Les neiges du Kilimandjaro (2)
Ce film est un bel exposé de ce que sont les victimes. Et qui se passe dans le milieu ouvrier, ça se passe aussi à l'Estaque, qui, nous dit Guédiguian en riant, mais enfin, il le dit, est le centre du monde. Quand la classe ouvrière est faible en nombre, peu nécessaire à la création de la base matérielle de la société... et que les « accents » de sa culture se sont largement tus, il apparaît à certains que considérer les ouvriers serait, en soi, de gauche, libérateur, révolutionnaire...
Que dit « Les neiges du Kilimandjaro » du monde ouvrier ? Pas grand chose et des choses pas très glorieuses. Une nostalgie du temps où la représentation du monde politico-économique était ordonnée par une doxa marxiste plutôt reposante intellectuellement : tout le monde partageait cette vision ; il y avait les « pour » et les « contre », les « contre » créditant par leur opposition, la validité de cette perception. Presque la moitié du monde était dans un régime politique nommé communiste, et l'autre moitié, dans un régime nommé capitalisme.
Le mal avait une source : la propriété privée des moyens de production. Il était nécessaire et suffisant de casser cette propriété privée et de passer à une propriété collective des moyens de production pour accomplir une société juste, parfaite et non faussée, si on m'excuse ce trait polémique.
Le marxisme n'échappe pas à certaines contradictions. Les ouvriers sont spoliés par le patron qui possède le capital technique (les machines) et financier, ils sont aliénés : il serait juste que chacun recueille les fruits de son travail. Dans la société communiste idéale et parfaite, chacun reçoit selon ses besoins. Il faut bien aussi que certains travailleurs ne reçoivent pas l'intégralité de ce qu'ils produisent pour qu'un certain surplus aille à ceux qui en ont besoin.
J'ai fortement adhéré à cette représentation et j'ai vu avec émotion dans le film de Guédiguian, le slogan peint sur un mur : « le SMIC à 1000 francs ». Je m'en souviens comme si c'était hier, de ce slogan.
Cependant, cette pensée unique a surtout profité aux ouvriers des pays capitalistes : de crainte de voir « la Révolution » s'accomplir dans leurs pays, les capitalistes ont créé, sous la pression forte du mouvement ouvrier, de nombreux systèmes redistributeurs plutôt du côté du « à chacun selon ses besoins » : c'est-à-dire une ponction sur la richesse produite, des silos, des réserves, en vue de dons à celles et ceux qui ont besoin (la sécu, le chômage, la retraite, allocations familiales...etc.). Ils ont fait de la dialectique ; ils ont noué les fils de la contradiction. Pendant ce temps, les pays où la redistribution était structurellement imposée, se retrouvait à ne même plus savoir produire le pain de leur sandwiches. Les citoyens de ces pays émigraient en masse, « ils votaient avec leurs pieds » comme aurait dit Lénine, et ces pays durent pour se maintenir construire un mur. Jusqu'à la chute de ce mur, après quoi le régime communiste survit dans deux pays pauvres gérés comme des prisons et un pays immense devenu capitaliste en gardant ses intitulés.
La société ne fait pas que produire sa base matérielle et l'analyse en infrastructure et superstructure est assez faible. Des développements technologiques, dans les mass-médias par exemple, n'étaient pas prévisibles dans la théorie marxiste et pas intégrables a posteriori.
On en arrive au fait qu'il y a 13 ou 14% d'ouvriers. Certains y intègrent les employés parce que les employés viennent de façon ultra majoritaire de la classe ouvrière. On arrive à 30% ! On trouve des enthousiastes qui ton des chiffres encore plus près de ce qu'ils veulent montrer (la permanence de la validité de cette lecture de la politique et de la société). La belle affaire ! Le rôle de sauveur de l'humanité attribué à la classe ouvrière n'était pas que dans sa masse, mais dans sa place dans la production, telle que pensée par Marx ou ses suivants. « Le Pape, combien de divisions ? » aurait-dit Staline. Le Pape est toujours là, et je ne vois guère les successeurs de Staline au pouvoir quelque part dans le monde.
