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Unlecteur 24 avril 2007 15:43

Actualités : LE REGARD DE MOHAMED BENCHICOU Dans mon pays (Le soir d’Algérie)

A quoi ressemble l’écrivain d’un pays qui a peur d’un livre ? A Anouar Benmalek. Il a la jubilation intérieure du courtisan de lumière et le désenchantement visible, à peine contenu, de l’éclaireur éconduit, boudé par sa terre, asservie aux trop longues nuits de l’histoire. Il n’en laissait pourtant rien paraître ce matin-là au Salon du livre de Paris où je le rencontrai entre deux dédicaces, comme si cet intime désarroi avait fini, à son tour, par n’être qu’une solitude de plus parmi celles qui accompagnent, dans mon pays, les courtisans de lumière. Comment sortir de la nuit sans forcer les portes sacrées qui verrouillent les vieux tunnels noirs de nos peuples ?

C’est le cri de Anouar Benmalek dans Ô Maria, cri étouffé par toutes sortes de vigiles qui veillent, dans mon pays, sur les portes sacrées du mensonge, de l’hypocrisie, de l’ignorance, de l’aliénation et de la servitude, ces portes massives, regardons bien, qui n’en finissent pas de se refermer sur nos enfants. Les cerbères de l’imposture ont décrété blasphème le hurlement ultime de ce peuple musulman et méditerranéen dépossédé de tout, de ses rêves de grandeur et de sa foi nourricière dans l’avenir, poussé aux exils pour fausser compagnie à la décadence, ou aux indignités pour échapper au prix de l’honneur. Un rugissement aux accents morisques qui secoue toujours, dans mon pays, les bidonvilles d’Alger et qui n’en finit pas de déchirer les fourberies des puissants. Qu’y peut-on si ce cri extrême est sorti de la poitrine d’une femme révoltée ? Ce sont des poitrines assez conscientes du malheur pour avoir le cran de le combattre, des poitrines de nos femmes, que sont souvent sorties les vraies interpellations de l’histoire. Alors Maria, Aïcha, fille de l’incertain, symbole d’un peuple égaré, se reconnut les droits de lancer cette irrévérence désespérée contre les portes sacrées du silence et de la fourberie.

Catholique et musulmane, esclave et insoumise, résignée et fugitive, pieuse et catin, elle finit par savoir ce qu’elle était vraiment : une mère résolue, par une sorte d’impiété salutaire, à épargner à son fils le destin des peuples égarés. Plus que d’un blasphème envers le Créateur, on a en fait accusé Anouar Benmalek de sacrilège envers les impostures de ce bas monde. D’avoir tenté d’en ouvrir les portes sacrées par l’arme de la démesure, cette clé indomptable qu’offre la littérature aux courtisans de lumière. Je lisais, ce matin-là, dans les yeux d’Anouar, l’infinie perplexité des serruriers solitaires face aux obscurités qui se cachent derrière les portes du mensonge. Et en l’écoutant parler, je laisse germer dans mon esprit une question traîtresse : à quoi pense un gouvernement qui a peur d’un livre ? Sans doute à faire, encore et toujours, la chasse à la lumière. A s’abandonner aux ténèbres. Et à l’abdication devant l’Inquisition. Derrière les autodafés se profilent toujours d’incroyables trahisons et d’inattendues capitulations devant les pyromanes. Ça ne rate pas : j’apprends que le même pouvoir algérien qui interdit aux journalistes de se réunir à Tizi- Ouzou et aux associations de victimes du terrorisme de se réunir à Alger, le même pouvoir ouvre les bras à quinze mouvements islamistes, dont les Frères musulmans égyptiens, venus débattre, à Sidi- Fredj sur la nuit derrière les portes sacrées, à travers un thème d’actualité : “Les islamistes et la participation au pouvoir.” La veille, un des plus anciens chefs patriotes, le moudjahid Gharbi Mohamed Tounsi, était condamné à vie pour avoir riposté aux provocations d’un terroriste repenti.

Il y a, dans cette dérive politique, comme une perversion naturelle qui guette tout régime pourchassant ses hommes de plume. On commence par interdire Anouar Benmalek, on finit par accueillir les assaillants de Naguib Mafouz. L’inquisition devient comme un ciment des forfaitures politiques. Un pacte inavouable semble lier les censeurs algériens de Ô Maria et les persécuteurs égyptiens de Awlâd hâratinâ (Les fils de la médina), critique implacable des nouveaux messies arabes, récit incisif sur la vie d’un quartier cairote où chacun des habitants représente un prophète de la Bible que Mahfouz décrit comme des individus médiocres et vaniteux, incapables d’améliorer la vie des habitants.

Les deux romans, fictions allégoriques sur les désillusions arabes, furent tous les deux jugés blasphématoires par les courants intégristes, cerbères des portes de la nuit, ceux-là mêmes qui se rencontrent aujourd’hui à Sidi-Fredj, avant que les gouvernements algérien et égyptien ne décident à leur tour de les interdire. Mais alors, jusqu’où irait la conjuration des prophètes démystifiés par la plume, jusqu’où irait un gouvernement qui a peur d’un livre ? Nous aurions tort de mésestimer les effets politiques de la censure et de l’inquisition. En plus d’être le ciment des forfaitures politiques, elles ont toujours annoncé de funestes dérives autoritaires. L’Allemagne hitlérienne fut précédée par les autodafés nazis de 1933 qui, à Berlin, Brême, Dresde, Munich ou Nuremberg, condamnèrent au feu les ouvrages de Bertolt Brecht, d’Alfred Döblin, de Sigmund Freud, d’Heinrich Mann, de Karl Marx, de Carl von Ossietzky ou d’Arnold Zweig, pour ne citer que ceux-là.

Nous n’en sommes, dira-t-on, plus là. Sans doute. Mais le couteau, lui, est toujours là et Awlâd hâratinâ a failli coûter sa vie à Naguib Mahfouz, trente-cinq ans plus tard, quand deux fanatiques islamistes de al Jama’a al Islameya le poignardèrent devant son domicile, en octobre 1994. Le Nobel de littérature survécut miraculeusement à une mise à mort programmée mais s’il y perdit l’usage de sa main droite, il ne perdit pas la foi de l’écrivain résolu. “L’écriture est maîtresse : elle agit sur la culture et sur les civilisations”, répondait-il aux journalistes venus l’interroger sur son lit d’hôpital au lendemain de l’agression.

C’est pourquoi, me suis-je dit en quittant Anouar Benmalek, les dictatures auront toujours peur d’un livre. C’est-à-dire d’une déraisonnable petite lumière qui viendrait à s’aventurer dans les opacités du pouvoir et que nous avons, à jamais, l’obligation d’agiter au coeur des ténèbres.

Mohamed Benchicou

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