Propagande ordinaire
Drôle de « dossier spécial » que nous proposent Les Inrockuptibles du 22 au 28 février 2006. En couverture : George Clooney ; en accroche : « avec George Clooney en chef de file, HOLLYWOOD VOTE A GAUCHE ». Dossier spécial, qu’on vous dit.
Les promesses n’engagent que ceux qui les écoutent lisent
On pourrait consacrer un long article à la promesse non tenue : un « dossier spécial » finalement assez maigre : 8 pages dont une double d’illustration (Syriana) ; rien sur le parcours « de gauche » de George Clooney ; un encadré de « repères » historiques qui laisse sur sa faim ; ou encore, un décalage étonnant entre :
• la une : « Hollywood vote à gauche » (j’affirme)
• le sommaire : « Le critique américain Kent Jones se demande si Hollywood est vraiment passé à gauche. Peut-être que non... » (je doute de mon affirmation)
• le contenu de l’article central : « Pourquoi perdre du temps à débattre de leur (les films « de gauche ») sens politique ? (...) C’est plutôt le reflet d’un désir grandissant chez le public de voir des thèmes politiques abordés dans des films » (en fait l’affirmation que j’ai posée en une était complètement idiote mais il faut aller au bout de l’article pour le savoir).
Cela sent le dossier trop vite mis sous presse, pas assez recherché, pas assez mûri, pas assez cohérent. Et l’accroche facile, parfaite pour faire dépenser leurs trois euros à tous les Adam Kesher de France et de Navarre.
Quel dommage, car il y aurait de quoi faire un magnifique hors série. Les rapports entre cinéma et politique méritent un meilleur traitement que n’en font Les Inrocks.
Mais ne les accablons pas. Car si en voyant en une des Inrocks « Hollywood vote à gauche », je m’imagine trouver un dossier de trente pages avec historique complet, interview-fleuve de George Clooney sur ce sujet spécifique, éclairage d’historiens du cinéma et chroniques approfondies de la rédaction, je ne peux m’en prendre qu’à moi-même.
Je vous épargne donc un décorticage en règle, comme ceux que j’avais entreprise pour Télérama ici et là. Décorticage que l’on pourrait d’ailleurs faire sur quasiment n’importe quel « dossier spécial » promis par n’importe quel média. Qui a demandé de ne pas tirer sur l’ambulance ?
Des messages de gauche, vraiment ?
Revenons davantage sur le fond. Hollywood vote à gauche ? Mon premier réflexe a été de me dire : « Tiens, les Inrocks viennent de s’en rendre compte ? » puis : « mais tant mieux s’ils en parlent, même s’il n’y a aucune nouveauté, car le sujet est bon ».
Pourquoi écrire qu’Hollywood vote à gauche maintenant ? « L’actualité » est dans la liste des Oscars. Sont nommés pour le titre de meilleur film 2005 trois films prétendument de gauche : Munich ; Goodnight and Good Luck ; et Le secret de Brokeback Mountain. (S’ajoute à cela l’actualité des sorties et plus précisément celle de Syriana. Et il aurait pu être question du récent - et bluffant - Lord Of War, sur le commerce des armes ; et du encore plus récent, mais beaucoup moins bluffant, Nouveau Monde.
Malheureusement pour moi, à l’heure où j’écris ces lignes (car je compte bien ne pas en rester là), je n’ai vu qu’un seul de ces trois films oscarisables : Goodnight and good luck, sur lequel je m’étais étendu ici. Film de gauche ? Un peu, peut-être. Mais s’attaquer au maccarthysme 50 ans après les faits, est-ce en soi une démarche « de gauche » ?
Le film de Clooney représente un pari certes risqué, mais davantage par le choix du sujet et de l’esthétique noir et blanc, que pourr un parti-pris politique.
Le message central : « La télévision devrait éduquer, pas abrutir », a même quelque chose de fortement consensuel. Je ne vois pas en quoi cela me ferait sentir le cœur à gauche, d’être simplement en phase avec ce message. Ni même de dire que le maccarthysme renvoie à une des pages les plus sombres de l’histoire américaine.
Et quels sont les messages centraux, justement, de Munich et de Brokeback Mountain ? Si j’en crois les Inrocks, ce serait « que la revanche pollue l’âme, et que la violence engendre toujours plus de violence » -en ce qui concerne le premier.
