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Accueil du site > Culture & Loisirs > Culture > Regarder, filmer. Dire ?

Regarder, filmer. Dire ?

Expériences du regard, aux États généraux du film documentaire de Lussas.

Trois films :

Cochihza de Khristine Gillard, portrait de l'ile-volcan d'Ometepe et de ses habitants

Vous qui gardez un cœur qui bat d'Antoine Chadagne, Sylvain Verdet portrait d'une ville minière dans l'est de l'Ukraine

L'approche d'Antoine Chanteloup et Héloïse Pierre-Emmanuel, portrait d'une famille du pays de Caux sur ses terres de bord de mer

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L’Arpenteur de l’Approche

Cochihza nous fait ressentir la lenteur sensuelle d'une île, Ometepe, dans des séquences qui sont comme un patchwork de moments. Les moments : des lieux, des actions, des actes, des plantes ; il s'y façonne, comme partout, un être au monde d'une qualité singulière. C'est la singularité de cet être au monde qu'on rencontre dans ce film. On rencontre aussi dans Cochihza l'hyperactivité des fourmis qui foncent sur un tronc, montant, descendant, se chargeant d'un butin précieux à rapporter à la maison... la sieste des chiens et l'on ressent la torpeur de la trop grande chaleur qui casse, accable et rend heureux. On voit le travail des hommes dans la plantation de bananes plantain, le chargement du bateau dans un coin de côte, pieds nus dans l'eau, les régimes portés sur le dos en amoncellements imposants... Les jeux des enfants, plongeant d'un beau tronc incliné... la musique, la fête, le pénible livre de comptes, les vieilles question des anciens. Le Nicaragua doit son nom au chef « indien » qui fut défait là, sur ce territoire, par les Européens. Le pays est bon, il y a du poisson, des bananes, des agneaux et l'homme qui n'a plus à épuiser son temps à sa survie peut réfléchir, méditer et donner sens à sa vie. D'où vient le vent ? Qui signifie : pourquoi y a-t-il du vent plutôt que : où était-il juste avant ? D'où est-il parti ?

Ometepe vit aussi sous la tension permanente du volcan qu'elle est, volcan en activité, en irruption et qui déverse doucement chaque jour ses poussières et sa lave. Il s'impose au paysage ;suivant les jours, on le voit ou peu. Il reste des souvenirs d'irruptions plus fortes, inquiétantes, potentiellement graves pour les hommes.

Ce film suis un fil ténu et invisible : pas de personnages, pas de scénario, pas de climax... une ambiance. La réalisatrice Khristine Gillard a raconté qu'à sa première vision des rushes, le monteur avait sélectionné nombre de plans à mettre entre deux séquences, et seulement des plans à placer entre deux séquences. Elle a dit aussi que la plupart des plans qu'on voit sont donnés à voir dans la durée où ils ont été filmés. Voir, filmer, dire. Un film fort, bâti de moments faibles à mettre entre deux séquences qui épouse la nonchalance sensuelle, inquiète et riche du pays qu'il dit. Bravo.

 

Vous qui gardez un cœur qui bat présente, selon moi, une facture plus classique, qui n'échappe pas, malgré ce qu'ont voulu les deux réalisateurs au déroulé d'un malheur somme tout connu, même si on voudrait tellement qu'il n'existât pas. Dans une ville glaciale, les hommes vivent sous terre dans le charbon, et n'ont pas de vie dehors. Ils se saoulent entre eux et racontant des histoires salaces et le regret d'avoir raté leur vie, pour les plus vieux. Le film bâtit le portrait d'un vieux qui vit avec sa mère, qui déclame du Maïakovski, qui lasse ses copains de bistro (et sa mère)... et le portrait d'un jeune qui a rencontré une femme sur Internet, et aussi en présentiel et qui ne rêve que d'amour et de vie commune, mais comment faire ? Les femmes ont le pouvoir de refuser cette vie de risque, d'effort, de confinement, de saturation statique, de frustration, de répétition, de pauvreté. Les hommes s'y coltinent et cherchent en eux-mêmes des ressources pour tenir au moins, pour espérer si possible. Le jeune homme amoureux téléphone longuement à la femme qu'il aime : viens _ non ne viens pas _ tu ne tiendras pas un mois, je vais te rejoindre _ mais de quoi vivrai-je ?

Les réalisateurs ont évoqué la photogénie de cette pauvreté : industrie partout, métal, charbon, trains, neige, froidure, soleil glacé sur quelques arbres nus... et qu'ils n'en ont pas abusé, ce qui est vrai. Ils ont cherché l'âme de ces gens, de ces ouvriers déchus aussi du piédestal que leur avait fait le communisme. Ces Ukrainiens semblent assez facilement filmables et peu farouches, peu pudiques. Ils ont la photogénie en eux, celle refusée au décor. Ce film n'échappe pas au caractère convenu, stéréotypé de la situation qu'il décrit, même s'il est bon de ne pas oublier le malheur de ceux qui perdent leur vie à la gagner.

 

L'approche est aussi un patchwork de moments d'une famille du pays de Caux : le travail, les vaches, la mer si proche et si peu dans le cœur de ces paysans, juste un paysage qui éclaircit et agrandit l'espace. On y trouve un peu trop de choses pour un film aussi court. Dans le premier plan, un paysan arpente un champ, pour se faire des repères pour ses sillons, avec un grand triangle qu'il fait tourner en marchant. C'est une méthode périmée qu'a gardé un paysan alors que tous les autres ont des GPS et tracent leurs marques rapidement et sans geste professionnel remarquable. D'autres fois et plusieurs fois, on voit la réalisatrice Héloïse Pierre-Emmanuel arpenter avec cet outil et la démarche gênée qu'il donne, d'autres chemins, sans le but professionnel qui valide ce geste et cet outil. On cherche le sens. Si l'on dit que la forme est la façon dont une œuvre atteint son unité, on peut voir ce patchwork comme dominé par la saisie d'opportunités, un peu involontaires, chanceuses au moins. Le premier plan a été filmé en aveugle par un système ingénieux : une toute petite caméra au bout d'une longue perche souple, ce qui donne cet effet surprenant, en plongée, d'une danse de la terre d'où l'arpenteur disparaît parfois entièrement. (peut-être un peu comme Leviathan, un documentaire sur la pêche). Suit un plan plus courant, caméra à hauteur de regard, avec voix off « on en voit, mais on n'y va pas » il faut comprendre que le paysan parle de champignons sans doute, puis une contre-plongée sur l'arpenteur qui porte une charge cette fois, le cameraman se sauvant de dessous de lui en glissant subrepticement sur le côté. On a fait le tour des plans disponibles. Cela ne semble pas volontaire cependant. De même qu'un plan d'une sortie de hangar, d'où une vache apparaît, puis deux puis quatre, finissant par un mur de bovins hébétés... Heureux hasard gardé au montage, tandis que la suite, les vaches tombant, tellement elles étaient effrayées de la présence d'une caméra et d'un micro avec sa bonnette sans personne derrière n'a pas été donné à voir. Il y a d'autres événements de ce type, où la caméra s'arrête avant quelque chose qu'on pourrait appeler de la bienséance. Le patchwork paraît cousu de bric et de broc, où la recherche un peu forcée de la forme se voit plus que l'être au monde de cette famille de paysans.

Il semblerait que ce travail de commande se soit heurté à une résistance tacite de cette famille de paysans. Montrer cette résistance tacite ne pouvait pas entrer dans la commande. Quadrature du cercle. Regarder filmer. Certes. Et si l'on peut, dire. 


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