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(---.---.141.205) 16 mars 2007 13:11

L’Empire contre-attaque Par Forest end

Le but de cet article est d’expliciter succintement les enjeux économiques et politiques derrière le développement d’internet, puis de tenter de deviner les menaces qui y pèsent à moyen/long terme. Il achève une année de recherches personnelles sur le thème du pouvoir des médias. Je prie le lecteur fidèle de bien vouloir y accorder une attention toute particulière, car j’ai tenté d’y mettre la synthèse d’un long cheminement.

Première partie : l’étoile noire

Les anciens médias sont les journaux et magazines, radios et télévisions. Leurs métiers sont de diffuser respectivement du texte et des images, du son et de la vidéo (ce que l’on nomme usuellement « immatériels ») grâce à leurs presses et émetteurs. Ces diffusions sont à but lucratif, sauf quelques exceptions comme France Télévisions, en partie financée par l’impôt. Ils se financent aux deux tiers par la publicité.

Le chiffre d’affaires mondial de la télévision hors subventions est voisin de 220 milliards US$ en 2006, dont environ 160 milliards US$ financés par la publicité, soit 70%. Le chiffre d’affaires mondial des journaux et magazines est voisin en 2006 de 275 milliards US$, dont environ 175 milliards US$ financés par la publicité, soit 65%, en augmentation, avec un maximum de 88% aux Etats-Unis (voir annexe pour le détail des chiffres). En ajoutant les radios, cela fait environ 540 milliards US$ par an, soit presque deux fois les dépenses annuelles de l’état français.

Les textes, sons et vidéos diffusés, servant de prétexte à cette industrie de la publicité, sont produits en interne ou bien achetés à des producteurs de contenu, comme les industries musicale (4 sociétés, CA environ 24 milliards US$) et cinématographique (6 sociétés, CA environ 68 milliards US$). Journalistes, musiciens, acteurs, ..., tous sont au service de la publicité qui les paye.

Deux chiffres suffisent à caractériser l’Empire des Médias : il vit aux deux tiers de la publicité, et il dépense chaque année deux fois le budget de l’état français.

(Si le lecteur souhaite plus de détails sur les médias, il pourra les trouver sur ce site non sponsorisé : la forêt des médias.)

La meilleure définition des médias est celle de M. Le Lay : les médias sont des outils pour vendre du Coca-Cola sous prétexte de distraction. « Advertising » comme finalité et « entertainment » comme excipient. Le but n’est pas d’informer, mais d’attirer assez l’attention pour faire passer le vrai produit : la publicité. Celle-ci n’est pas une activité séparée de « l’entertainment ». Elle est incluse partout : citons par exemple le film « cast away » (« seul au monde ») entièrement conçu comme publicité pour une entreprise postale, ou le film « the holiday », qui est une suite de clips publicitaires.

L’« information » là-dedans est un excipient comme un autre, dont le but n’est pas d’informer mais d’attirer l’attention et de véhiculer des messages publicitaires : tous ceux payés par l’annonceur solvable. Même sans information, l’Empire véhicule des valeurs, comme surtout et évidemment un idéal de consommation.

Le temps de cerveau disponible du lecteur ou téléspectateur humain ingurgite chaque année pour 400 milliards US$ de messages intéressés. Emis par qui ? Sur les 360 milliards US$ fournis aux anciens médias par la publicité, selon ce document du groupe Lagardère, 160 milliards, soit 44%, sont « attribués » par les 7 premiers groupes de publicité, qui font un chiffre d’affaires direct d’environ 50 milliards US$. Les 20 premiers annonceurs dépensent le quart du total, soit 90 milliards US$. Ces annonceurs sont des fabricants de produits grand public sensible à l’image : automobiles, téléphones et électroménager, parfums, musique, distribution, ... Ils ont une caractéristique commune : ce sont tous des « marchés mûrs », avec un petit nombre de grands acteurs, et au plus 6 ou 7 sociétés par type de produit sur la planète. La publicité dans un marché mûr est pourtant la moins socialement utile : à quoi nous sert-il au fond que les constructeurs automobiles dépensent chaque année en France un milliard d’euros en publicité ? Oligopoles au service d’oligopoles ... le terme d’« Empire » n’est pas vain.