Les ouvriers de Guédiguian disent : « qu'est-ce qu'on aurait dit de nous maintenant, quand on était jeune ? On aurait dit que nous étions des bourgeois. » Eh oui. Tout ce mouvement ouvrier avait une forte propension à vouloir transformer les ouvriers en bourgeois, tout en haïssant les bourgeois.
Quant à l'ouvrier agresseur, il est dans la perception individualiste actuelle : il résoud ses problèmes en agressant les plus faibles qui sont à sa portée de main. Comme quand Sarkozy met dans les moyens de résorber les déficits de l'Etat la lutte contre la fraude à la déclaration de maladie...
La classe ouvrière n'a pas su préserver cette culture du collectif, pas même de l'autogestion qui apparaissait il y a 30 ans comme une alternative au capitalisme et aux structurations marxistes autoritaires du « bloc communiste ».
Ce qu'on appelle « plan social » est une création sociétale (de l'ensemble des forces de la société pour dissimuler la violence politique des licenciements collectifs). En 1973, les ouvriers de LIP ont occupé leur usine en autogestion : « on produit, on vend, on se paie ». Ils ont eu un succès populaire et militant énorme. C'est là qu'a pris racine la construction des plans sociaux : les premières mesures légales sont apparues pour prévenir cette colère ouvrière et la mise en œuvre aux yeux de tous de cette autogestion qui menaçait la propriété privée des moyens de production. Les premières mesures légales, prises sous Giscard d'Estaing, imposaient d'informer les comités d'entreprise de l'arrivée probable d'un licenciement collectif... D'informer d'abord... On peut encore lire cela dans : « L'analyseur LIP » de René Lourau Ed 10/18 de 1974.
Puis, ces dispositions se sont développées, ont abouti à des dispositifs plus ou moins compexes, appelés « plans sociaux » dans lesquels le licenciement de chacun est accompagné d'indemnités, de stages, de mesures de reclassement... d'un pansement individualisé souvent, bricolé afin que la violence de ce licenciement soit absorbé au mieux.
Jusqu'à ce que l'appellation « plan social » se substitue à « licenciement collectif ». Le nom du remède palliatif a remplacé le nom de la maladie.
On entend tout cela dans « Les neiges du Kilimandjaro », mais vraiment, à très bas bruit.
Je voudrais bien savoir si, au moins une fois, un syndicat ouvrier a laissé le choix des licenciés se décider par une loterie. J'en doute fort.
C'est une sorte de plan social aléatoire, laissé au hasard. Une sorte de renoncement aux amortisseurs sociaux, une renoncement pratiqué par un syndicat. Ni collectif. Ni individuel. Au hasard. Il faudrait bien analyser cet acte initial des ouvriers dans le film.
Le problème arrive très rapidement dans la bouche de l'agresseur, juste avant qu'il soit jugé. « Vous auriez pu regarder la situation de chacun, » (en substance). Un vieux licencié bénéficie du chômage jusqu'à sa retraite sans avoir d'obligation de rechercher un emploi. Il eut mieux valu le faire licencier, lui et garder l'emploi pour un jeune, surtout avec la responsabilité qu'il a envers deux petits frères. C'est ce qu'il dit avant d'être emmené par un policier recevoir la condamnation pour son acte.
Donc, un syndicat de la classe ouvrière compte sur la loterie pour régler les problèmes des ouvriers. Tandis que des cadres de la lutte ouvrière vivent comme des bourgeois pauvres. Voilà ce que Guédiguian dit de la classe ouvrière actuelle. Il a peut-être raison. Je suis issu d'ouvriers mais pas du centre du monde, je tiens donc un propos décalé (je m'amuse).
Ce propos sur la classe ouvrière me paraît moins pertinent que ce que Guédiguian dit du processus psycho-social de victimisation par lequel des gens subissant une agression forte sans lien avec la culture du lieu, du temps et du groupe, voient leur vie totalement réorientée, avec d'énormes souffrances personnelles, entre autres, parce qu'ils se croient coupables de l'agression qu'ils ont subi.
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