Les pieuvres lexicales
Tout le monde connaît le verbe contrôler : d'un côté on a un rouleau ou registre (« rôle ») et d'un autre côté on en tient un autre (« contrôle ») d'après lequel on vérifie les données portées sur le premier rôle. Le premier sens du verbe contrôler est donc : vérifier des renseignements en se servant d'un document-témoin. Le sens s'est ensuite étendu (surveiller).
Sous l'influence des Anglo-Saxons, avec le relais complaisant des médias, le verbe contrôler a pris une grande quantité de sens qui n'ont plus rien à voir avec le sens initial. En particulier, s'y est ajoutée une notion de maîtrise, de domination, de prise de possession, de mainmise, de direction, telle sorte que le verbe contrôler est aujourd'hui victime d'une polysémie effarante (jusqu'à une cinquantaine d'équivalents recensés).
C'est ce que l'auteur appelle une « pieuvre lexicale », qui phagocyte des domaines de signification auxquels le mot n'était pas initialement attaché. Nous allons d'abord pêcher une pieuvre très présente dans les médias, en psychologie et en médecine : le mot addict et les mots dérivés.
Addict(e), adj. (anglicisme, prononcer ædıkt) : oubliés les accros d'une drogue, oubliées les personnes dépendantes ou prisonnières de tel ou tel stupéfiant, ou assidues à tel type de conduite, oubliés les toxicos les obsédés de, les mordus de, à la trappe les comportements compulsifs, gommés les esclaves de telle ou telle chose. Non, maintenant on n'a plus que des addict(e)s. Et nos bons alcoolos sont devenus des addicts à l'alcool. Beaucoup d'intoxiqués sont devenus des quelque chose-addicts, et les grands amateurs de café, ou caféinomanes, sont devenus des café-addicts, comme dans cet exemple : Il est intéressant de constater que la plupart des café-addicts ne peuvent envisager de s'arrêter ! (Nouara-Love point blogspot point fr). Et ceux qui passent leurs journées devant un écran sont devenus des internet-addict : A dix ans, dans les années 90, Fabien a eu son premier ordinateur. Depuis ce jour, c'en était fini, il est devenu Internet-addict (ZD-Net point fr, 13.08.2015). Internet-addict : accro à internet, passionné d'internet, « internetomane ».
L'auteur, persifleur, propose le néologisme « addictionnaire » : addict au dictionnaire. Définition : se dit d'un individu qui habite dans son dictionnaire, comme un lexicologue impénitent, un cruciverbiste enragé, un candidat à des jeux télévisés de connaissances, etc.
Substantif : addiction (ədık∫ən). Un média fait cette révélation importante : Une biographie consacrée à Manuel Valls révèle que sa sœur a lutté pendant de nombreuses années contre son addiction à l’héroïne : nos confrères de VSD ont eu la primeur de ces révélations (Gala point fr, 05.06.2013). Addiction : dépendance Autre exemple : Cory Monteith s'était fait interné en rehab début avril sur sa demande pour soigner ses addictions (Voici point fr, 14.07.2013). L'obsession sexuelle, ou érotomanie, est devenue l'addiction au sexe ou l'addiction sexuelle. On ne parle donc plus de dépendance, d'accoutumance, mais d'addiction : Ces addictions (tabac, alcool, cannabis) sont des causes majeures de cancer (La documentation française point fr). Noter l'adjectif passe-partout majeures.
L'on parle aussi d'internet addiction, comme vu plus haut, et non pas d'addiction ou de dépendance à internet, ou de cyber-dépendance. Constat étonnant : La dépendance numérique aurait les mêmes effets qu'une addiction à la cigarette ou l'alcool (Agora-Vox point fr, 26.04.2012). En une seule phrase, on trouve ici dépendance et addiction. Autre exemple : Une nouvelle étude néo-zélandaise prétend qu'il serait possible de déceler les futurs comportements addictifs comme la dépendance à l'argent ou l'addiction à la drogue dès l'école maternelle (Top-Santé point com, 27.04.2012). Encore une « étude alacon » ?
L'objet de la dépendance se déplace du physique (drogue, tabac, alcool...) vers les jeux de hasard : Pas sûr, au final, qu’Amigo rende moins accro que Rapido. « Car si on gagne plus souvent, on a aussi davantage envie de rejouer, la dimension addiction peut ainsi se déplacer », prévient un buraliste du Gers qui « vend » du Amigo dans ses murs depuis 2010. (Le Parisien point fr, 19.06.2013). Noter la dimension addiction au lieu de dépendance, compulsion ou passion, et le déplorable hiatus : « qui vend du Amigo » (Amigo et Rapido sont des jeux de hasard).
Les addictions peuvent concerner des domaines techniques : Jean-Michel Rolland définit la nomophobie comme une forme d'addiction concernant « toutes les personnes qui donnent l'impression d'abuser de l'usage » des nouvelles technologies, c'est-à-dire qui utilisent les outils technologiques (ordinateur, tablette, smartphone, réseaux sociaux) dans l'excès ('Terra femina point com, 27.08.2013). Noter les termes technologies, technologiques : « techniques modernes ». Encore un exemple, ambigu : Ses auteurs appellent à relancer la « lutte qui piétine contre les addictions au volant » (rapport remis au ministère de l'Intérieur, cité par Le Parisien point fr, 09.09.2014). Les addictions au volant : les passionnés du volant ? Ou les conducteurs qui consomment de l'alcool ou dela drogue ?