Deuxième partie : la rébellion

La nature physique d’internet est celle d’un « tuyau » comme les précédents, mais infiniment plus efficace et apte à supplanter immédiatement tous les autres. Contrairement aux précédents, il est bi-directionnel. Il ne craint pas de supporter une diversité infinie de flux et une quantité infinie d’immatériels. Il n’a pas besoin de « diffuseurs ». Il ne coûte (relativement) pas grand chose, car se satisfaisant en bonne part d’infrastructures existantes. Il est (relativement) favorable à l’environnement : sa consommation électrique est inférieure à celle induite par la fabrication et la distribution de journaux ou DVD, et pas supérieure à celle des téléviseurs. Au premier abord, c’est un progrès.

Pendant longtemps, internet a été le jouet d’une minorité, qui en a testé et cerné les utilisations possibles. Son développement grand public a commencé vers 1995 avec la pornographie, seul produit pour lequel il y avait une demande solvable immédiate, comme ce fut d’ailleurs aussi le cas du minitel. Le développement a donc été d’abord vu par l’Empire comme une source de revenus supplémentaire, mais il a dû déchanter et ce fut l’explosion de la bulle internet et le développement du p2p.

L’Empire est menacé dans son existence même, qui repose sur le monopole des tuyaux de distribution : c’est avant tout un diffuseur. Or internet diffuse très bien tout seul. Ce qui est menacé, c’est un système qui distribue chaque année 400 milliards de publicité, avec tous les intermédiaires concernés, et la logique sociale et politique qui en a découlé. La libre circulation des immatériels associés à l’« infotainment » prive le système de sa raison d’être officielle. Ce que craint le plus l’Empire est que l’« infotainment » puisse être facturé sans son intermédiaire et sans publicité.

L’Empire ne défend pas la création, mais son contrôle de la création et son utilisation comme prétexte publicitaire.

Il s’est alors battu sur deux axes : mener une bataille de retardement sur des positions fortifiées, et préparer dans le même temps une campagne de reconquête.

Troisième partie : les lois de l’Empire

Les manoeuvres de retardement ont consisté à tenter d’empêcher l’utilisation d’internet comme système de diffusion, et surtout comme système de paiement direct qui se passerait de l’Empire, ce qui a déjà été décrit ici dans plusieurs articles.

L’Empire a consacré sa force de propagande à « repositionner le problème ». Comme on a dit que la nocivité de l’amiante n’était pas démontrée, ou bien que le réchauffement climatique n’est qu’une hypothèse parmi d’autres, les internautes sont devenus des « pirates » qui spolient les « créateurs ». Aucun média n’a présenté le p2p comme une opportunité sociale, ni un mode possible de financement direct de la création. L’idée d’une licence globale n’a jamais été abordée dans la presse, sauf pour dire qu’elle était irréalisable.

L’Empire a utilisé son pouvoir d’influence pour obtenir un contexte législatif favorable, sous prétexte de lutte contre, selon les jours, le terrorisme, la pédophilie, le « piratage », ... La LCEN a écarté la menace d’un internet anonyme, donc incontrôlable. Le DMCA (EUCD/DADVSI) a écarté la menace d’un p2p légal et autofinancé. De nouvelles lois continuent à tenter d’interdire l’usage du net comme moyen normal de diffusion non contrôlé. Aussi longtemps que le spectre de la licence vraiment globale est écarté, il n’y a pas de financement des contenus alternatif à ceux que tentera l’Empire, qui garde ainsi quelque « profondeur stratégique », comme dirait sans doute Clausewitz.

L’Empire a enfin tenté de bloquer l’usage libre des ordinateurs et d’internet avec des mesures techniques de protection (« DRM »), comme en particulier FairPlay, AACS, HDCP et surtout Vista. Mais il semble qu’il vienne de perdre cette troisième escarmouche, car il ne faut quand même pas trop prendre les clients pour des demeurés.

Tout ceci a permis de gagner une dizaine d’années, le temps de se « reconfigurer ». Mais l’industrie musicale est en train de s’écrouler, et l’industrie cinématographique vacille. La première était considérée sacrifiable. La deuxième l’est moins. Si le client regarde ses films et séries librement sur le net, le reste de la vidéo va suivre et comment lui faire alors avaler la pub ? Ce ne sont pas seulement les 100 milliards de ces industries qui sont menacés : elles pourraient retrouver un financement moins grassouillet mais vivable avec une licence globale. Ce qui menace derrière, c’est l’asphyxie de 400 milliards de publicité qui ont besoin de tuyaux, et la société qui va avec.

