La frontière des hommes
Le pays de part
Le grand fil barbelé
Il est des pays si beaux que nulle entrave ne devrait barrer le bonheur des yeux ni la liberté des pas qui vous y conduisent. Entre le ciel et l'immensité, il existe un lieu magique, ignoré des cartographes et des circuits touristiques ; ne l'ébruitez pas. Les gens d'ici ont délaissé les subsides faciles du migrant estival pour accorder à leurs troupeaux, le bonheur paisible de la pâture tranquille.
Une seule ombre à ce tableau d'Eden :une balafre gigantesque, un mur de chagrin qui sectionne les estives, épouse les reliefs, s'interpose par sa sinuosité menaçante. Des pieux de bois tous les 50 cm, six rangées de fils barbelés, une barrière solide et en parfait état, rappellent à tous que l'homme restera à jamais un être de partition qui s'épanouit dans la division et l'érection d'entraves.
Le passant de circonstance en ce lieu qui n'existe pas, imagine qu'il a sous les yeux, cette frontière qui se pense capable de distinguer la vache espagnole de sa coreligionnaire française . Que nenni ! Les états ont aboli les barrières et les postes de douane sont, au cœur des Pyrénéens, un souvenir nostalgique qui s'est envolé avec les képis des douaniers, au grand dam des contrebandiers locaux.
Un petit homme portant béret, remonte la route. Il veille d'un œil goguenard sur ses bêtes qu'il a confiées à la sagesse de la montagne. Elles ont le pied sûr et il s'y connaît, le diable ! Il a tant de fois gravi ces pentes escarpées pour conduire nuitamment des bêtes à cornes, d'un pays libre vers son voisin qui, en une époque lointaine désormais, l'était beaucoup moins !
Il se rappelle tendrement, la fiabilité du pas des bêtes qu'il maraudait ainsi. La Salers, quoique fille du Cantal, avait le sabot pyrénéen et la marche facile de celles qui suivent docilement leur vacher. L'Aubrac avait beau faire les yeux doux à tous ceux qui croisaient son chemin, elle avait le pas sûr des pèlerins de Compostelle. Seule la Charolaise chagrinait notre passeur de cornes. Si la robe est superbe, la démarche est hésitante et la nuit, face au grand vent du Sud, la belle vous rendait fragile au carabinier zélé.
Mais revenons à nos moutons : nos Potokas et autres vaches montagnardes, même si ces braves bêtes ne sont en rien responsables de cette ligne hérissée et « hérissante » … Une petite leçon d'histoire s'impose pour comprendre cette balafre. Un traité de 1775, signé par un roi de France qui n'avait pas encore perdu la tête, donnait à son homologue espagnol, 8000 pièces d'or pour que le cheptel de ses sujets puisse gravir les pentes du royaume ami. Une nouvelle ligne de démarcation couperait la montagne en deux alors que la frontière suivrait les courbes de niveau. L'herbe ne se soucie pas des nationalités et elle pousse où le vent la sème …
Mais pour notre berger basque, l'affaire n'est pas close ! Un roi de France ou un grand d'Espagne ne sont que menu fretin exotique. On ne découpe pas son pays, ni d'une frontière, ni d'un pointillé métallique. L'affaire se corse ( si je puis me permettre) d'un troisième larron qui arrive comme un cheveu dans une soupe basque. La Navarre semble usurpatrice d'une terre ; la sagesse populaire a baptisé chaque parcelle de ces montagnes, d'une langue tout autre. Le bon roi Henry aurait mieux fait de s'occuper des bergères que de tenter de gagner Margot...
Notre berger poursuit son récit, il me narre la sombre période franquiste et la joyeuse contrebande. Il cherche parfois ses mots : le français n'est pas sa langue maternelle . Il a l'œil qui pétille de trouver un auditoire à sa verve conteuse, au milieu de nulle part, dans son pays de Quint. L'occasion rêvée de jouer cartes sur table sans perdre le Nord. Le berger s'en retourne en son pays mythologique, des histoires, sans doute, plein la tête ...
Ne cherchez pas la route qui m'a mené là : elle ne figure pas sur les cartes officielles. Je dus cette rencontre aux recommandations d'un couple de charmants Basques de la ferme BIDEGUENIA qui m'enseignèrent ce lieu à l'écart de tout. Même le tour de France n'y passe jamais, c'est vous dire !
Contrebandièrement vôtre.
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