Léon Werth (1878 - 1955) : un écrivain et journaliste qui « enseigne à vivre »
Tombé dans les oubliettes de l’histoire, l’écrivain et journaliste Léon Werth mérite qu’on le ressorte d’urgence. Les oeuvres de cet esprit libre, témoin de deux guerres, sont rééditées chez Viviane Hamy.
Peut-être avez-vous lu Le petit prince de Saint-Exupéry... L’auteur
dédie son livre à un de ses amis, Léon Werth, et plus précisément,
puisque Le petit prince est un livre pour enfants : “A Léon Werth
quand il était petit garçon”... Le petit prince a été édité pour la
première fois aux Etats-Unis, en 1943. Saint-Exupéry y était
réfugié, avant de revenir combattre pour la libération de la France, et
son ami Léon Werth vivait reclus dans une maison du Jura. Cet
intellectuel français d’origine juive risquait d’être victime d’une rafle et déporté
à tout moment. La dédicace prend donc une dimension singulière. Saint-Exupéry ne survit pas à la guerre, il est tué en août 1944. Il ne verra
pas son Petit prince édité en France, en 1946. Léon Werth, lui, vit
jusqu’en 1955, inconsolable de la disparition de son meilleur ami. Mais
si la mémoire de Saint-Exupéry est restée vivante, celle de Léon Werth
a été oubliée pendant des décennies. Pourtant, l’oeuvre et le parcours
de ce journaliste écrivain méritent d’être connus.
Léon Werth
est né en 1878 à Remiremont, dans les Vosges. Ses études l’amènent à
Paris où il devient le secrétaire de l’écrivain Octave Mirbeau.
Journaliste et critique artistique, Werth se fait connaître par ses
livres sur des peintres comme Puvis de Chavannes et Cézanne, et son
premier roman, La Maison blanche, est près de remporter de prix
Goncourt. Il y narre son séjour en clinique, en 1911, pour soigner une
otite aiguë contractée en Bretagne. Il brosse dans ce livre un tableau
incisif du monde médical, et y décrit la relation du malade à sa maladie.
Un antipatriote engagé volontaire
Proche des mouvements pacifistes d’avant-guerre, notamment de Gustave
Hervé, antipatriote et antimilitariste, il s’engage néanmoins en août
1914 : “Tout homme qui s’échappe des circonstances est lâche”,
écrira-t-il en 1930. Envoyé sur le front, il est réformé en août 1915
pour maladie. Il décrit sa vie de soldat dans Clavel soldat et Clavel chez les majors, deux “déclarations de guerre à la guerre”,
écrit son biographe Gilles Heuré dans une biographie intitulée L’insoumis, publiée début 2006 chez Viviane Hamy. Ces deux livres sont
salués par la critique, notamment par Henri Barbusse, mais racontent la
guerre de l’intérieur, très loin des épopées lyriques et des discours
officiels.
Durant les années 1920, Léon Werth publie beaucoup.
Il est l’un des intellectuels de gauche en vue. Proche des communistes et
des anarchistes, mais membre d’aucun parti, il suscite la méfiance.
Quand ce journaliste veut partir en URSS en reportage, en 1923, les
autorités soviétiques lui refusent l’entrée dans le pays. Il reste à la
porte, en Pologne, malgré les chaudes recommandations de responsables
communistes français. Dehors, M. le journaliste. Le regard de cet
esprit libre aurait pu desservir la propagande.
Dénonciation du colonialisme
Trois ans plus tard le citoyen Werth se rend en Cochinchine, et en
rapporte un témoignage critique de la colonisation : “Tout Français qui
n’appartient pas à la race coloniale revient d’Indochine avec un
sentiment de honte”, écrit-il dans son livre-reportage. Nous sommes en
1926. Aucun bilan positif de la colonisation, pour Léon Werth.
Il continue de publier reportages et romans, critiques
cinématographiques et picturales, mais les années 1930 sont plus
difficiles. Ses critiques du communisme et sa liberté de pensée, son
ton souvent sarcastique, l’isolent d’une partie du monde littéraire.
Certains de ses manuscrits sont refusés par des maisons d’édition :
“Vous êtes un homme seul et votre pensée, par là-même, devient très
difficile à définir. Je crains fort que le lecteur ne puisse vous
suivre et qu’il ne trouve pas dans ce recueil ce qu’on appelle
communément un message”, lui répond l’éditeur Denoël...