Et en ce qui concerne le second, optons très simplement pour « la possibilité d’un amour réel homosexuel ». Là aussi, j’aimerais qu’on m’explique en quoi se sentir en harmonie avec ces messages suffit pour se penser « de gauche » aujourd’hui.
L’équation magique : humanisme = gauchisme
Je n’écris pas cela uniquement parce que les notions de gauche et de droite sont, à mon sens, complètement dépassées, comme je l’avais écrit ici. Certes, j’aimerais qu’un lecteur puisse me définir clairement ce que sont gauche et droite de manière cohérente, à la fois dans la théorie, dans la pratique et dans la durée historique.
Mais là n’est pas le propos : admettons que la concomitance de ces films "engagés" soit effectivement un phénomène nouveau (qu’en pensent les historiens du cinéma ?). Il me semble tout de même que le cinéma hollywoodien a très souvent été promoteur de valeurs humanistes qui sont, justement, universelles (ce qui ne veut pas dire qu’il ne nous ait pas infligé d’affreux nanars).
Et l’utilisation du cinéma pour diffuser des messages de paix, pas exemple, est une constante depuis très longtemps - cela a souvent été le cas des grands films de guerre. Parfois, ce message s’est accompagné d’un réel engagement politique pour certains de ses acteurs (aux côtés des démocrates, et je n’ai pas écrit « aux côtés de la gauche ») : Ben Affleck, Barbara Streisand, Jane Fonda... - voir ici.
Et avec parfois une ironie ou une schizophrénie hallucinante : souvenez-vous de la scène finale de La Planète des Singes en 1968, où le héros découvre que la planète en question n’est autre que la Terre après que ses habitants eurent fait sauter les bombes atomiques.
Cet homme agenouillé, frappant le sable de ses poings en lançant un bouleversant message de paix, n’était autre que Charlton Heston, futur président de la National Rifle Association (NRA), le lobby des armes, épinglé brillamment par Michael Moore dans Bowling For Columbine (question : Bowling For Columbine est-il un film de gauche parce que son auteur est de gauche ?)
Bref, la morale est omniprésente au cinéma, et Hollywood ne fait pas exception. On lui a d’ailleurs souvent reproché d’être moralisateur.
Des films d’opposition ?
On peut aussi se demander si la nouveauté n’est pas dans un défi lancé au pouvoir en place - là où le cinéma a historiquement été un outil de propagande (ce qui ne signifie pas que les causes défendues fussent injustes).
Comme le relèvent fort justement les Inrocks, pendant la Seconde Guerre mondiale, « à la demande de Roosevelt, l’élite des studios (Ford, Hawks, Lang, Walsh...) se met à produire en masse des films de propagande qui se trouvent être aussi de grands films ».
Mais s’opposer à Bush ne signifie pas non plus être de gauche. Pas plus aux Etats-Unis qu’en France, où probablement 90% de la population rejette sa politique (à moins que, sans le savoir, la France ne compte 90% de gauchistes).
Cette « nouveauté » reste à relativiser. D’abord, parce que je ne suis pas sûr que le cinéma hollywoodien n’ait pas, historiquement, produit des films gênants pour le pouvoir en place. D’autre part, parce que l’interprétation de ce « défi » est parfois large. Il suffit souvent de peu aux critiques cinématographiques pour voir dans telle ou telle œuvre un pied de nez à Bush.
Libération a fait de ces interprétations larges une spécialité, voyant par exemple l’été dernier dans Land Of The Dead, le dernier film de morts-vivants de George A. Romero, une critique pointue des inégalités sociales, et dans Goodnight and Good Luck un bras d’honneur au président américain.
Je ne veux pas m’interdire de telles interprétations, mais je les trouve somme toute rapides. Le cinéma de Loach ou Frears dans les années 1980 a attaqué le thatchérisme beaucoup plus directement et beaucoup plus violemment.
Rupture éventuelle dans la « soumission » au pouvoir en place, donc, mais continuité dans la diffusion de messages humanistes, qui ne sont pas pour autant des messages de gauche.
Messages de gauche ? L’analyse de fond de Kent Jones, l’auteur de l’article central du dossier (traduit pour l’occasion par les Inrocks) à ce propos est d’ailleurs extrêmement brève et je peux en restituer la totalité ici : « Pourquoi des thèmes de gauche plutôt que de droite ? Peut-être parce que les positions de droite ne sont pas en accord avec les changements et la diversité dans laquelle l’art s’épanouit ».
