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21 rue des Rosiers

Comparé aux clapiers qui défigurent trop souvent l’univers urbain parisien, le 21 rue des Rosiers – immeuble classé du 17e siècle – séduit par la sobriété de sa façade classique fraîchement ravalée. Seules touches de couleur : quelques annonces publicitaires pour des cours de yiddish ou des préparations de bar mitzvah placardées près de la porte. Situé au cœur du « Pletzl », le vieux quartier juif de la capitale, le 21 vit au rythme de ses habitants...

Au rez-de-chaussée habite Rose Abitbol – Fanny, de son nom de guerre –, une ancienne prostituée sexagénaire du quartier Saint-Denis. Reconvertie dans le spiritisme, elle claque l’essentiel de son temps et de ses maigres ressources d’ex-pro du radada à fleurir au Père-Lachaise la tombe de son maître à penser Allan Kardec. Ce qui, d’après les rumeurs, ne l’empêche pas, de temps à autre, de replonger dans le stupre pour soulager, entre deux monuments funéraires, les bourses engorgées de l’un de ces bargeots du sexe incapables de bander hors des cimetières.

De l’autre côté du couloir s’ouvre pour quelques jours encore l’échoppe de Nikos Kaspoutis, le cordonnier grec. Grand ami de l’ouzo, il est aussi l’ennemi juré du boulot depuis que le crabe a emporté Maria, son épouse et mentor. La seule vue d’une paire de chaussures aux semelles béantes lui file le bourdon, ce qui constitue, pour un artisan de son état, un défaut rédhibitoire qu’il a vainement tenté de faire reconnaître comme une maladie professionnelle. Débouté par la Sécu, il était parti pour sombrer lorsqu’un héritage providentiel, commué en rente mensuelle, l’a sauvé in extremis d’une ruine inéluctable et d’un lent suicide anisé. L’âge de la retraite ayant définitivement sonné, Nikos vient de vendre son pas de porte à un certain Samy Hazan. Dans deux semaines, la modeste cordonnerie sera transformée en « Palais du falafel  » comme l’indique un calicot apposé sur la devanture. Panzer, installé trente mètres plus loin, n’a qu’à bien se tenir ! Encore faudra-t-il obtenir le feu vert de la commission de la Cacherouth du Beth Din de Paris*…

Au premier étage, dans l’appartement protégé par une mezouzah verticale comme le veut la tradition séfarade, vit la famille Choukroun : le père, sympathique courtier en assurances, rondouillard et tchatcheur ; la mère, sans profession, ce qui lui laisse du temps pour critiquer celle des autres ; la petite Muriel, aussi large que haute à force de se gaver de baklawas et de strudels ; enfin ce grand dadais de Franck, la honte du lycée Charlemagne et le désespoir de ses parents qui rêvent encore – ces naïfs ! – de le voir succéder un jour à l’oncle Fitoussi dans son cabinet de pédiatrie. Un espoir qui sera déçu : Franck ne s’intéresse qu’à trois choses : les filles, les filles et les filles ! Signe particulier : les Choukroun ne supportent pas les Himmelfarb et « leurs airs supérieurs ». Forcément, des ashkénazes  !

Sarah Weissbrot occupe seule le deuxième étage devenu trop vaste depuis la mort de son mari Albert cinq ans plus tôt. Tradition œcuménique oblige, sa mezouzah est fixée en biais sur le chambranle de la porte. De santé mentale fragile, Sarah avait, après la disparition de son époux, versé peu à peu dans une sorte de délire inoffensif. Selon le docteur Bernfeld, son état ne justifiait toutefois pas d’internement. En fait, l’origine du mal remontait très loin en arrière, à une époque où la folie des hommes avait atteint son paroxysme. Raflée puis déportée à Auschwitz, la jeune Sarah avait vu disparaître sa famille tandis que ses meilleures amies, Irène et Anna Finkelstein, étaient dirigées vers Birkenau. Elle ne devait jamais les revoir. Cinquante ans après, la chambre d’amis est prête et Sarah attend. Elle attend les sœurs Finkelstein. Aujourd’hui, demain, dans un an, dans dix, elles viendront. Sarah le sait. Sarah attend.