La rencontre avec Saint-Exupéry
C’est en 1935 que Léon Werth et Antoine de Saint-Exupéry font
connaissance. Le second est de vingt-deux ans le cadet du premier, mais les
deux hommes sympathisent et deviennent des amis intimes. Werth et sa
femme vont rendre visite à Saint-Exupéry dans la caserne où il est
mobilisé, à Saint-Dizier, en 1939. La défaite surprend Léon Werth à
Paris. Il décide de quitter la capitale avant l’arrivée des Allemands,
mais se trouve coincé sur les routes de la débâcle, avec son épouse et
leur employée... Il met 33 jours à atteindre leur maison du Jura,
voyage que Léon Werth raconte dans un témoignage publié sous ce titre, 33 jours
(Ed. Viviane Hamy et Magnard pour les collégiens). Un voyage terrifiant
et étonnant. Werth y montre la veulerie de certains Français qui
accueillent les envahisseurs à bras ouverts. Comment les mêmes
profitent de la débâcle mais comment d’autres, notamment des fermiers
de la région de Montargis, secourent leurs prochains...
Arrivé
dans le Jura, à Saint-Amour, Léon Werth est contraint d’y rester. La
zone libre est plus sûre pour les personnes d’origine juive comme lui,
même s’il doit, le 9 juillet 1941, aller se déclarer “juif” à la
préfecture de Lons-le-Saunier : “Je me sens humilié, non pas d’être
juif, mais d’être présumé, étant juif, d’une qualité inférieure”... Il
reste jusqu’en janvier 1944 à Saint-Amour, reclus, bougeant peu,
attendant les visites de son fils et de sa femme, retournée à Paris et
qui traverse la ligne de démarcation clandestinement.
Un observateur au regard aiguisé
Dans son réduit jurassien, Werth se fait observateur du monde. Avec son
regard aiguisé, caustique, mais également humain et tendre, il écrit son
journal quotidien qui sera publié, après la guerre, sous le titre Déposition. Un témoignage incontournable sur l’état de l’opinion en
France “libre” puis occupée. Les turpitudes de la vie quotidienne, les
rumeurs du bourg de Saint-Amour, les propos des paysans, les émissions
de radio Londres, radio Paris ou de la radio suisse. Il note
l’impopularité de Laval et la popularité de Pétain. Celle de de Gaulle
aussi, qui croît au fil du temps. Il lit la presse de la résistance et,
dès 1943, mentionne l’existence d’Auschwitz, en Pologne.
“Victoires défensives”
Les mentalités évoluent en fonction des batailles. Léon Werth note
les astuces de la propagande allemande. Après Stalingrad, les armées
allemandes reculent partout en Europe de l’Est et en Afrique du Nord.
Il ne s’agit pas de défaites, non, mais de “victoires défensives”, selon
la propagande. Belles victoires défensives en vérité, jusqu’à la prise
de Berlin par l’Armée rouge ! La propagande récente a su créer des
métaphores tout aussi manipulatrices : “frappes chirurgicales”,
“dommages collatéraux”...
L’immobilisme sied mal à Léon Werth
: “Mon pays n’est pas ici, écrit-il, mon pays, c’est la Bretagne”. Léon
Werth aimait les voyages et, semble-t-il, appréciait particulièrement
la Bretagne. De retour à Paris en janvier 1944, Werth livre un
témoignage émouvant sur les derniers jours de l’occupation, d’autant
plus émouvant que la nouvelle de la disparition de Saint-Exupéry lui
parvient. Après la libération il assiste, en tant que journaliste, au
procès du maréchal Pétain. Malgré les millions de morts, Léon Werth ne
cède pas à la haine : aucune trace, dans ses ouvrages. De la colère, oui,
pas de haine. Il reste profondément humain malgré ses coups de griffe.
Jusqu’à sa fin, en 1955.
“Werth enseigne à vivre”, écrivait
Saint-Exupéry sur l’oeuvre de son ami. Les livres de Léon Werth
continuent “d’enseigner à vivre” au XXIe siècle.
Christian Le Meut
Les livres de Léon Werth sont réédités chez Viviane Hamy. 33 jours a été édité en poche en 2002, chez Magnard, pour les collégiens.
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