dans une certaine mesure, inquiétude et quotidiennisation jouent d’une compétition infradialectique pour investir l’existence. Quand la première l’emporte, une base stable, un dispositif vital est offert à l’individu. Et donc, chacun s’investit pour construire son propre dispositif de base quotidienne.

 

Lors de circonstances particulières (chômage, deuil, rupture), l’existence quotidienne se défait, mais telle une machine auto-réparatrice, elle se reconstitue au bout d’un certain temps. Sa caractéristique étant faite de familiarité et d’étrangeté, car le quotidien n’est pas dénué de surprises. La fabrique du quotidien est une manière de sécuriser l’existence en la balisant, en lui donnant des points de repère, en la bornant aussi, le sujet éprouvant de l’inquiétude face à l’illimité. Il serait intéressant de voir si ce dispositif a toujours existé, et dans l’affirmative, avec quelle intensité. Par ailleurs, inventer le quotidien dans un monde rural n’est pas la même chose que dans un environnement urbain. Enfin il est certain que l’usage des technologies de communication a complètement modifié l’exercice de la quotidienneté en offrant des moyens supplémentaires aux individus pour se créer cette sorte de bulle spatio-temporelle. De là pourrait s’imposer une critique de l’existence, dès lors qu’elle se rétrécit avec un usage d’objets paradoxalement censés ouvrir la bulle, la mettre en interaction avec d’autres bulles. La technique moderne a donc complètement modifié la production de quotidienneté, mais celle-ci n’a rien perdu de son essence.

 

 

Ce n’est pas trahir Bruce Bégout que d’évoquer une éthique du quotidien en comparant son intention à celle d’Aristote dans L’éthique à Nicomaque. Pour un Grec ancien, le meilleur de l’existence est de poursuivre la quête du bien et d’accéder à une vie contemplative, théorétique. Cette existence est cependant un luxe aristocratique. Seul l’individu philosophe peut y prétendre. La pratique de la quotidienneté est au contraire offerte à tout homme pour qui elle représente le stade essentiel de l’existence humaine. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, le processus de quotidiennisation demande un investissement pour un résultat qu’on décrira comme produit par l’honnête homme moderne, ni désinvesti de l’existence comme le dernier homme, ni en puissance exatique permanente comme le « surhomme ».

 

 

En conclusion, on ne peut que louer ce travail d’investigation sur la quotidiennisation comme essence de l’existence humaine, non sans décréter qu’il ne faut pas en rester à ce stade et que, bien comprise, cette dimension de l’existence doit se prêter à une critique esthétique et politique. Dépasser la quotidienneté, refuser son asservissement par les puissances économiques et politiques ; mais les solutions, pour autant qu’elles existent, ne peuvent venir de l’extérieur. Le salut est dans l’homme et pas forcément dans le collectif qui, bien qu’il vitalise l’individu, le nivelle également. Masse et puissance, non, puissance de la multitude, oui... peut-être ; dépassement de la finitude, oui... sans doute. Le quotidien reste une base, un appui pour viser plus haut. Le système actuel, qui précarise les individus, ne peut que les affaiblir, brisant leurs appuis quotidiens, les plongeant dans l’insécurité, les rendant inopérants en les fragilisant, détruisant leur capacité inventive en affaiblissant leur existence. Mais d’un autre côté, parmi ceux dont le quotidien est sécurisé, un certain nombre se contentent de cette existence moyenne, satisfaits d’habiter ce monde sans se soucier de son fonctionnement ni se préoccuper d’un hypothétique dépassement. Certains misent, d’autres non. Certains restent confinés dans la bulle quotidienne, d’autres quittent la bulle pour expérimenter ; ainsi va l’humanité. L’expérience du quotidien n’est pas une affaire classée, c’est même la seule affaire qui compte pour ceux qui se penchent sur le futur, sur l’avenir.

 

 

N’est-ce pas en effet le quotidien des Français qui est devenu un enjeu politique majeur ?

 

 


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3 réactions à cet article    


  • Marsupilami (---.---.32.185) 14 avril 2006 13:44

    Ouaf !

    C’est encore pire que La première gorgée de bière et autres plaisirs de Philippe Delerm.

    Grandir, c’est se sortir de la bulle primordiale du bébé de moins d’un mois. Par pitié, que la politique se tienne à l’écart de notre quotidien !

    Houba houba !


    • l1dit (---.---.54.30) 14 avril 2006 18:13

      Une remarque sur le choix de la police pour la rédaction de cet article : infernal ! Ensuite cette quotidiennisation de la vie quelle horreur ; le mot à lui tout seul est indigeste et je n’en ferai pas mon « ordinaire » non merci !


      • Bernard Dugué (---.---.118.117) 14 avril 2006 18:20

        Une précision, le néologisme est quotidianisation. J’ai rédigé ce billet suite à la conférence de Bégout, entre-temps je me suis procuré son gros livre. A voir les réactions, on comprend comment les a priori fonctionnent, pourtant j’ai essayé de coller près du sens de cette « dé-couverte du quotidien » que j’aurai pu snober du haut de mes pensées plotiniennes et métaphysiques.

        Quant à la police, je n’y suis pour rien, les italiques ne sont pas de moi.

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