Pas de mezouzah sur la porte des Himmelfarb au troisième étage : ils sont résolument athées. Père informaticien, mère infirmière, ils disposent des meilleurs revenus de l’immeuble. Ces deux là vivent dans la crainte d’un retour du fascisme et de l’antisémitisme. Voire du terrorisme anti-juif. À cet égard, l’attentat commis contre le restaurant de Jo Goldenberg lorsqu’ils étaient adolescents reste gravé de manière indélébile dans leur mémoire. Pour parer à toute éventualité, ils ont encouragé leurs quatre filles à choisir des professions expatriables en cas de danger : informaticien, médecin ou... musicien. C’est pourquoi l’aînée joue du piano, la cadette du violon, la troisième de la flûte et la dernière du violoncelle. Il va sans dire que les Himmelfarb éprouvent le plus profond dédain pour les Choukroun et leurs manières exubérantes. « Ces séfarades, tous des frimeurs ! »

Le quatrième étage comporte deux petits appartements dont les portes s’ouvrent face à face sur le palier.

À gauche vit le couple Verdier-Sénéchal. L’un est barman dans un pub anglais, l’autre manucure dans un salon pour vieilles peaux friquées. Rien de bien extraordinaire. À ce détail près que le premier s’appelle Paul et sa copine... Antoine. Abonnés à Têtu, sympathiques, et homos jusqu’à la moelle ! Deux de perdus pour la gent féminine. Dommage pour elle, ils sont plutôt beaux gosses.

De l’autre côté du palier, Aymeric et Clara Donnadieu attendent. Comme Sarah Weissbrot. Mais leurs sœurs Finkelstein n’ont jamais eu d’apparence humaine. Elles se nomment « Succès » et « Notoriété ». Un succès et une notoriété qui les fuient depuis le début de leur carrière théâtrale, ce qui les contraint à vivre – plutôt chichement – de figurations occasionnelles, de médiocres doublages et de rôles insignifiants dans la publicité et le cinéma d’entreprise. Intermittents du spectacle, ils ont par la force des choses des loisirs ; permanents du cœur, ils en ont fait don à plusieurs associations humanitaires : membres de Clowns sans frontières, ils parcourent le monde de la misère morale, jouant ici dans la boue d’un camp de réfugiés et là sur les décombres d’un village. Avec, pour seul salaire, le sourire retrouvé d’une gamine indonésienne ou le regard émerveillé d’un bambin haïtien.

Reste, tout en haut de l’ultime volée d’escalier, le cinquième et dernier étage. Il comporte, outre les greniers des Choukroun et des Himmelfarb, deux petits logements mansardés.

Le premier, orienté au nord, est loué par Sarah Weissbrot à Adam Labrosse. Un garçon dont l’intelligence tranche avec l’insondable stupidité de ses parents. On a tous connu un Jean Bonnaud ou un Pierre Pons. Labrosse Adam manquait à l’appel. Il habite rue des Rosiers dans un cagibi mansardé où s’empilent des dizaines de bouquins et d’objets hétéroclites. Adam Labrosse est ethnologue, pique-assiette, animateur de radio FM, gigolo, critique de cinéma, écrivain public et photographe. Tantôt l’un, tantôt l’autre. Selon son humeur. Selon les opportunités. Selon l’état de ses finances.

Le second, de l’autre côté d’un no man’s land de tomettes ébréchées, est lui aussi occupé par deux locataires de Sarah Weissbrot, deux jeunes filles montées d’Auvergne travailler dans une grande compagnie d’assurances : Antoinette Védrines et Marion Astruc. Leur logement comporte deux pièces éclairées chacune par une véronique. D’un côté, une cuisine-salle de bains-WC-placard à balais. De l’autre, une salle à manger-salon-chambre à coucher-vestibule. L’ensemble est à peine plus grand qu’un timbre-poste. Une exiguïté qui nécessite quelques règles de conduite. À commencer par l’interdiction absolue d’utiliser les chiottes dans la demi-heure précédant les repas. Même noyées sous la brise marine du Cap Horn ou les senteurs de pin des Landes en aérosols, il est des fragrances qui cohabitent mal avec les arômes culinaires ! Un détail quand on a vingt ans et que l’on découvre la capitale…

Retour dans la rue. Deux garçons coiffés de la kippa se sont arrêtés devant la boutique de Nikos. « Et celle-là, tu la connais ? » demande le premier à son compagnon avant d’enchaîner : « Trois boutiques de fringues sont juxtaposées sur le trottoir d’une rue commerçante. Celle de gauche appartient à Dupond, celle de droite à Durand et celle du milieu à Lévy. En cette période de crise, les affaires sont dures : Dupond, la mort dans l’âme, se résout à afficher une remise de 20 % sur tout son stock. Durand est obligé de suivre : il annonce un rabais de 30 %. À ton avis, que fait Lévy ? » Mutisme du compagnon et réponse amusée de son ami. « Élémentaire, Schmock**, il placarde un grand panneau au dessus de sa porte : entrée principale des magasins ! »… 

21 rue des Rosiers, un immeuble ordinaire*** au cœur du Pletzl

 

* Commission chargée par le Beth Din (tribunal religieux) de délivrer aux commerces alimentaires le document certifiant que les produits vendus sont garantis cachers.

