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Accueil du site > Culture & Loisirs > Extraits d’ouvrages > Les « marges arrière » de la Grande Distribution

Les « marges arrière » de la Grande Distribution

Ce roman offre l’une des premières explications compréhensibles des fameuses "marges arrière" de la Grande distribution, ces pratiques commerciales prédatrices inventées par les grandes surfaces pour tuer les commerces de proximité et leurs fournisseurs.

Dans « L’Éclat du diamant » de John Marcus, première enquête thématique du commissaire Delajoie, l’auteur s’attachait à mettre en évidence la relation triangulaire et incestueuse existant entre les médias, l’industrie et le commerce de masse.

Avec le lancement de cette série d’essais romancés, l’auteur engageait un travail de critiques sociales en direction du grand public, une tentative de vulgarisation saluée par la critique, les lecteurs et les libraires.
 
L’auteur proposait également en complément du texte principal, des « bonus » sous forme de chapitres non retenus dans l’édition papier, mais qui permettaient aux lecteurs de poursuivre l’analyse de la thématique principale abordée dans l’ouvrage.
 
Reproduction complète, en exclusivité sur agoravox.fr, d’un extrait intitulé « Robert Michon, les vampires et les marges arrière »

La scène se passe dans le véhicule qui achemine un représentant commercial (Robert Michon) et son jeune stagiaire (Frédérico) vers un magasin de l’enseigne Rond-Point. Le vétéran profite du trajet pour tenter d’initier le novice aux pratiques commerciales particulières du secteur.
 
