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Accueil du site > Culture & Loisirs > Culture > Qu’est-ce qu’un juste, au juste ?

Qu’est-ce qu’un juste, au juste ?

Le théâtre fait couler la parole dans un seul sens : des créateurs et interprètes vers le public. Cette soumission est-elle constitutive ? est-elle inéluctable ? Que nous dit le théâtre de nos jours ? La salle a des choses à en dire. Beaucoup moindre que l’insurrection des salles, laisser le public s’exprimer sans le « casser » d’emblée serait déjà pas si mal. Peuple de la scène, le peuple de la salle sait sur ce que vous venez de jouer des choses que vous ne savez pas et que vous pourriez entendre, juste entendre.

Stanislas Nordey a mis en scène ce texte de Camus intitulé Les justes. Tout le monde s’accorde à reconnaître la qualité de l’adaptation théâtrale, qui est juste par rapport au texte, juste du point de vue de la justesse. Cela donne un spectacle de diction, un cours de philosophie, dans les contraintes de la philosophie d’une époque. Les acteurs déclament, leur diction est une forme de déclamation. Ils se tiennent parfois au bord d’un carré créé par la lumière. Les scènes forment des tableaux, des figures géométriques. Ils changent leur disposition dans l’espace par des marches rapides, comme des tableaux portant des chapitres dans la discussion philosophique. Ils entrent et sortent en courant. Comme si entrer et sortir était une nécessité physique, qu’il fallait la réduire dans le temps pour pouvoir faire plus de théâtre, c’est-à-dire, faire entendre le texte, à la face, autant que faire se peut.

Ces partis-pris de mise en scène sont clairs ; on les prend, on les comprend aisément et surtout, ils sont parfaitement tenus dans leur rigueur. Stanislas Nordey n’a pas d’arrangement avec la dureté, la sévérité des rapports que cela crée, sévérité des rapports entre les comédiens et la scène, les comédiens entre eux, comédiens et la salle… Tout est raide et définitif. Aucune décoration du texte ou des personnages… Ni de la scène. Aucune « petite fleur ». On pourrait dire du Hard Théâtre ou du Métal théâtre.

Mardi 30 mars, les comédiens débattaient avec la salle après la représentation. La plupart des questions allèrent nommément vers Emmanuelle Béart. On ne peut qu’honorer la façon droite et honnête qu’elle a eu de répondre (d’accepter ce vedettariat, le refuser aurait été vain) et de passer la parole à ses partenaires (de jouer collectif, vraiment collectif), sans bizarrement, être toujours suivie, les comédiens ne prenant pas toujours la parole qu’elle faisait circuler. Après quelques questions de lycéens, un spectateur, un prof sans doute, demanda pourquoi avoir construit une mise en scène « noire » (au sens de série noir, humour noir…) pour mettre en scène une pièce dont le pessimisme semblait la caractéristique principale. Emmanuelle Béart répondit en rectifiant cette interprétation. L’avenir est la valeur ultime de ces révolutionnaires. Elle se demanda ce qu’elle ferait dans cette situation, voulut montrer la pérennité du problème avec l’attentat qui venait d’être perpétré à Moscou. Dora, son personnage, disait la Russie sera belle et nous voyons ce qu’il en est plus de 100 ans après. Quelqu’un dit, tout au contraire, que la mise en scène exaltait l’ardeur et la foi révolutionnaires et demanda pourquoi. Cette ardeur et cette foi ont fait beaucoup de mal, tel semblait être le sens de cette question, ne pourrions nous avoir une certaine prudence par rapport à ça ? Son intervention fut assez longue. Son interprétation fut défaite par un des comédiens. Une spectatrice intervint pour dire que le type d’action et de questionnement de ces révolutionnaires terroristes pourrait se reproduire. Wajdi Mouawad s’en fâcha, disant que c’était nier un siècle d’histoire, que dans ce siècle d’histoire, il y avait la shoah et que rien ne pouvait être comme avant la shoah, que cette suggestion d’un retour du même, qui pourtant courait dans toutes les interventions et dans le fait même de monter ce spectacle, nous ressemblent-ils ? parlent-ils de nous ? ces personnages qui représentent des révolutionnaires dans une situation à jamais disparue, visant des stratégies compréhensibles dans ces situations du passé, cette suggestion d’un retour du même était, selon lui, négation de la shoah, inacceptable… il développait tout seul son « raisonnement », montant tout seul sa colère, réinterprétant, surinterprétant dans son soliloque ce que nous venions tous d’entendre et de glissements en glissements en faisant une parole odieuse.

Ce refus inconscient mais très volontaire de la parole de la salle par les comédiens m’a semblé analyseur de la situation théâtrale. Denis Guénoun dans Le théâtre, le peuple, la passion (rencontres de Rennes, 12 novembre 2005, éditions Les solitaires intempestifs) parle du peuple de la scène et du peuple de la salle. Or, ce peuple de la scène n’est pas un peuple, il n’a avec lui, ni action ni passion. Je rajouterais qu’il n’a pas de genèse, il n’a pas d’histoire… Denis Guénoun appelle à repenser la différence scène-salle. Il appelle aussi, et ce n’est pas le plus simple, à œuvrer au soulèvement de la salle. Il y a fort à faire encore pour que le peuple de la scène se saisisse de ce vœu. Les timides tentatives d’émancipation de la salle après le spectacle, se sont fait rejeter l’une après l’autre avec une énergie grandissante, par le peuple de la scène. Tout s’est passé comme si la dualité scène-salle était constitutive du théâtre et devait perdurer dans le débat. Le sens du discours devait rester le même : de la scène à la salle, de la lumière à l’obscurité.

Or, la salle cherchait une interprétation, une signification du texte que l’on venait d’entendre, et en a proposé plusieurs. La réponse dans le spectacle comme dans le débat n’a pas été juste, du point de vue de la justice. Dans le débat, elle a été franchement injuste, mais le débat est l’exception tandis que la représentation est l’ordinaire du théâtre. La question portée par le titre de Camus pourrait être « qu’est-ce qu’être juste ? »

Etre juste par rapport au texte de Camus, dans une relation didactique étroite à ce texte, est certes admirable, mais qu’est qu’un juste ? En quoi la vision, très intelligente de Camus et Nordey, nous concerne-t-elle ?

PS : J’étais à un autre débat au théâtre de la Colline, suite au spectacle La Pierre sur, pour dire vite, le devenir d’une maison en Allemagne de l’Est, prise à des juifs pendant le nazisme, puis cédée à des Allemands quand les « nouveaux » propriétaires s’enfuient à l’Ouest, puis restituée à ces propriétaires après la chute du mur… Le débat tourna court et devint un débat interne entre les membres de la tribune. Bernard Sobel, metteur en scène, seul membre du peuple de la scène, se fâcha contre les politologues ou sociologues qui s’étaient mis en charge d’instruire le public sur la réalité historique qui sous-tendait ce que l’on venait de voir, demandant avec force que le bulldozer de l’analyse n’écrase pas la poussière de papillon qu’était un spectacle.

Entre ces deux extrêmes, il faudrait peut-être trouver le chemin vers un théâtre qui nous présente quelque chose de nous et qui nous porte à la parole active et à l’action.


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1 réactions à cet article    


  • zelectron zelectron 10 avril 2010 10:29

    Le juste est celui qui reconnu par autrui, surtout pas par lui-même.

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