Entre octobre 2003 et septembre 2006, le nombre de connexions à haut-débit en Europe est passé de 23 à 86 millions, dont 13 millions en France. Internet n’est plus un jouet de « geeks ». C’est un produit grand public, qui a besoin de contenus. Les manoeuvres de retardement s’achèvent et les grandes batailles se rapprochent.

L’Empire doit maintenant trouver un mode de financement de l’« infotainment » qui préserve le marché publicitaire.

Quatrième partie : le retour des Siths

Sachant ses tuyaux condamnés, l’Empire doit trouver un « modèle économique » sur le net. La vente directe n’a pas rapporté grand chose. Le chiffre d’affaires cumulé de I-tunes dépasse à peine le milliard US$ et n’accélère plus. Pour autant l’économie d’internet décolle. Le marché publicitaire US représente 70% du marché mondial, on verra plus loin pourquoi. Il est passé de 1998 à 2000 de 2 à 8 milliards US$, puis en 2006 à 16,8 milliards US$, et continue à croître de 30% par an. A nouveau, la publicité s’impose comme le mode de financement principal, car la vente directe d’immatériels ne doit pas représenter plus de 6 ou 7 fois moins. Sur ce secteur, on trouve en 2006 les trois leaders suivants :

*

Google : 9 milliards US$

*

Yahoo : 5 milliards US$

*

Microsoft : 2,5 milliards US$

soit à eux trois 67 % d’un marché mondial de 24,5 milliards US$, ce qui explique pourquoi ce marché est à 70% aux Etats-Unis.

Oligopole, vous avez dit oligopole ?

De quoi vivent ces sociétés ? Examinons le cas de Google. Les revenus de Google sont tirés en quasi-totalité de deux produits : la vente de mots-clé et la régie publicitaire. Dans le premier cas, il s’agit de payer pour être en tête des réponses sur certaines recherches. Si vous tapez « où puis-je acheter un sécateur ? », il y a de bonnes chances que l’ordre dans lequel des réponses vont vous être présentées soit le résultat d’une mise aux enchères. Dans le deuxième cas, il s’agit de l’utilisation d’espaces publicitaires libres dans des sites qui valorisent ainsi leur audience. La grande force de ce système par rapport à l’affichage traditionnel est que le type de produits dont la publicité va s’afficher est lié aux types de questions dont la réponse conduit à ces sites, avec les mêmes enchères que précédemment. La publicité est donc automatiquement adaptée au contenu du site.

En conclusion, la publicité sur le net fonctionne très bien, à condition qu’elle soit intelligente, c’est à dire ne se contente pas d’occuper statiquement un espace, mais s’adapte aux besoins de l’utilisateur et s’inscrive dans un service réel.

Sur le net, la publicité doit être intelligemment incluse dans les pratiques de l’internaute.

Un moteur de recherche est quelque chose de très pratique. A tel point qu’ils deviennent le mode unique d’accès à l’information et à la connaissance. Que se passera t il s’ils basculent du côté obscur ? Je vous supplie de réfléchir - ne serait-ce qu’une minute - au monde que nous sommes en train de fabriquer, dans lequel trois trusts US à vocation publicitaire sont en train de devenir notre seul moyen d’accès à la connaissance.

Cinquième partie : l’Empire contre-attaque

Tout ce qui précède a déjà été dit ou esquissé ici. Nous entrons maintenant dans un exercice prospectif, pour tenter d’imaginer où et comment vont se livrer les grandes batailles.

La situation initiale des forces en présence est la suivante. Côté grand public - vous et moi - nous avons compris les potentialités d’internet et sommes prêts à les utiliser pour diffuser l’infotainment et le payer à son juste prix, en court-circuitant les intermédiaires inutiles. Mais le retardement légal nous empêche encore un peu de le faire et de déferler sur l’Empire pour le balayer. Côté Empire, on a compris qu’il fallait basculer rapidement le marché publicitaire vers le net, et 400 milliards sont prêts à marcher à la bataille, mais vers où ?