** Couillon, crétin, en yiddish. En général très péjoratif, ce mot est aussi utilisé de façon moqueuse entre copains. Autre signification de ce mot : pénis !

*** Un immeuble qui pourrait exister (et avec lui ses habitants) si sa place n’était occupée par le débouché de la rue des Ecouffes...

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21 rue des Rosiers

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17 réactions à cet article    


  • Fergus fergus 9 juin 2009 13:16

    A toutes fins utiles, je précise que le dessin qui illustre cet article n’est pas dans la rue des Rosiers, mais orne, non loin de là, la façade du restaurant Pitchi Poï situé 7, rue Caron (place du Marché sainte-Catherine).


    • lisca lisca 9 juin 2009 13:20

      Instructif et intéressant, merci Fergus.

      Dernière phrase : en me promenant rue des Rosiers, je n’ai jamais rencontré de Dupont ni de Durand.
      Il n’y a pas très longtemps, le quartier était un quartier d’artisans pure souche pas bien riches mais bien parigots. Avant cela, il fut une résidence de seigneurs, un haut lieu religieux du catholicisme qui ne s’appelait nullement « Pletzl ». Il y a des jours où on regrette.
      C’est quand même resté une merveille architecturale.
      http://www.parisbalades.com/Autre/histoire_paris.htm


      • Fergus fergus 9 juin 2009 13:50

        Bonjour Lisca. S’il n’y a pas de commerçants nommés Dupond ou de Durand rue des Rosiers, il y a quand même quelques enseignes tenues par des non-juifs, bien que les Juifs soient encore majoritaires, les plus emblématiques (et connus jusqu’à New-York) étant la charcuterie Panzer, Florence Finkelsztajn, Sacha Finkelsztajn et Jo Goldenberg.

        J’emploie le mot « encore » car le quartier est en voie de déjudaïsation comme le montre précisément la vingtaine de commerces passés ces dernières années dans les mains de « goyim » (non-juifs) principalement vendeurs de vêtements.

        Quant au caractère juif du quartier Saint-Paul dont la place éponyme a donné le nom de « Pletzl » (petite place en yiddish), il est avéré depuis... le moyen-âge. Mais c’est surtout au début du 20e siècle que la population juive a fortement augmenté par l’apport de nombreux ashkénazes fuyant les pogroms d’Europe centrale.


      • Vilain petit canard Vilain petit canard 9 juin 2009 14:05

        Eh oui, sous Saint Louis, la rue des Rosiers s’appelait « rue des Juifs »...


      • Sébastien Sébastien 9 juin 2009 13:34

        Bravo, bravo, bravo. C’est vraiment un super article et je me suis pris a etre nostalgique d’une ville et d’un quartier que je ne visite plus beaucoup et qui jusqu’a aujourd’hui ne me manquaient pas.

        A signaler que Finkelsztajn fait le meilleur gateau au fromage du monde ! La charcuterie y est divine et le hareng et le foie hache sont tout simplement exquis.

        Merci encore pour ces 5 minutes de voyage.


        • Fergus fergus 9 juin 2009 14:03

          Bonjour, Sébastien, et merci pour ce commentaire.

          Comme je viens de l’indiquer à Lisca, chacun dans son magasin, les Finkelsztajn, Florence dans son ancienne boulangerie couverte de mosaïque bleue (voir photo) et Sacha dans sa célèbre boutique jaune préparent en effet ce qui se fait de meilleur en matière de gastronomie juive, qu’elle soit d’origine ashkénaze ou séfarade. Votre enthousiasme pour le gâteau au fromage est là pour le démontrer et confirme la réputation internationale de ces artistes du goût. La preuve : même les Juifs américains se pressent pour déguster ce fameux « cheese cake » qui rivalise avec les meilleurs traiteurs yankees.

          Mais au fait, Florence et Sacha sont-ils parents ?


        • abdelkader17 9 juin 2009 14:06

          @Sebastien
          l’attachement à la communauté c’est tout ce qui compte.


