Il y a dans ce film un personnage dont personne, ou presque, ne parle et qui est une vraie création. Indispensable au scénario, il n’est pas dans l’analyse, il n’est même pas dans le constat, on n’en parle pas. D’ailleurs, il n’a pas de nom : il est « la mère de Christophe. » En fait, ce personnage est la mère de trois enfants, dont Christophe, l’ouvrier-agresseur, et de deux petits qui permettront le rachat de la culpabilité des victimes. Comment se fait-il que celles et ceux qui parlent du film n’arrivent pas à en parler ?
Une des sources du malheur de Christophe, l’agresseur des ouvriers, est l’absence de sa mère, sa jeune mère de moins de quarante ans, jouée par Karole Rocher. C’est une des sources. C’est la plus forte. Cette source du malheur n’a rien à voir ni avec le capitalisme, ni avec la culture ouvrière, ni avec l’histoire de la classe ouvrière, ni avec la lutte des classes… Rien à voir avec la politique. Rien à voir avec ce que tout le monde dit du film.
Pourtant, ôtez de la situation de Christophe, cette dimension, la démission de sa mère, et le scenario s’écroule.
Cette jeune femme a trois enfants dont elle refuse de s’occuper : le grand jeune homme de 20 ans et quelques rognures de limes, le héros négatif indispensable au film et deux petits d’âge d’école primaire. La mère est absente. Elle refuse son « rôle de mère » avec une force énorme : cette femme n’assure pas le minimum de soins, pris au sens classique de ce mot, et n’est même pas là le soir pour préparer un repas et fermer la porte de l’appartement, assurer la sécurité. C’est le grand qui s’occupe de ses frères, de façon on ne peut plus autoritaire.
Les victimes, Michel et Marie-Claire, comme toutes les victimes, vont revivre de façon symbolique leur agression auprès de leur agresseur ; plus exactement, toutes les victimes ont une tendance à s’identifier à l’agresseur, peu ont la « chance » de parvenir à le rencontrer et discuter après l’agression. Les victimes aimeraient parvenir aux échanges post-événement que vivent chacun de leur côté Michel et Marie-Claire. Cette tendance s’apparente à ce qui est parfois appelée « syndrome de Stockholm » parce que des otages à Stockholm en 1973 avaient défendu l’action et les raisons de l’action de leurs geôliers.
Cette rencontre entre les victimes et leur bourreau, qui est dans le désir des humains quand ils sont rendus victimes, et qui se produit fort rarement, se produit dans le film ! Et pour chacune des victimes. Ces deux rencontres sont, il ne peut en être autrement, un nouveau moment de sidération. Les victimes s’entendent dire qu’elles sont coupables, que les bourreaux n’ont aucun remords et qu’ils recommenceraient sans états d’âme. Les bras leur en tombent. Elles ne peuvent rien dire. Se taire, écouter, avoir l’air d’agréer, et… subir encore !
Marie-Claire se retrouve donc dans une situation fugitive « d’entretien » avec la mère de Christophe, sur un quai du port, devant un bateau sur le départ… et est obligée d’entendre un discours volubile et violent qui ne peut que la laisser coite et pantoise. C’est, me semble-t-il, la clé du film.
C’est avec une détermination affirmée que la mère ne veut pas assumer sa maternité, telle qu’on trouve dans notre société, qu’il est dans la nature qu’une femme le fasse : elle veut baiser. Elle parle, elle crie à Marie-Claire qu’elle n’a pas de temps à perdre, qu’elle veut monter dans le bateau à quai car, dedans, il y a un homme qui la baise. Elle finit par : « Personne ne baise les mères ».
On peut dire qu’elle prend la position qui est « scientifiquement » attribuée aux hommes : elle est dans la sexualité et ses plaisirs, et cette sexualité fait des enfants. C’est une fatalité (contrariée par la médecine depuis quelques décennies), mais c’est comme un hasard, ce n’est pas parce qu’il en est ainsi qu’elle a une responsabilité envers les enfants que son plaisir avec un homme a fait, et que l’homme a fait avec elle. Toute la psychologie-psychanalyse est fondée sur ce récit que tout le monde croit scientifique et qui est une foi : la femme est fusionnelle avec son enfant après la naissance, comme soi-disant pendant la grossesse et dans le prolongement de cette grossesse et l’homme ne se rend compte que plus tard qu’il a fait un enfant et sa tâche (il a une tâche, lui !) est de casser la fusion de la mère et de l’enfant, de les séparer !
Cette mère qui délaisse ses enfants, qui n’est pas fusionnelle avec eux, qui n’a pas besoin d’homme pour cisailler cette fusion, fusion qui est une attente contraignante et idéologique de la société envers les femmes, est une création vraiment subversive. Elle réalise une véritable égalité des femmes et des hommes. A mon sens, c’est elle qui fait le film et cependant, elle n’a pas l’air d’avoir de nom : elle est repérée seulement comme « la mère de Christophe ».
C’est par elle que passe la « réparation » par les deux victimes de leur sentiment de culpabilité. La réparation par les victimes des dommages causés à l’agresseur n’est pas une réparation économico-politique : les ouvriers victimes ne trouvent pas une place pour l’agresseur dans une entreprise autogérée qu’ils fonderaient avec d’autres ouvriers pour l’accueillir à sa sortie de prison, pour dire au juge qu’ils lui ont préparé cette place. Ce n’est pas le patron qui cause l’individualisme de l’ouvrier agresseur Christophe, ou pas seulement, et ce n’est pas la violence socio-politique du patron qui est symboliquement réparé par les ouvriers cégétistes, c’est la violence de cette femme, qui refuse d’assumer une place de mère.