Là où avant il y avait quatre ou cinq mots pour décrire un état de dépendance, il n'y en a donc plus qu'un. Talleyrand, se raillant d'un imbécile qui prétendait parler plusieurs langues, lui dit : « En somme, vous avez plusieurs mots pour une pensée ». Ici, c'est le contraire : les tenants de la néo-langue ont un mot pour plusieurs pensées. Il ne semble pas que ce soit anodin. C'est un procédé de pensée réductive. On essaye de mettre sous une mettre étiquette (addiction) des faits relevant de névroses différentes : névrose d'angoisse, compulsion de répétition, névrose obsessionnelle, régression orale, narcissisme, etc. qui sont tous autant de mécanismes (ratés) de défense du moi.
Adjectif addictif : accoutumant, qui provoque l'accoutumance, qui rend dépendant, auquel on s'habitue (trop) facilement. Substance addictive : substance accoutumante. Exemple : Clairement, pour les amateurs de séries à la narration ambitieuse, au style addictif, aux mystères incroyables et aux personnages complexes, passez votre chemin, il n'y a rien à voir ! (chronique de divertissement de Yahoo, 19.01.2012). Les « psys » semblent particulièrement aimer ce terme : L'objet-addictif fétiche, vétibale gri-gri protecteur contre la « passion maternelle », tente de la [= la mère] mettre à distance (Maurice Corcos, Le Corps absent, à propos des « objets transitionnels »). L’Autre devient un objet addictif qui lui permet de ressentir cette affection tant désirée mais aussi de ne plus souffrir de son manque pendant ses courts instants de solitude (Psy-Comportementaliste point fr, 11.05.2013).
La dépendance peut être causée par de simples et banals aliments : Selon une étude américaine, certains aliments, notamment des féculents comme les pommes de terre ou le pain blanc, pourraient être aussi addictifs qu'une drogue dure (Maxi-Sciences point com, 05.06.2013). Tout le monde sait ça : être accro aux féculents, ça donne la patate.
A encore donné l'adjectif addictogène. Les produits addictogènes, ce sont ceux qui rendent dépendant, qui entraînent une dépendance. Quelle différence avec addictif ? Un exemple : Ce n'est pas le sevrage qui est si difficile si il est pris en charge, c'est plutôt de rester abstinent et donc ne pas rechuter dans un environnement qui lui est très addictogène (Atlantico point fr, 02.11.2015). Noter le hiatus choquant si il et l'adjectif abstinent : « sobre ».
Les hôpitaux ont maintenant un service d'addictologie. Normalement l'addictologie serait l'étude scientifique de la dépendance, mais il s'agit plutôt du traitement de la dépendance. Cette dépendance peut concerner les drogues, les médicaments, mais aussi les jeux et toutes sortes de choses comme la conduite automobile, etc. Cette compulsion a ses racines dans des problèmes privés. Les hôpitaux, aux dernières nouvelles, n'ont pas encore de service de néo-crétinologie.
L'ancien mot « passion », l'ancien adjectif « passionné », les anciens mots « dépendant, dépendance, esclave de » ont donc cédé la place aux mots anglo-américains addict, addiction, et à leurs dérivés addictif, addictogène. Ce sont des importations frauduleuses.
Remarque : avant, on disait « assuétude » pour addiction.
Loteur a même rencontré le participe passé du pseudo-verbe addicter sous la forme addicté : Être addicté ce n'est pas tant faire quelque chose de particulier, que faire quelque chose d'une façon particulière (en gras dans le texte original, une thèse de criminologie canadienne du Dr Éric Loonis, Montréal, 2001). Et puis, cet autre exemple : Durant l'affaire Monica Lewinsky vous avez sans doute entendu dire par les américains, du Président Clinton qu'il est un sex addict (un addicté sexuel) (ib.). Un sex addict ou un addicté sexuel, c'est ce qu'on appelait avant un obsédé sexuel, un érotomane.
Les « pieuvres lexicales » tendent à se développer ; souvent venues de l'anglo-américain, elles prolifèrent dans les eaux saumâtres des médias français, qui les véhiculent sans vergogne. Le lecteur attentif étudiera avec profit des verbes tels que dédier, générer, initier, ou des substantifs comme coach, crash, glamour, des adjectifs comme basique, culte, citoyen, etc.
Étymologie. Historiquement, dans la Rome antique, l'« addictus » était un homme réduit en esclavage, car il ne pouvait pas régler ses dettes. Il devenait l'addictus, l'esclave, de son créancier. Du verbe latin addico, addixi, addictum, addicere : approuver, juger, adjuger, condamner. L'addiction, au sens où on l'entend maintenant, est une véritable auto-condamnation à l'esclavage. D'ailleurs, on dit bien être esclave : du jeu, du tabac, de l'alcool, de la drogue...
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