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– T’as pigé que dalle, hein, Frédérico ?
– Pas très clair en effet, Robert. J’ai lâché au moment des marges arrière.
– Une marge, t’as appris ça, quand même, dans tes études ?
– Oui, je te remercie. La différence entre le prix d’achat et le prix de vente.
– Et elle sert à quoi cette marge ?
– Arrête, Robert, tu me prends pour une truffe ? Je suis plus à l’école !
– À prouver. Réponds.
– D’accord, ô maître. À payer les frais, les salaires, les matières premières, les installations…
– OK ! Une fois toutes ces charges d’exploitation déduites, les taxes et les impôts réglés, il reste, en gros, le bénéfice, nous sommes en phase. Mais ça, Frédérico, c’est dans le monde du commerce normal. En GMS, comme on descend du vampire, on veut sucer les fournisseurs jusqu’au sang. Au début, la bande de Dracula allait voir les fabricants et leur disait : « Regardez, vous avez vu nos petites dents ? Bientôt, elles vont pousser. C’est simple, nous on va bientôt représenter la totalité du commerce de détail. Deux solutions se présentent à vous : soit vos produits se retrouveront distribués uniquement chez Mouloud et deviendront une curiosité locale, soit vous allez être très gentils avec nous. »
« Être gentils » avec les vampires, ça signifiait beaucoup de choses à la fois. Premièrement, pratiquer de tout petits prix de vente.
– Si je t’achète cent yaourts, Robert, c’est normal que tu m’offres un meilleur tarif que pour dix.
– Bien sûr, une remise quantitative, dans la limite du raisonnable. Mais les vampires sont des êtres excessifs. Comme ils fonctionnent sur le volume, ils ont voulu obtenir les prix les plus bas possibles afin de casser le marché. En attirant vers eux tous les petits consommateurs, ils se sont débarrassés ainsi de la concurrence traditionnelle. Parce qu’eux, ils s’en foutent de ne marger que d’un centime sur le produit, ils se rattrapent sur la quantité, mais surtout sur les after. J’y viendrai. Deuxièmement, le fournisseur devait remettre aux bouclards des enveloppes remplies de bons gros billets.
– Ah bon !?
– C’est le droit de péage si tu veux…
– Tu payes le référencement !?
– C’est comme ça, c’est le droit de te faire vampiriser jusqu’aux couilles. Admettons que tu proposes une gamme de trois yaourts. Pour que les trois soient disponibles dans le bouclard, tu dois d’abord casquer cent euros par yaourt.
– Trois cents euros sans en avoir vendu un seul ?
– Et par points de vente, jeune homme, nuance de taille. Applique le tarif de référencement aux sept cent vingt produits des quarante-trois marques d’Agro One par exemple, que tu multiplies ensuite par les mille magasins détenus par le distributeur. Tu obtiens le montant du premier chèque de bienvenue libellé au nom de son enseigne.
– J’ai un peu de mal à calculer…
– Peu importe, ce chiffre astronomique te donnerait mal à la tête. Et tu le multiplies encore par le nombre de grands distributeurs afin que tes marques soient présentes dans tous les libres-services de l’Hexagone. À ce tarif-là, tu n’as, bien sûr, aucune assurance qu’on te passe une commande, t’as juste le droit virtuel de poser tes yaourts dans le rayon frais. Troisièmement, le fournisseur doit accepter un délai de paiement de ses factures à quatre-vingt-dix jours, dans le meilleur des cas.
– Le classique crédit fournisseur.
– Pas si classique que ça dans ses modalités. C’est une version qui s’appelle : « Comment trouver de nouveaux banquiers pour financer tout mon développement ? » Tu encaisses le cash du consommateur aujourd’hui, et tu payes dans trois mois, voire cinq ou six pour les produits de Noël.
– Mais la loi sur les délais de paiem…
– Quelle loi ? Ils s’en battent les ailes, les vampires, de ta loi ! Tu es bien naïf, encore, Frédérico ! L’année dernière, chez Gros Vampire, les livraisons d’octobre ont été réglées en avril. Bon, à ton avis, quelles ont été les conséquences de ces premières exigences cumulées de la secte de Dracula ?
– La fermeture de certaines boutiques ?
– Pas de « certaines », de la majorité des commerces de proximité, Frédérico ! Tout y est passé, l’épicerie, la boulangerie, la boucherie, la librairie, le fleuriste, la bijouterie, l’informatique et bientôt la pharmacie. En 1970, les vampires représentaient à peine 2 % de part de marché de la distribution. Aujourd’hui, ils possèdent 90 % de l’alimentaire et 70 % de tout le reste.
– Oui, on le sait qu’ils ont le monopole.
– Un oligopole ! C’est plus subtil, Frédérico. « À frange concurrentielle », disent les énarques. C’est comme un monopole, mais mutualisé, tu vois, réparti entre plusieurs clans de chauves-souris. Tu penses bien qu’elle n’arrivait plus à suivre l’épicerie de papa, puisqu’elle achetait son yaourt beaucoup plus cher au fabricant, qu’elle le raquait plus vite et qu’elle était obligée, pour survivre, de le vendre au consommateur avec une marge supérieure à celle pratiquée par les vampires associés. Et ça, ni toi, ni papa, ni moi, nous n’aimons payer plus cher pour le même yaourt. Finalement, nous sommes tous un peu coupables, nous avons tous aidé les chauves-souris carnivores à vider leurs premières proies. Du côté des petits fournisseurs, ce n’était pas très fameux non plus :
plus de marges, plus d’argent dans les caisses, même plus de ­Crédit lyonnais pour leur prêter de quoi fabriquer leurs produits. Misère ! Alors, ils ont mis la clé sous l’usine et comme ils avaient un peu de temps libre et les indemnités versées par les ASSEDIC dans leurs poches, ils sont allés faire les courses chez leurs tueurs. Ils se marraient bien les vampires, en ce temps-là.
– Pourquoi les pouvoirs publics n’ont pas réagi ?
– Ils étaient emmerdés les élus. D’abord, les chauves-souris n’arrêtaient pas de leur tourner autour en leur susurrant à l’oreille :
« Pensez aux consommateurs, pensez à l’inflation, les prix bas, c’est bon pour le moral et pour les élections… » Et puis, aux premiers temps de la décentralisation, ils en avaient sacrément besoin du pognon des suceurs de sang. « Quoi ? Tu veux étendre tes ailes dans ma ville, Dracula ? Laisse-moi réfléchir… On peut s’arranger si tu deviens gentil. Tu ne montres pas tes dents parce que ça fait flipper mes administrés et leurs gosses et ensuite tu passes à la caisse électorale avant de venir chercher ton permis de voler. »
– Personne n’a rien dit ?
– Tu parles, ils en croquaient tous, ils leur poussaient aussi des ailes aux élus. Et là, on compte en centaines de millions, Frédérico. Il n’avait pas d’odeur, l’argent, parce qu’il était passé par toutes les couleurs : rose, rouge, bleu. Et vas-y que je te construis un petit château tout neuf pour le conseil général par-ci, ou bien que je te finance une belle campagne électorale par-là. Du coup, Marianne s’est pris une poussée d’acné, elle s’est retrouvée avec des points de vente sur tout son joli minois. Évidemment, tu t’en doutes, les gentils vampires faisaient remonter les exigences républicaines à leurs fournisseurs. C’est aussi intelligent que cupide un vampire, tu sais, il ne faut jamais le sous-estimer.
Il était hors de question que ces contributions civiques spontanées sortent de ses poches repliées. Alors, il a inventé la RFA contributive.
– Là, ça ne paraît pas anormal si j’ai compris son principe.
– Qu’est-ce que je vais pouvoir faire de toi, Frédérico ?! Tu connais l’impôt révolutionnaire de l’ETA ? Et bien la remise de fin d’année, c’est exactement pareil, c’est juste un supplément de profit extorqué. On a convoqué l’industriel pour lui dire : « Alors, voilà, maintenant on va te facturer une petite commission supplémentaire calculée sur le chiffre d’affaires annuel que tu réalises grâce à nos beaux magasins tout neufs. De 1 à 3 %, tu es d’accord ? Parfait ! Et tu ne nous la payes pas à quatre-vingts jours, hein, notre facture ? » Il avait pâli le fournisseur en sortant de la réunion : il venait de perdre quelques gouttes supplémentaires de son sang. Là, tu vois, Frédérico, c’est la vraie naissance des marges arrière, puisqu’elles étaient facturées a posteriori, un an après la vente des produits. Mais en ce temps-là, c’était encore du pipi pour chauves-souris, la RFA. Bon, là-dessus, l’élu qui prend son thé dans son conseil général tout neuf, il voit débarquer son administré qui fait grise mine. Il ne trouve plus de thé en ville l’administré, car il n’y a plus de comptoirs anglais, ni français d’ailleurs. Alors, il a décidé de s’inviter au château pour le tea-time, l’administré. Et là, enfin, l’élu sent qu’il faut réagir, les élections approchent. Pour sauver les petits fours, il monte à la capitale parler à l’assemblée du peuple.
– Et limiter la multiplication des grandes surfaces.
– La loi Royer, exact. La République veut protéger les rescapés de ce petit commerce si mal en point…
– De vente.
– Quoi ?
– « Mal en points de vente »…
– Tu es un vrai comique, Frédérico.
– D’après un prof, elle a pas mal fonctionné cette loi Royer, elle a permis de…
– Au lieu de faire le pitre, tu devrais m’écouter, Frédérico ! Je te l’ai dit tout à l’heure : les vampires, c’est 90 %…
– … de la distribution pour la bouffe. Tu vois, je retiens, ­Robert.
– Vachement limitative ta loi. Ils se sont fait un sang d’encre les vampires. Pendant deux jours… Elle était tellement efficace que Raffarin a dû en faire une autre en 1996. Avant Royer, ils possédaient de grandes réserves de marchandises accolées directement à leurs magasins, les vampires, pour éviter les ruptures de stock et les réapprovisionnements trop fréquents.
Du coup, avec la loi et ses restrictions en mètres carrés, ils ont dû migrer aux champs pour y construire d’immenses entrepôts qui permettaient ainsi de continuer à installer des bouclards dans les agglomérations.
– No comprendo.
– Parce que tu es un impatient, Frédérico ! La loi Royer limitait simplement la taille des nouvelles implantations en milieu urbain. Et encore, « sur autorisation ». Tu as compris, malin comme tu es, que cela sous-entendait « sur autorisation… payante ». Donc, pour gagner de la surface, les vampires ont cotisé davantage auprès des associations d’élus, mais, surtout, ils ont conçu des points de vente plus petits pour récupérer les mètres carrés immobilisés par leurs réserves des villes. Mais ça a coûté bien plus cher aux bestioles, cette histoire. En construction, mais aussi en transport. Avant la loi, les fournisseurs livraient « gracieusement »
chacun des magasins de l’enseigne. Tout bénef pour les vampires. Après la loi, les industriels ne livraient plus que les entrepôts centralisateurs…
– Les plateformes régionales…
– Et c’est le vampire lui-même qui, sur ses propres deniers, assurait ensuite la répartition vers ses bouclards.
– Et ils n’ont pas aimé, les vampires…
– Ça rentre enfin, Frédérico ! Alors, à ton avis ?
– Ils ont refacturé le service transport aux fournisseurs.
– Mais pas seulement. Parce que ça leur a donné de nouvelles mauvaises idées aux bouffeurs de sang. Il faut bien que tu comprennes qu’un vampire, Frédérico, ça n’a pas d’estomac, c’est une bestiole qui n’est jamais rassasiée. Le sang, il descend directement du museau à la fiente. À ce moment-là, les adeptes de Dracula ont commencé à multiplier les remises magiques. Remises sur livraisons aux entrepôts régionaux bien sûr, mais aussi remises pour frais d’assortiments, ristournes par-ci, ristournelles par-là, autant de nouvelles réductions qui, s’additionnant à la RFA d’origine, diminuaient le prix réel d’achat du produit et venaient gonfler le montant global de cette fameuse « marge arrière ». Au détriment de la marge avant, la marge normale et visible. Ils étaient tellement contents de leur coup, les vampires, qu’on les voyait somnoler la tête à l’envers, repus, leur petit ventre velu bien dodu. Les bienheureux rêvaient déjà à de nouvelles morsures. Qui ne se firent pas attendre longtemps, crois-moi ! Le chef des chauves-souris a réuni son conseil en Polynésie…
– Pourquoi là-bas ?
– C’est pour mettre un peu de poésie, Frédérico ! Et parce qu’aussi, comme ils voyaient bien que Marianne avait fini par attraper la varicelle, il fallait trouver d’autres pays à contaminer. Donc, un jour, ils étaient en repérage où tu veux, dans un club de vacances, pataugeant dans un lagon. Le chef, qui sirotait une noix de coco, leur dit : « Frères vampires, écoutez moi bien : les livraisons nous avons centralisé ; les remises nous avons multiplié ;
les achats nous allons regrouper ! »
– Apparition des centrales.
– Date mémorable puisque c’est aussi le jour où j’ai perdu mon job !
– Qu’est-ce que tu racontes, Robert ?
– Tu crois quoi, Frédérico, que j’exerce encore le noble métier de vendeur ? J’ai son nom, sa tchatche, son look, mais je n’en suis plus un… Juste un loufiat qui applique docilement le magnifique « plan d’action commerciale » décidé par ce grand con de N+2 de directeur des ventes.
– J’ai bien vu que c’était ton pote, celui-là. Tu ne vends plus rien du tout ?
– Frédérico, en trois semaines, m’as-tu vu refourguer quelque chose, à part du vent ? Tu sais comment tu peux appeler ton rapport de stage : « Mort d’un apprenti vendeur » ! Lis les nouvelles annonces de recrutement et tu auras ta réponse. Je suis un « relais d’informations » et une « force de propositions », loufiat, je te dis, depuis l’apparition de ces belles centrales d’achat, dans les années 90. Avant, j’allais négocier dans chaque bouclard, avec chaque chef de département, j’en collais, crois-moi, de la palette, par semi-remorques entières. Je ne lâchais rien, rayon par rayon, je leur bouffais les couilles toutes crues aux concurrents. Si je te parle de mes débuts, avec Jeannot justement, tu vas pas le croire.
– Vas-y, raconte quand même.
– T’es sûr que ça t’intéresse ma préhistoire ?
– Oui, j’te jure.
– On était presque des poètes, en ce temps-là, Frédérico. Tôt le matin, dès le chant du coq, drapés dans la brume glaciale, après avoir avalé un jus aussi insipide que bouillant, on se retrouvait tous ensemble, fournisseurs et patrons de bouclards, dans les réserves gelées du magasin. Une véritable expédition au pôle Nord. L’hiver, on ressemblait à des esquimaux, putain, avec nos grosses doudounes à garniture polyester, nos bonnets de ski tricotés par bobonne et nos gants fourrés au poil synthétique ! Mais on réglait tout ensemble Frédérico, on n’était pas encore en guerre : le ballet des livraisons, les manœuvres des camions, la moindre réception.
On recomptait la came, on la dégerbait, on la répartissait dans le dépôt. Après on tirait les palettes du jour jusqu’aux linéaires, on ventilait dans les rayons, on éventrait les cartons et on chargeait les gondoles jusqu’à la ligne de flottaison. Tout ça avant huit heures, hein, avant l’heure du croissant. Ensemble, tu as entendu ? Le Jeannot, il n’était pas dans son bureau à faire des tableaux de bord et à nous regarder trimer d’en haut comme des esclaves. Il relevait ses manches plus haut que tous les autres pour donner l’exemple.
– Ah, ouais ? Et tu regrettes ça, Robert ?
– C’est sûr que raconté par moi, ça doit pas te paraître trop fun. Mais dans cette ambiance des débuts, j’te jure que la fatigue était vaincue par l’excitation et les résultats. Surtout, le travail était vraiment récompensé. Pas seulement par les bons de commandes, hein ? Par la convivialité aussi et tous les extras que l’on s’autorisait. J’en ai bu des citernes de champ’ avec mon pote Jeannot. Le repas de Noël ne coûtait pas cher, je te le dis. Mais les petits génies du contrôle de gestion n’étaient pas encore arrivés, en ce temps-là, ni dans les bouclards ni chez nous.
– Qu’est-ce qui a changé, aujourd’hui ?
– Maintenant, je suis devenu un factotum de l’action commerciale, un domestique des vampires, mis gracieusement à leur disposition par Agro One. Je « contrôle la progression des objectifs » décidés par le gros con et je « mets en œuvre les moyens de les dépasser ». Mais, comme le précise encore l’annonce, je suis « très autonome » et je possède « un fort sens du travail en équipe »,
car je sais coller des affiches avec discernement, sermonner utilement les démonstratrices, installer proprement les box palettes, nettoyer correctement les vitrines, remplir les gondoles en respectant les consignes données par les logiciels, passer la serpillière dans les allées pour laver les coulures désagréables des produits accidentés par un marmot tête à claques, contrôler vingt fois les stocks, établir quotidiennement des rapports de vente, mettre à jour les dizaines de tableaux de bord conçus par les petits génies, et cetera, et cetera, et cetera. Je suis devenu un derviche tourneur, Frédérico, juste un optimisateur de rotation.
– Dis-moi que ce n’est pas vrai le coup de la serpillière ?
– Et si… Bon, revenons à nos bestioles. Les vampires, revenus tout bronzés du Club Med, ils ont convoqué le fournisseur et lui ont dit : « Bonjour, Gentil Fournisseur. Grâce aux GO, nous sommes devenus de Gentils Vampires. Je te présente donc notre GA, c’est un Gentil Acheteur. Avec lui, tu définiras maintenant, une fois par an, toutes les CGV, les conditions générales de vente de tous tes produits. Et pour l’ensemble de tous nos magasins. En France et bientôt dans le monde. On compte sur toi, hein, pour nous faire les meilleurs prix possibles. » En regroupant tous les achats, en générant des commandes titanesques, c’est les vampires qui imposaient maintenant leurs prix. Un cercle vicieux qui leur permettait de vendre toujours plus bas, « à perte », disaient-ils. De la couillonnade de chauves-souris, oui ! Des pertes de petits fournisseurs et de commerçants de quartiers, ça c’est sûr, il y en a eu presque tous les jours ! Tous les survivants de la première attaque des années 70 y sont passés. Tandis que les bestioles, elles s’empiffraient encore plus.
– J’ai besoin d’être concret Robert, car je ne comprends pas pourquoi tu dis qu’ils ne vendent pas vraiment à perte. Si je te cède un yaourt à 1 € et que toi, tu décides de le revendre 0,85 € dans ton magasin, tu commercialises bien à perte, non, puisqu’il y a 15 centimes de moins ?
– C’est un Bulgare suisse à ce prix-là, dis donc…
– C’est pour l’exemple, Robert…
– C’est juste un jeu de comptabilité, tu ne perds rien du tout parce qu’en réalité tu vas percevoir 15 centimes de remises diverses, Frédérico ! Ton yaourt, tu l’achètes officiellement 1 € au départ, ça c’est certain. Mais comme, ensuite, tu factures à ton fournisseur 15 centimes en commissions variées, ton laitage ne t’a coûté réellement que 0,85 €. Ce 1 € que tu as décaissé moins les 15 centimes que tu as encaissés. Capito ?
– Je fais redescendre le prix d’achat officiel, c’est ça ? Mais je ne gagne pas non plus d’argent dans l’opération, tu es d’accord ?
