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Le thème de l’eau dans La Recherche du temps perdu

Une réflexion à propos du livre « Proust et le miroir des eaux » qui a été publié par les éditions de Paris et a été distingué par le jury du Cercle littéraire proustien de Cabourg-Balbec, présidé par Mme Bloch-Dano.

Le thème de l’eau dans La Recherche du temps perdu

Pour quelle raison choisir de parler d’une oeuvre comme celle de Marcel Proust en prenant l’eau comme thème de réflexion ? Parce que jusqu’à ce jour, je n’ai pas eu connaissance d’un ouvrage qui traitait de ce sujet, alors que l’eau me paraît habiter l’oeuvre ou, plus précisément, la parcourir, ainsi que le feraient un ruisseau, une rivière un fleuve, de même qu’elle la codifie et l’explique. Oui, cette Recherche, qui se referme sur elle-même, cet univers clos n’est pas sans évoquer la configuration d’un lac qui, lentement, déroulerait ses berges imaginaires dans une lumière déjà gagnée par les ombres du passé, temps retrouvé qui viendrait boucler le cercle parfait du temps perdu.

A la suite de cette constatation, il m’a paru intéressant de m’interroger sur la place que tient l’eau dans le roman, sur le message qu’elle délivre, sur la force imaginante qu’elle anime, surtout si l’on tient compte que cet élément produit un type particulier d’inspiration. Déjà le titre retient l’attention : La Recherche du temps perdu. Le temps qui passe n’est-il pas, en effet, pareil à l’eau qui coule et chacun de nous, dans le courant de sa vie, ne subit-il pas l’inexorable sort de l’eau qui s’épanche et fuit ? Ainsi l’eau coule comme nos jours, symbolisant mieux que les autres éléments la traversée, le voyage, la pureté, les profondeurs abyssales. Jamais l’homme ne se baigne deux fois dans le même fleuve, parce qu’ayant un destin identique au sien, il est à chaque seconde de sa vie semblable et différent. Et l’eau n’est-elle pas, par excellence, le symbole de ce qui se dérobe ? Prenons deux images : celle de la rivière qui s’égare définitivement dans le fleuve, celle du fleuve qui s’épuise à jamais dans la mer. L’eau est vouée à se perdre. Contrairement à la terre, elle est l’élément qui oublie de prendre forme. Elle favorise autant une rêverie du mouvant, du changeant, du transitoire, qu’elle s’associe au vertige de l’homme aux prises avec l’insondable. Elle est enfin et surtout l’eau réfléchissante qui modifie jusqu’à l’apparence du monde. Le mouvement romanesque de La Recherche, épousant celui de l’eau, va osciller et s’inscrire dans l’espace qui se développe entre l’instant vécu et celui de sa mue poétique, entre la réalité de la vie et celle de la littérature, de manière à redoubler, comme le ferait un miroir, l’illusion créatrice et pour que cet univers réfléchi soit reformé par l’esprit. L’oeuvre ne prend définitivement son sens qu’au moment où elle s’affranchit de l’ordre du temps et de la vie et se métamorphose en une substance modifiée qui est celle de l’art. A l’art revient la mission de ré-imaginer la réalité, de la ré-inventer, de chercher à apercevoir "sous de la matière, sous de l’expérience, sous des mots, quelque chose de différent", de façon à ce qu’elle ne soit ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre, ainsi que le paysage reflété n’est ni tout à fait réel, ni tout à fait vrai.

A l’évidence, l’eau parcourt l’oeuvre, donnant aux lieux, aux émotions leur coloration, leur lumière, leur expression, nous les offrant comme des visages aimés. Ce sont Combray et sa rivière fleurie de nymphéas, Balbec et la mer que le soleil brûle comme une topaze, la faisant fermenter, devenir blonde et laiteuse comme de la bière, écumante comme du lait, tandis que, par moments, s’y promènent çà et là de grandes ombres bleues que quelque dieu paraît déplacer en bougeant un miroir dans le ciel. C’est encore Venise et ses canaux, comme la main mystérieuse d’un génie qui conduirait le poète dans les détours et lacis de cette ville d’Orient, semblant au fur et à mesure qu’il avance lui ouvrir "un chemin creusé en plein coeur".

