Mille vrais fans
Un bon millier d’adeptes suffirait à un artiste pour mener une carrière décente loin des majors. Tel est le constat déflagrant de Kevin Kelly, père spirituel de la net-économie et du Web 2.0.
En 1997, le techno-utopiste californien se fit connaître grâce à ses Douze principes de l’économie en réseau qui n’ont point vieilli d’une seule ligne. Dans la continuité de cet article révolutionnaire, Kevin Kelly posa en 2005 les bases théoriques et les lignes de force du Web 2.0 dans We are the web. Avec 1 000 True Fans, il commence où la Longue traîne s’est arrêtée, autre concept e-conomique fondateur forgé par son ex-collègue Chris Anderson qu’il précéda à la direction de Wired. Chaque fois qu’un ponte de ce webzine ultime harangue les cybermasses, les PDG des industries culturelles causent quelque rétention d’eau à leurs assistantes...
Le cercle des templiers
Selon KK, si la longue traîne introduit une compétition saine, une diversité astronomique de l’offre culturelle et une pression à la baisse sur les prix, le tout hautement bénéfique pour le consommateur, elle n’est guère un vecteur de ventes significatives pour l’artiste individuel (musicien, écrivain, peintre, sculpteur, BDessinateur, designer, vidéaste, etc.) sauf si celui-ci agrège massivement les travaux de ses pairs ou parvient à produire le hit/best-seller/blockbuster de l’année...
D’où la nécessité de conquérir 1 000 vrais fans pour se forger une carrière décente et stable : « le vrai fan est celui qui achètera tout ce vous produirez. Ils rouleront 200 miles pour vous voir chanter. Ils achèteront la réédition haute définition de votre coffret deluxe même si elle n’est qu’en définition classique. Ils ont une Alerte Google sur votre nom. Ils ont un lien eBay permanent vers vos publications inédites. Ils assistent à vos premières. Ils veulent votre signature sur leurs autographes. Ils achètent le tee-shirt, le mug et le chapeau. Ils peuvent attendre jusqu’à ce que vous publiez votre dernière œuvre. Ils sont les vrais fans ».
Afin d’échapper au rase-mottes de la longue traîne, l’artiste doit convertir dès que possible le premier millier de fans en un millier d’inconditionnels, et maintenir un contact direct et permanent avec eux. Ce contact rend le créateur plus authentique, l’incite à focaliser sur sa vocation et le rend d’autant plus appréciable aux yeux de ce carré fidèle qui l’en récompensera davantage. En plus de raffermir le lien avec ces 1 000 à très peu de frais, blogs, flux RSS, réseaux sociaux et sites web non officiels dupliquent et disséminent à une vitesse photonique toute l’infopublicité sur les moindres faits et gestes de l’idole. Grâce aux coûts marginaux quasi nuls des TIC, point besoin d’une major ou d’un million de fans pour générer un buzz digne de ce nom.
Le raffermissement et l’expansion du premier cercle des 1 000 influe directement sur un second cercle concentrique : celui des fans réguliers et/ou flottants qui n’achètent que les produits-phares ; le rêve ultime de tout créateur étant d’élargir son périmètre de fans autant que possible. Chaque vrai fan étant prêt à dépenser un voire plusieurs jours de salaire pour soutenir son idole. D’où ce bang arithmétique : 100 dollars/an x 1 000 fans = 100 000 dollars par an, de quoi vivre confortablement même en déduisant plusieurs charges quotidiennes.
Qu’en est-il lorsqu’il s’agit d’un duo, d’un quator, d’une équipe de designers ou d’acteurs vidéo ? Le nombre de fans est proportionnel à l’effectif du groupe : si celui-ci augmente de 33 %, alors 33 % d’adeptes supplémentaires lui seront nécessaires. Par ailleurs, ce seuil quantitatif dépend du média concerné : peut-être 500 fidèles pour un peintre ou 5 000 pour un réalisateur vidéo. A défaut de ne pouvoir s’impliquer individuellement ou collectivement dans cette gestion clientèle & relations publiques, le créateur ou le groupe peut recourir aux services d’un agent/manager, tous deux opérant conjointement dans la quête et la fidélisation perpétuelles des 1 001 fans. Pourquoi un manager plutôt qu’un label ou une maison d’édition ? Parce qu’en plus d’être royaltivore - équilibre des comptes, quand tu nous tiens ! - cette structure est plutôt facteur d’inertie dans la captation des 1 000.
Percutant et pertinent, sir Kelly. Toutefois, je recommande vivement au lecteur de parcourir attentivement le document initial qui comporte une série d’exemples et de détails bien plus enrichissants que cette synthèse supersonique.
Y a du larsen !
Le premier à pourfendre la théorie des 1 000 vrais fans est Will Page dans The Register, économiste au MCPS-PRS Alliance, association à but non lucratif représentant les auteurs-compositeurs britanniques. Je mixerai ses principales critiques avec les miennes.
Page constate que le coût de la vie varie selon les villes et les pays. L’artiste préfère très souvent vivre dans ou près des métropoles où « ça brasse » culturellement : New York, Montréal, Londres, Paris, Bruxelles, Barcelone, Rio, etc. Par artiste, on n’entend pas forcément le JJ Cale de votre bled natal, déjà vieux quand vous étiez à l’école maternelle... Plutôt l’éphèbe trompettiste faubourgeois, la ténébreuse guitariste rurale ou le banlieusard turntabliste d’ébène. Vous avez raison : il y a du Bourdieu et du Benetton dans les accords. Il faut être visuel, c’est l’époque qui veut ça...