– Tu rigoles, j’espère ? Même sur les produits d’appel, tu rentres du blé. Pas sur l’article directement, mais sur les « services »
que tu factures tout autour. Ou bien les palettes gratuites de came que tu te fais livrer pour célébrer le super anniversaire de ton magasin. Tu sais, les fameux « prix anniversaire ». Mais je continue. Lorsque les centres urbains ont commencé à ressembler à de mornes plaines, les administrés ont gueulé grave. Alors, l’élu, il a bien été obligé d’avaler rapidos son thé, de quitter son château et de remonter en urgence à l’Assemblée pour faire voter une loi nouvelle.
– La loi Galland, pour la régulation du…
– Que dalle ! Elle n’a fait que déréguler, qu’empirer les choses, la Galland. Elle disait en gros : « Gentils Vampires, vous allez arrêter de nous prendre pour des victimes. D’abord, vous allez stopper vos pseudo-ventes à perte qui détruisent tout le commerce local. Le prix d’achat du yaourt, c’est celui porté sur votre première facture, d’accord ? C’est 1 € et pas un centime de moins !
Ne vous amusez plus à déduire d’autres remises pour faire redescendre ce prix artificiellement, c’est bien compris ? D’ailleurs, c’est le fournisseur lui-même qui va fixer maintenant le montant minimum autorisé pour la revente du produit. Comme ça les vampires, vous ne pourrez plus le vendre en dessous de ce montant et, ensuite, vous allez l’acheter au même prix chez Agro One. Toi, Rond-Point, ton yaourt, tu le payeras à Agro One comme tes potes de Leclerc et d’Auchan ! »
– Et alors ?
– Ils sont devenus fous les vampires, ça ruait dans les bouclards. Tu aurais dû voir ça ! Ils ont fini par choper la rage ou un truc comme ça. On les découvrait pendus sans vie dans leurs nouvelles réserves, ballottant comme des saucisses dans un fumoir. On entendait leurs geignements et leurs petites dents claquer dans le vide de l’argent. Tu aurais même pu les toucher à l’époque avec un bâton, ils n’auraient pas bougé. Ils faisaient les morts. Mais le chef, qui était resté replié dans l’ombre, comme à son habitude, il leur dit : « Frères vampires, ne vous en faites pas, bientôt vous allez pouvoir continuer à voler dignement dans vos magasins. Car, avec cette loi, je vous le dis, nous allons atteindre le paradis des chauves-souris ! » C’est qu’il avait assisté aux réunions préparatoires de la loi, le gros malin, et il y avait échangé ses dents de lait contre une double rangée de canines bien acérées.
– Et alors ?
– Tu te répètes, Frédérico ! Ils ont monté une opération punitive, les vampires. D’abord, ils ont développé comme jamais leurs propres produits – les marques distributeurs –, ceux sur lesquels ils gagnaient le plus d’argent. Et là, c’est les suceurs de sang qui fixaient les prix de vente et personne d’autre ! Ensuite, ils ont inventé les « marges derrière », pas « dernières », hein, Frédérico, ça c’est impossible avec les bestioles, les « derrière », un procédé d’extorsion unique au monde. C’est celles-là qu’on appelle vraiment, aujourd’hui, les « marges arrière ». Le conseil des vampires rassérénés a convoqué une nouvelle fois le fournisseur : « Gentil fournisseur, toi notre ami si cher qui a voulu nous couillonner avec cette histoire de prix fixes, tu le sais bien, nous sommes entrés dans la modernité, dans l’ère des services. L’avenir, c’est le tertiaire. Et ça tombe bien, car on va devenir tes prestataires attitrés. Tu vas être l’un de nos bons clients. On a même pensé à plein de choses qui te permettront de mieux vendre tes produits à prix minimum. Tu voudras les mettre en tête de gondole ? trois cents euros de plus ! Comment ? Ah non, par magasin, gentil fournisseur, comme d’habitude. Tu préféreras le milieu de rayon ?
Pas de problèmes, trois cents euros ! Tu voudras rajouter un stop rayon, une petite collerette ? Trois cents euros ! Tu voudras placer tes produits dans le beau catalogue en couleurs que nous envoyons à Madame Michu ? Non ? Ce n’est pas une option, gentil fournisseur, c’est trois cents euros ! Bon, maintenant, tu dois avoir compris le principe de base ! »
– Je ne vois pas où tu veux en venir.
– Frédérico ! C’est que du bidon tout ça, de la pure fausse prestation et donc de la fausse facturation. Tu as vu nos démonstratrices samedi après-midi à Auchan ? C’est nous qui les payons directement aux agences, les pin up décaties, c’est le service marketing d’Agro One qui gère tout ça, les bons de réduction, la came à déguster, le personnel, les costumes, les stands, la PLV. On leur offre même des animations générales de leurs magasins aux vampires, et des ventes flash sur leurs propres produits. Bon, tu as compris ce que c’était une marge arrière, Frédérico ?
– Du racket en bande organisée de vampires !
– C’est bien, t’apprends vite !
 