Il y a deux lignes de front ouvertes : information et entertainment. Elles sont étroitement liées. Je ne décrirais ici que la première de ces deux grandes batailles. La bataille de l’entertainment se livre par exemple chez Youtube, où Google est au pied du mur. Viacom vient de lui réclamer un milliard US$ de droits, ce qui signifie : « dépêche-toi de trouver un modèle économique publicitaire, sinon on te coupe les contenus ». Mais voyons plutôt l’information.

Comment associer intelligemment l’information à la publicité ? Il y a bien sûr la régie publicitaire, déjà citée, mais ça ne suffira pas, même si elle devient de plus en plus sophistiquée. Son taux de croissance élevé de 30% n’est néanmoins pas suffisant pour absorber l’énorme masse de capitaux qui pourrait devenir disponible. Par ailleurs, elle ne donne pas un contrôle éditorial suffisant pour garantir son efficacité. Le lecteur attentif aura je pense maintenant deviné où le rédacteur voulait en venir :

dans le web 2.0, l’information « spontanée » sera en fait de la publicité.

La contre-attaque de l’Empire sera la subornation du cinquième pouvoir. Microsoft vient de reconnaître avoir payé des rédacteurs professionnels pour arranger dans wikipedia des rubriques le concernant. Ceci laisse présager ce qui se passera quand les centaines de milliards de dollars de pub se déverseront de cette manière.

Des rédacteurs « bénévoles » présenteront les avantages de Windows. Des intervenants « spontanés » montreront des clichés « confidentiels » de la nouvelle Renault pour en tester l’allure. De soudains courants de sympathie apparaîtront pour une cause, une idéologie, un homme politique, ... Les messages négatifs perdront en visibilité. Ce sera le web qui a l’air fait par vous, et la pub qui n’a pas l’air d’en être. Ce sera l’ère du buzz.

L’Empire pratiquera un parasitage de masse. Dès qu’un site accueillera suffisamment d’audience pour retenir son attention, le noyautage massif et professionnel commencera. Pas besoin de l’acheter ni de le financer excessivement. A lui les recettes de la régie, à l’Empire les recettes du contenu.

L’internet de demain risque fort d’être aussi glauque que la télévision d’aujourd’hui. Beaucoup de choses y seront insideusement commerciales sans qu’on ne le remarque. Et si ça se trouve c’est déjà bien commencé...

Annexe : le chiffre d’affaires des anciens médias

Selon ce communiqué de presse de ZénithOptimédia, le chiffre d’affaires mondial de la publicité a été en 2005 de 400 milliards US$ et en 2006 de 424 milliards US$. Il croît en moyenne à 5% par an et accélère. Dans les médias cités, la part de publicité a été en 2006 :

*

journaux et magazines : 42%, soit 178 milliards US$

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radios : 8,4%, soit 35 milliards US$

*

télévision : 38%, soit 160 milliards US$

Selon Idate, le marché mondial de la télévision a été en 2004 de 240 milliards US$, avec un taux de croissance de 4%/an. On peut donc l’estimer en 2006 vers 260 milliards US$, soit un taux de financement publicitaire de 62%. En 2004, en Europe, le marché était de 58 milliards US$, dont 33% de ventes directes, 41% de publicité et 26% d’impôts (par exemple « redevances audiovisuelles »). Si l’on ôte la part de subvention, la publicité finançait en Europe 55% de l’activité commerciale. En résumé, il n’est pas aberrant d’estimer le marché actuel de la télévision hors subventions autour de 220 milliards US$, dont 70% est financé par la publicité.

Pour la presse, selon ce rapport 2001 de l’Académie des Sciences Morales et Politiques, le taux de financement moyen par la publicité s’établit dans le monde vers 65%, avec une valeur minimale en France de 40% (stable depuis longtemps selon ce rapport du Ministère de la Culture, mais qui va augmenter avec le développement des journaux gratuits), et une valeur maximale aux Etats-Unis de 88%.

Bravo ! nous le savons, vous le savez, ils le savent !

Mais il y a pire, et je t’en tiendrais informé en temps voulu !

La Sacem ouvre le bal. Allons dansons maintenant !

PS : Le 5° a-t-il déjà frappé ? Toujours est-il qu’Agora Bug ! de plus en plus... Avez-vous accès à la page principale dans son intégralité ?


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