        • Sébastien Sébastien 9 juin 2009 16:52

          Fergus, Sacha et Florence sont frere et soeur. Je crois qu’une petite brouille dans la famille les a amenes a creer chacun leur magasin...

          Abdel : tu as vu le dessin anime ratatouille ? La nourriture rappelle des souvenirs d’enfance, des gouts, des ambiances, des personnes. Voila tout.

          Et plus generalement, ce quartier est l’un des seuls a Paris qui soit ouvert le dimanche et c’est tres agreable de s’y promener en ete quelle que soit la religion des gens.


        • Fergus fergus 9 juin 2009 17:55

          Merci, Sébastien, pour la précision concernant les Finkelsztajn.
          Pour ce qui de commerces ouverts le dimanche, le quartier Saint-Paul est en effet l’endroit idéal.

          En attendant les nouvelles lois que nous concocte Sarkozy qui n’a, semble-t-il, pas renoncé à faire bosser les gens ce jour-là si l’on en croit certaines indiscrétions. Avec sans doute pour référence les magasins américains ou les Sainsbury anglais !


        • Vilain petit canard Vilain petit canard 9 juin 2009 14:04

          Merci Fergus, ça m’a rappelé ma jeunesse. J’habitais à 200 m au coin de la rue Vieille du Temple, et j’achetais mes olives à côté à la Mamounia rue des Hospitaliers Saint-Gervais (c’est devenu un restouille branchouille, je crois). Ce qui ne me rajeunit pas, mais les bons souvenirs, ça ne se refuse pas.


          • Fergus fergus 9 juin 2009 15:35

            Bonjour, Petit Canard.

            Malgré les transformations, cela reste un quartier très sympathique où il fait bon flâner. Personnellement, j’aime bien entrer dans la librairie du Temple, 52 rue des Rosiers, précisément à l’angle de la rue des Hospitalières Saint-Gervais, pour admirer leurs superbes caricatures de Juifs religieux mis en scène dans les situations les plus improbables (genre compétitions sportives ou groupe rock déjanté) ; ils ont aussi de superbes menorahs (pour les non-initiés : chandelier à 7 branches).

            Autre sujet de surprise pour les visiteurs du lieu : le contraste entre la rue des Rosiers et, dès la rue Vieille-du-Temple ou la rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie, les bars et les commerces gays. Décidément, les temps changent...


          • Fergus fergus 9 juin 2009 16:57

            Bonjour et merci pour cette photo de « L’as du falafel » dont je me suis évidemment inspiré pour mon « Palais du falafel ». Le plus étonnant est que cette queue n’a rien d’exceptionnel : chaque midi, nombre d’employés du quartier se retrouvent là à l’heure du casse-croûte.


          • Yohan Yohan 9 juin 2009 16:30

            Meric fergus pour cet article hors du ’temps" de l’actualité ;
            Le dimanche, je vais parfois y casse crouter d’un Falafel


            • Fergus fergus 9 juin 2009 17:18

              Salut, Johan.

              Un falafel si l’on a peu de temps, ou une petite bouffe ashkénaze un peu plus loin, chez Marianne, à l’angle rue des Rosiers et Hospitalières-Saint-Gervais. Une adresse d’autant plus remarquable qu’on y trouve non seulement de la nourriture pour le corps mais aussi pour l’esprit avec les citations philosophiques qui s’égrènent le long de la vitrine. Sympathique et chaleureux ! 


            • Fergus fergus 9 juin 2009 17:46

              Vous avez raison, OSS, c’est pourquoi j’ai parlé de « mezouzah oecuménique » dans l’article à propos de celle de Sarah Weissbrot fixée en biais par compromis entre la position séfarade verticale et ashkénaze horizontale.


            • Fergus fergus 9 juin 2009 18:54

              Moi non plus, mais cela fait partie du folklore. Comme d’affirmer, et certains le font sans rire, qu’un mariage mixte n’est pas entre juif et non-juif, mais entre ashkénaze et séfarade !


            • Fergus fergus 9 juin 2009 19:36

              L’essentiel est que la mariée soit jolie, possède le sens de l’humour et apprécie la musique klezmer. Le reste est sans grande importance, même si elle déteste la carpe farcie.

              A propos, blague féminine :

              - Qu’est-ce ti fait à manger cé soir ?

              - C’est rouge et ça sort dé l’eau.

              - Des Krévettes ?

              - Perdu. Des Krévisses ! 

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