Dans Venise, ville d’illusion, où tout est reflet et mirage, où la terre n’est autre que de la vase solidifiée, Proust sent bien que chacun de nous est une suite de dédales et d’impasses où notre psychisme se meut en des espaces inexplorés. En suivant les calli, d’où les brouillards montent comme de la cendre humide, devant ces palais désertés, ces façades embrumées, l’écrivain poursuit un songe automnal fait de re-souvenirs et de nostalgie. On s’explique mieux que sur un être aussi sensible à la douleur, aussi marqué par l’écoulement du temps, un environnement aquatique ait laissé une empreinte indélébile et des images qui chargent le réel de son propre reflet et le retourne à ses ombres. L’eau est devenue l’eau-mère du chagrin comme elle fut jadis celle de la rêverie douce, de la souvenance maternelle, de la jeunesse impatiente. La rêverie commence devant l’eau courante d’un ruisseau, l’eau dormante d’un étang, l’eau imprévisible de la mer, elle s’achève au sein d’une eau ténébreuse qui transmet d’étranges et funèbres murmures. L’écrivain y respire l’atmosphère qui sera celle de son roman, ce monde qui s’enfonce lentement dans la mort, cette société qui s’évanouit dans les splendeurs décadentes de la dernière matinée chez la princesse de Guermantes mais qui, grâce à la plume de l’écrivain, renaîtra un jour, remontera à la surface comme un reflet retrouvé.

Toujours est-il qu’à Venise, l’eau y est plus qu’ailleurs tout entière consacrée à ses reflets, à ceux qu’elle donne d’elle-même et de sa ville, cette ville qui ne serait pas sans elle et cette eau qui ne serait pas semblable sans sa ville. Parvenu à ce point du roman, La Recherche prend une autre dimension : construction en boucle, en spirale, où chaque scène accentue sa force narratrice, où chaque personnage se dévoile et s’épaissit, construction topographique comme un pavage de mosaïque et topologique comme le colossal Evangile de Venise - la réminiscence la met sur une orbite où la mémoire devient pour l’homme ce que le reflet est pour l’eau.

Le message est simple et grandiose. Il peut se circonscrire de la façon suivante : ainsi que le miroir des eaux, La Recherche tend à chacun de ses lecteurs la vision réfléchissante de sa propre vie. Tout est vrai et rien n’est pareil. En effet, l’écrivain trouve dans l’eau substantielle l’équivalent à sa propre démarche qui est de rendre au monde la vision de lui-même non déformée mais transformée, ou mieux transmuée, car qui sait "si de nos noces avec la mort ne naîtra pas notre consciente immortalité"- écrit-il.

Ainsi l’oeuvre, comme l’eau, participe-t-elle à ce que j’oserais appeler "la liturgie de la rénovation". A l’union du sensible et du sensuel vient s’ajouter une composante supplémentaire, la compassion, afin que l’homme, penché au-dessus de cette psyché, ne se voit pas seulement tel qu’il est, mais tel qu’il peut être, tel qu’il pourrait être. Si bien que ce double miroir donne accès à une réalité nouvelle, où la mémoire involontaire et le reflet jouent un rôle identique : en introduisant le passé dans le présent, ils suppriment cette grande dimension du temps où la vie ne cesse de se briser.


  1. Armelle Barguillet Hauteloire, Proust et le miroir des eaux, éd. de Paris

 

 


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2 réactions à cet article    


  • David Orbach David Orbach 2 janvier 2008 15:56

    @ l’auteure,

    Votre article transversale sur l’eau dans la Recherche me plait beaucoup.

    Dans un article sur Agoravox, j’ai tenté il y a quelques temps de mettre en lumière comment Proust réussissait à nous donner PHYSIQUEMENT l’impression de la liquidité, et surtout du désir de liquidité, la soif. Je trouve que cela complète bien votre article.

    Je me permets de faire un lien. Excusez-moi de me citer :

    http://www.agoravox.fr/article.php3?id_article=12173

    Bonne lecture et bonne année smiley

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