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Copyright 2009, L’Autre Éditions. Tous droits réservés – Reproduction interdite sans autorisation de l’éditeur. Extrait de L’Éclat du diamant de John Marcus, publié à L’Autre Éditions.
 
Juin 2009 – 480 pages – Grand format broché - 16,83 € TTC – ISBN 978-2918554004 - Dans toutes les bonnes librairies.

Coup de cœur France Bleu, Finaliste Prix du 1er roman policier, Finaliste 1er roman du Grand Prix Littéraire du Web – Pour lire les critiques, cliquez ici : www.leclatdudiamant.fr
 
 
Couverture de l'Eclat du diamant de John Marcus
 

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7 réactions à cet article    


  • yoananda 25 juin 2011 10:31

    heu ...
    sans vouloir vous vexer les marges arrières, c’est pas très compliqué a comprendre. N’importe qui peut y arriver :
    « tu veux être en tête de gondole ? tu raques ».
    voila, c’est fait.
    lol


    • Alexis_Barecq Alexis_Barecq 25 juin 2011 11:42


       smiley

      L’orthodoxie économique prétend que le Marché (payez attention à la majuscule) procède à la fixation des prix, par le truchement de Offre et de Demande. C’est bien entendu un mensonge.

      La vérité, c’est que la fixation des prix est le résultat... d’un rapport de force dans la négociation.

      Excellent article ! Merci à l’auteur.


      • rocla (haddock) rocla (haddock) 25 juin 2011 12:56

        Je serais ravi que tous ces requins-voleurs-escrocs-baratineurs de la GD crèvent tous avec dans leur gueule des billets de 500 euros qui les étoufferaient ces salopards de bétonneurs accapareurs qui ont participé à la mort du commerce traditionnel de l’ époque où il se vendait dans les magasins les produits fabriqués en France  créant les emplois correspondants . 


        Achetés à vils prix en Chine et autres pays et revendus avec un maximum de marge la plupart des produits manufacturés sont d’ une qualité n’ ayant rien à voir avec ce qui se faisait avant la grande distribution. 

        Saint Pognon priez pour eux ...

        • Clojea Clojea 25 juin 2011 14:05

          Oui c’est ça, ce sont les grandes surfaces, oui, oui. Excès de profit, cupidité etc... Tout y est. On peut gagner sa vie sans affamer les autres, mais dans ce monde de brute, cela parait impossible de la part d’une certaine clique


          • La fille du croquant La fille du croquant 25 juin 2011 14:07

            Déjà très bien expliqué par Christian JACQUIAU !

            Les Coulisses de la grande distribution est publié en 2000, et c’est rapidement un grand succès puisque le livre sera réédité huit fois.

            Cet ouvrage est une enquête sur les méthodes de la grande distribution et les conséquences de ce type de commerce sur le monde du travail et sur les petits commerces.