Combien de fans lui faudra-t-il une fois installé dans cette capitale pour couvrir ses charges courantes : alimentation, logement, transport, fiscalité, couverture sociale, internet, téléphonie, etc. ? N’oublions pas les instruments, l’incontournable équipement de MAO (musique assisté par ordinateur) et leurs accessoires respectifs : bref, du matériel aussi onéreux qu’énergivore. Heureusement, les logiciels sont le plus souvent craqués ou offerts par des potes quand des gratuiciels équivalents ne sont pas disponibles. Imaginons que nos trois anti-stars United Colors forment un trio, de combien de fans et donc de cash (en valeur marchande locale) auront-ils globalement besoin pour mener une carrière individuelle et/ou collective décente ?
Si Radiohead, Nine Inch Nails, Madonna et Barbara Hendricks, chacun fort d’une notoriété mondiale acquise à l’ère du CD, se sont affranchis de leurs majors pour une aventure en solitaire déjà flamboyante, chacun est néanmoins entouré d’une brigade légère spécialisée en e-marketing, en loisirs numériques, en droit des TIC et en gestion des recettes issues de leurs propres univers en ligne, de iTunes, d’Amazon, etc. A l’heure actuelle, de tels éléments même réduits à leur plus simple expression demeurent indispensables afin que l’artiste voit la couleur de l’argent des 1 000. Qui parie sur une éventuelle gratuité de ces cybermercenaires du décibel ? Posez tout sur la table, je m’occupe du reste...
En outre, les marchés de la création artistique et du « fanartisme » sont sujets à une compétition féroce, rares donc sont les créateurs détenant un monopole sur leurs fans, aussi obsédés soient-ils. Aujourd’hui, il faut inévitablement compter avec les effets tant complémentaires que concurrentiels des hyperliens du type « ceux qui ont aimé/acheté X ont également apprécié Y ». Pour peu que mon budget fanartique soit alloué à un seul musicien ou écrivain, comment pourrais-je en découvrir et récompenser d’autres, a fortiori dans cette longue traîne composée de micro-niches par myriades ?
Pour ma part, la théorie des 1 000 vrais fans doit être complétée par « Surviving strategies for emerging artists and megastars » de David Byrne, à ce jour le meilleur guide opérationnel de survie et d’émergence du musicien au-delà de la page Myspace, également publié dans Wired.
L’ex-leader des Talking Heads affirme que malgré ses merveilles passées - dont il admet avoir largement bénéficié - l’industrie musicale « n’était plus une industrie de production musicale, mais une industrie de vente de CD dans des boîtes en plastique ». Ce modèle économique étant décédé, six nouveaux business models émergent peu à peu. Je ne saurai que trop conseiller au jeune talent de parcourir lui-même leur exhaustive description. Ces modèles e-conomiques émergents ne sont point absolus et généraux, mais protéiformes, évolutifs et ultrapersonnalisés, marché de niches et effervescence technologique obligent : « certains seront du Coca et du Pepsi tandis que d’autres seront du vin fin ou de l’excellente bière de contrebande faite maison ».
A terme, les labels laisseront la place à de petites structures virtuelles qui canaliseront les charges et les profits provenant de diverses plates-formes numériques, réactualiseront et consolideront les comptes en continu. United Musicians préfigure ce genre d’entités. L’artiste gagnera pécuniairement beaucoup plus d’un album vendu sur iTunes que dans des racks CD et devra, dans la mesure du possible, détenir la totalité de ses copyrights et de ses droits d’auteur. Ceux-ci ne constituent pas seulement son plan-retraite, mais aussi ses atouts-maîtres vers les médias du futur... comme les audio-implants cérébraux.
D’une
certaine façon, Kevin Kelly fournit la motorisation et David
Byrne offre la direction et les pneus, chaque artiste conçoit
ensuite ses propres carrosserie et aérodynamique grâce
au Do it Yourself
savamment expliqué en deux volets (partie 1, partie 2) par Alban
Martin et Sylvie Krstulovic, gourous français de la musique numérique.
Je cite un de leurs exemples : « La promotion de Fiona Apple s’est déroulée sur les réseaux P2P. Il faut rappeler qu’Epic garde depuis dix-huit mois son nouvel album sur les étagères sans annoncer de dates de sorties. Fiona a donc indirectement promu ses morceaux sur les réseaux de P2P. Résultat : BigChampagne, une entreprise analysant l’activité des réseaux de P2P, avance le chiffre de 38 000 downloads simultanés à n’importe quel moment de la journée des chansons de Extraordinary Machine, l’album en attente de commercialisation. On sait même que la chanson Please Please Please est la plus téléchargée avec 20 000 downloads simultanés en continu. Autant dire un succès attendu lors de la sortie officielle. »
Au final, j’ai tendance à être indulgent envers KK, sa naïveté d’utopiste n’altère en rien sa pertinence habituelle et son indéfectible avant-gardisme. Sa théorie des 1 000 vrais fans doit être considérée comme une brique de plus dans la construction d’un paradigme technico-économique. Aussi brut et imparfait soit-il, ce concept démontre qu’il existe un point d’équilibre entre les flashes du vedettariat et la pénombre de la longue traîne, objectif moins ardu voire plus facile à atteindre pour le jeune talent, à une distance grandissante des hit-parades, de la mode, de la mégalomanie et d’industries culturelles capitalistiques.
Annexes :
-
Kevin Kelly : 1 000 True Fans
-
Will Page : Can 1 000 fans replace the music business ?
-
Kevin Kelly : Douze principes de l’économie en réseau
-
Kevin Kelly : We are the Web
-
Chris Anderson : La Longue Traîne
-
David Byrne : Survival Strategies for Emerging Artists and Megastars
-
Alban Martin et Sylvie Krstulovic : ’Do it Yourself’ dans la musique (part.1, part.2)
8 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON