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jean-pierre castel 13 novembre 2012 17:00

Oui, j’ai même essayé dans mon essai (dont sont tirés ces articles, et pour lequel je cherche un éditeur, merci si vous en connaissez un qui soit motivé par ce thème) de voir comment concilier Jean Soler et René Girard.
En 2 mots, j’adhère à sa théorie du sacrifice, mais rejette la théorie du christianisme Je fais le parallèle entre le déni de la violence monothéiste et le rejet de la théorie du sacrifice du Girard : c’est d’une certaine façon la même chose.

Une contradiction majeure chez Girard :
Le judaïsme biblique présente toutes les caractéristiques des religions préchrétiennes sur lesquelles René Girard a fondé sa théorie du sacrifice : les sacrifices y jouent un rôle éminent, le Temple leur est d’ailleurs dédié.2

Selon cette théorie, le sacrifice fonctionne comme « une machine à produire des dieux », un processus de « transcendance archaïque »3 . Appliquée au judaïsme biblique4, elle devrait donc conduire à considérer que, comme dans toutes les sociétés préchrétiennes, Yahvé n’est qu’une divinité autosuggérée par les sacrifices5. La Bible désigne d’ailleurs Yahvé comme le « dieu vivant », celui qui, comme tout bouc émissaire girardien, est capable de donner la vie et la mort6.

Or pour les Juifs, les Chrétiens et les Musulmans, Yahvé, le Père ou Allah résulte non pas d’une autosuggestion produite par les sacrifices, mais d’une révélation qui préexiste aux sacrifices, et qui ne leur doit rien : les sacrifices n’ont été qu’une modalité archaïque de vénérer Dieu. Le Dieu abrahamique relève ainsi d’une forme de transcendance que l’on appellera « messianique », pour la distinguer de la transcendance « archaïque » : la première relève de la Révélation, alors que la seconde découle du sacrifice.

Un croyant ne pouvant, par définition, accepter la transcendance « messianique », il devrait refuser l’application de la théorie girardienne du sacrifice à l’Ancien Testament : le même Dieu ne peut pas être issu, dans l’Ancien Testament, du sacrifice c’est-à-dire par auto-suggestion, et dans le Nouveau, de la Révélation ; être, un peu comme le chat de Schrödinger, à la fois « archaïque » et « messianique ».

D’ailleurs la théorie girardienne du christianisme présente Jésus comme le dénonciateur de la « méconnaissance » qui se trouve au cœur de la « transcendance archaïque » du mécanisme victimaire : cette « méconnaissance » n’était donc pas dénoncée dans l’Ancien Testament. Pourquoi donc la théorie du bouc émissaire n’y serait-elle pas applicable ? Mais Jésus peut-il identifier son Père avec une divinité issue du mécanisme victimaire, donc partiellement apparue grâce à la « méconnaissance » qu’il dénonce lui-même 7 ?

C’est d’ailleurs ce que refuse par exemple Marcion8, pour qui le dieu parfaitement bon du Nouveau Testament, et le dieu ambivalent ? à la fois infiniment bon (cf. l’Alliance) et infiniment violent (cf. la colère de dieu) ? de l’Ancien Testament sont nécessairement distincts : le dieu de la Grâce pour le premier, celui de la Matière pour le second. Mais Marcion, comme d’ailleurs les gnostiques, fut condamné pour hérésie de lèse-monothéisme.

Pour résoudre cette contradiction, René Girard, qui se déclare chrétien, fait appel à la thèse de la « continuité entre l’Ancien et le Nouveau Testament », le fameux « principe ’accomplissement »9, pour en déduire que la « montée de la spiritualité chez les Prophètes »10 représente « une mutation progressive de la transcendance archaïque vers la transcendance messianique »11.

Les théories girardiennes du sacrifice et du christianisme apparaissent ainsi bien difficilement conciliables, ensemble et séparément, avec une foi en un Dieu dont la « maison », le Temple de Jérusalem, avait pour vocation et activité centrales l’accomplissement des sacrifices12.

2 Cf. p. 34. Le fait que dans le judaïsme des animaux aient été substitués aux humains ne change rien à la fonction sacrificielle,. Cette substitution n’est d’ailleurs que superficielle, cf. pp. 34 et 117, et non spécifique au judaïsme (elle avait cours par exemple chez les Grecs).
NB. : La Bible, en faisant descendre toute l’humanité de Caïn, le meurtrier de son frère, et toute la prêtrise d’Israël de Lévi, l’un des frères massacreurs de Sichem, semble accréditer la théorie sacrificielle de René Girard (qui met à l’origine des civilisations et des rituels religieux le meurtre d’un bouc émissaire, cf. p. 277).
3 Les disciples de René Girard appellent « transcendance archaïque » ce mécanisme de divinisation de la victime émissaire.
4 Ce que René Girard lui-même, étant chrétien, se garde bien de faire.
5 La parole de Saint Paul : « selon la Loi, presque tout est purifié par le sang, et sans effusion de sang, il n’y a pas de rémission. » (He, 9 : 22) illustre parfaitement la fonction du sacrifice d’expulser la violence, symbolisée ici par l’impureté.
6 « C’est moi qui fais mourir et qui fais vivre ; quand j’ai frappé, c’est moi qui guéris et personne ne délivre de ma main. » Dt 32:39
7 Aporie comparable à celle contenue dans la phrase attribuée au Christ sur sa volonté « d’accomplir la loi » ?

10 On a dénoncé le caractère fallacieux de cette prétendue préfiguration du Nouveau Testament par l’Ancien, et de la soi disant montée de la spiritualité chez les Prophètes (cf. l’Annexe 8, Spiritualité des Prophètes, p. 296) : des interprétations ad hoc, qui ne retiennent des textes que ce qui permet de valider le fameux « je ne suis pas venu abolir la Loi et les Prophètes, mais les accomplir » (cf. p. 134).
11 Selon l’expression de Benoît Chantre.
12 Cette difficulté explique peut-être la position changeante de René Girard sur l’interprétation sacrificielle du christianisme (cf. note 1428 p. 143), qu’il avait d’abord rejetée, à l’époque où il écrivait La violence et le sacré, pour s’y rallier ultérieurement. Elle est sans doute aussi à mettre en relation avec le peu de place qu’occupe la spiritualité dans la théorie girardienne, qui se présente comme une théorie purement anthropologique et sociologique de la religion. D’ailleurs lors de la parution de La violence et le sacré, l’œuvre majeure de R. Girard, certains critiques y avaient vu « la première théorie athée du religieux ».
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