            Christian Jacquiau analyse l’évolution de la grande distribution en France depuis la création du premier magasin Leclerc en 1949 à Landerneau[2]. La France est devenue depuis le pays d’Europe qui compte le plus grand nombre d’hypermarchés et de supermarchés par habitant dont le pouvoir est concentré dans les mains de cinq centrales d’achat[3].

            Il dénonce plusieurs pratiques, légales et illégales, utilisées par la grande distribution. Les fournisseurs subissent des pressions les incitant à baisser leurs prix afin que la grande distribution contrôle voire augmente ses profits.

            Christian Jacquiau explique que les enseignes de grande distribution et leurs 5 centrales d’achats ont atteint une importance telle qu’elles sont devenues un passage clé pour la plupart des prestataires, et qu’elles abusent de leur position dominante en organisant ce qu’il appelle un « racket organisé ». En particulier :

            • Les centrales d’achat font tout d’abord payer un droit d’accès à la distribution, qui engage financièrement le fournisseur
            • Le « racket » se poursuit ensuite à de multiples reprises lors des livraisons, du stockage des marchandises, et lors des opérations promotionnelles que la grande surface jugera bon d’organiser
            • Est également dénoncée la pratique abusive des marges arrières. Cette pratique consiste à exiger du fournisseur des remises importantes sur l’achat de ses produits, si bien que la marge finale du distributeur atteindrait jusque 5 fois le pris payé au fournisseur[4],[5],[6].

            L’auteur analyse également les conséquences des méthodes de la grande distribution. Il étudie par exemple les conséquences de la production de masse, de la standardisation des goûts, de la délocalisation de la production ou de la flexibilité de l’emploi pratiquée par ce type d’entreprises. Christian Jacquiau défend l’idée selon laquelle la grande distribution favorise beaucoup trop un modèle agricole productiviste, mettant à l’écart les petits producteurs, ayant donc des répercussions sur le revenu et la vie des petits paysans mais aussi sur la qualité de la nourriture et donc sur la santé publique. Il affirme que chaque emploi créé dans la grande distribution détruit 3 à 5 emplois dans le secteur des PME[7] et du commerce de proximité[8].

            Cet ouvrage est finalement une critique de ce qui est un des moteurs de la mondialisation libérale. Il se veut être un ouvrage utile pour ceux qui s’intéressent à un autre mode de développement, pour une agriculture moins productiviste et plus paysanne, pour la création d’emplois et la relocalisation de l’économie....

            http://fr.wikipedia.org/wiki/Christian_Jacquiau

            Emission de Radio - La Bio avec Christian Jacquiau et le Réseau Sortir du Supermarché 12

            Pour visionner / écouter cette émission proposée par Christian Jacquiau et animée par Alex de Radio Ici et Maintenant du lundi 8 février 2010 :

             

            http://videos.rim952.fr/?p=90

             

              Intervenants au cours de l’émission :

            • Richard Marietta du Tarn, fondateur de Nature et Progrès 
            • Hervé Legal, fondateur du GASE (Groupement d’Achat et Service Épicerie) en Bretagne ;
            • Annie, Joël et Moon du Réseau Sortir du Supermarché 12.
            • Christian Roqueirol,éleveur de brebis et co-fondateur du magasin de producteurs « au marché paysan » à Millau

            • Unghmar Gunnarson Unghmar Gunnarson 26 juin 2011 13:52

              Une conférence de Christian Jacquiau sur les marges arrières :

              http://leweb2zero.tv/video/arnaud3333_334c8fb4b815600

              L’émission sur R.I.M. sans avoir à la chercher ;) :

              http://icietmaintenant.com/videos/?p=316


            • Robert GIL ROBERT GIL 25 juin 2011 15:20

              L’apparition des grandes surfaces a provoqué la disparition progressive des commerces de proximité. L’implantation de ces grandes surfaces s’est souvent faite aux moyens de montages financiers plus ou moins opaques, en achetant des terrains agricoles via des sociétés écran et ensuite en déclarant constructibles ces terrains. Dans un deuxième temps, la collectivité finance les routes d’accès, les ponts, les ronds point,... etc. La viabilisation, eau, électricité, tout à l’égout, sont également financés par nos impôts. Cela s’appelle une escroquerie !Lire ce petit article :

              http://2ccr.unblog.fr/2010/11/11/grande-distribution-et-grande-illusion/



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