Films de gauche ? Une part d’appréciation personnelle, mais surtout une part de flou
Il y a forcément une part de subjectivité dans l’appréciation de la posture politique d’un film : peut-on dire que « The Truman Show » est un film de gauche ? Simplement parce qu’il dénonce la télé-réalité, qu’il tente d’élever le niveau ? On dira que c’est un film de gauche si on considère que la télé-réalité est le fruit de politiques de droite. Ou inversement.
« Fight Club », pour prendre un autre exemple-récent-mais pas-trop, est-il un film de gauche parce qu’il dénonce le tout-consommation ? Même chose : de gauche, oui, si on considère que la société de consommation est de droite.
Mais tout cela reste hautement contestable : il me semble qu’il ne faille pas confondre le fait d’avoir un propos humaniste ou intellectuel et le fait d’avoir un propos militant, de gauche ou de droite.
Opposer gauche et droite, est-ce la même chose qu’opposer humanisme et totalitarisme ? Réflexion et divertissement ? Modération et excès ? Paix et violence ? Assurément non.
Kent Jones, dont l’article en soi n’est pas inintéressant, balaie d’ailleurs la question des « films de gauche ».
Autant parce qu’il y voit un faux débat (« une hypothèse pour un édito pour un journal du dimanche » - on ignore si les Inrocks prévoient de décaler leur parution du mardi) que parce que la gauche n’existe pas aux Etats-Unis (« Tous ces bavardages (...) ont finalement une résonance étrangement poignante, quand on sait qu’il n’y a presque pas de vrais hommes politiques de gauche aux USA »).
Les Inrocks votent à gauche
Ce n’est pas Kent Jones qui ne valide pas l’accroche de la une du journal. Ce sont Les Inrockuptibles qui écrivent « Hollywood vote à gauche » au mépris du contenu de leur dossier.
Une accroche d’autant plus abusive que « la gauche » n’y est jamais définie - et je crois qu’on ne peut malheureusement pas se permettre de partir du principe que « tout le monde sait ce que signifie être de gauche ». Notamment à cause du grand décalage entre les principes liés à la gauche et la réalité des politiques de gauche en France depuis plus ou moins 20 ans. Et si la lecture du dossier invite à penser que la gauche en question est la gauche américaine, cela n’est pas explicité pour autant.
La une d’un magazine n’est pas anodine. Elle sera vue bien plus souvent que le contenu du magazine lui-même (pour info, les Inrocks vendent 40 000 exemplaires par semaine). Elle est donc l’occasion de diffuser un message : c’est précisément ce que font Les Inrocks. Bien entendu, ils n’ont jamais fait mystère de leurs préférences politiques.
Mais en comparant d’une part cette accroche, d’autre part le contenu du magazine, je ne vois pas autre chose qu’un élément de propagande. La propagande telle que Chomsky l’entend : la diffusion d’une idée présentée comme acquise alors que les faits incitent à la nuance. De cette propagande ordinaire, qui nous fait à tous penser (croire ?) qu’être de gauche c’est à la fois être cool et humaniste, et qu’être de droite c’est être, comme le dirait Koz, un « vil fasciste ».
Certes, il n’est pas écrit « votez à gauche ». Mais en écrivant « Hollywood vote à gauche » alors que rien ne le démontre véritablement, les Inrocks favorisent l’amalgame courant entre les valeurs humanistes et les valeurs de la gauche. Et encore plus, ils favorisent l’amalgame entre les valeurs humanistes et la politique des responsables de gauche.
Grave ou pas grave ? Je suis assez gêné car la confusion des genres, entre une droite qui se rêve à gauche et une gauche qui gouverne à droite, est telle qu’il me paraît probable qu’un nombre non négligeable d’électeurs se rabat vers des grands principes théoriques avec lesquels ils se sentent en phase, plutôt que vers le pragmatisme, les bilans des gouvernants, ou même les programmes des candidats.
Autrement dit, j’ai aimé ces films ; on me dit qu’ils sont de gauche ; cela me donne un repère politique et cela tombe bien car je n’y voyais plus très clair ; je vote Ségolène.
Hollywood voterait Royal plutôt que Borloo ? On n’aurait pas osé en rêver, les Inrocks l’ont fait.
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